Install this theme
Ruse de guerre

«Nous vivons là-dedans comme vous autres dans vos sapes et dans vos tranchées. On finit par tirer vanité d'un sous-entendu qui change tout, comme un signe négatif discrètement placé devant une somme; on s'ingénie à faire çà et là d'un mot plus hardi l'équivalent d'un clin d'œil, du soulèvement de la feuille de vigne, ou de la chute du masque aussitôt renoué comme si de rien n'était. Un tri s'opère de la sorte parmi nos lecteurs; les sots nous croient; d'autres sots, nous croyant plus sots qu'eux, nous quittent; ceux qui restent se débrouillent dans ce labyrinthe, apprennent à sauter ou a contourner l'obstacle du mensonge. Je serais bien surpris si on ne retrouvait pas jusque dans les textes les plus saints les mêmes subterfuges. Lu ainsi, tout texte devient un grimoire.»

(…)

«―Qu'est l'erreur, et son succédané le mensonge, poursuivit Zénon, sinon une sorte de Caput Mortuum, une matière inerte sans laquelle la vérité trop volatile ne pourrait se triturer dans les mortiers humains ?… Ces plats raisonneurs portent aux nues leurs semblables et crient haro sur leurs contraires ; mais que nos pensées soient véritablement d'une espèce différente, elles leur échappent ; ils ne les voient plus, tout comme une bête hargneuse cesse bientôt de voir sur le plancher de sa cage un objet insolite qu'elle ne peut ni déchirer ni manger. On pourrait de la sorte se rendre invisible.»

«Si je dis que trois font un ou que le monde fut sauvé en Palestine, ne puis-je inscrire en ces paroles un sens secret au-dedans du sens extérieur, et m'enlever ainsi jusqu'à la gêne d'avoir menti ? Des cardinaux (j'en connais) s'en tirent de la sorte, et c'est ce qu'on fait des docteurs qui passent maintenant pour porter un halo au ciel. Je trace comme un autre les quatre lettres du Nom auguste, mais qu'y mettrais-je ? Tout, ou son Ordonnateur ? Ce qui Est, ou ce qui n'est pas, ou ce qui Est en n'étant pas, comme le vide ou le noir de la nuit ? Entre le Oui et le Non, entre le Pour et le Contre, il y a ainsi d'immenses espaces souterrains où le plus menacé des hommes pourrait vivre en paix.»

―Zénon, dans L’Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar, I, La conversation à Innsbruck