December 17, 2010
Superproduction italienne : Paul Veyne met en scène son «musée imaginaire»

  • Paul Veyne, Mon musée imaginaire, AlbinMichel, 496pp., 38€.

Paul Veyne, honorable professeur honoraire au Collège de France, est un des plus grands historiens de l’antiquité romaine. Sa vision en cow-boy ne va donc pas de soi. C’est pourtant lui qui nous invite à cette jolie stupeur lorsque dans le prologue à son Musée imaginaire, il convoque la figure, à ses yeux déssillante, de Malraux et de ses «rodéos »dans l’histoire de l’art.Autrement dit, cinq siècles de peinture italienne (de Giotto à Tiepolo), «une épidémie de génie » qui se répand du XIVe au XIXe siècle, chevauchés sinon domptés par un cavalier inspiré. Cette anthologie en effet est une cavalcade et son cavalier éclectique, un sacré cavaleur.

Sous-bois. Sur le chemin de randonnée où Paul Veyne nous sert de guide accorte, chacun pourra, selon son gré, faire de temps à autre une halte, fatigué par quelque mobilisation de gai savoir, y revenir ultérieurement, ou, plus aventurier, quitter le sentier battu, battre la campagne, s’attacher aux arrière-pays d’un tableau, lorgner vers un sous-bois propice, le repos d’une clairière où soupire quelque guerrière, ou bien,ma foi, se perdre. Ce livre amoureux et bienveillant autorise que l’amour soit une perdition.On peut aussi, comme pour parer au plus pressé, se ruer aux chefs-d’oeuvre des chefs-d’oeuvre, aux tops du hit-parade, et se demander, animé d’une curiosité a priori malveillante, ce qu’on peut bien écrire qui n’ait pas été écrit sur le Printemps de Botticelli, la Création de l’homme de Michel Ange ou sur l’infernaleMona Lisa ? La surprise est totale, la malveillance déchue et le plaisir infini. La Joconde, ce que Paul Veyne y voit ce n’est pas tant la star que son derrière, la campagne «naturelle» qui la ceint et qui, à son «humble avis», fait de ce tableau un chef-d’oeuvre: «Ce paysage et ces chemins où aucun être humain n’apparaît, pas plus que dans ceux de Cézanne, sont un paysage intérieur, l’âme de l’héroïne du tableau (peut-être celle aussi du peintre lui-même). L’intériorité telle que la peint Léonard est plus subtile que les visages expressifs de Raphaël. Ce paysage est vaste; ampleurs de vue chez l’héroïne? Ampleur de son être plutôt. Paysage inhabité, non que l’héroïne soit solitaire ni secrète; mais, dans cemonde intérieur qui est le sien, elle est évidemment seule à être.»

Repu. Et le fameux sourire alors ? Nous accueille-t-il ou nous élude-t-il ? «L’un et l’autre: elle est aimable, tout en nous laissant comprendre qu’elle n’a rien à faire de nous. Elle se suffit, dis-je. Voilà tout le mystère. Et ses yeux! Ils ne vont pas jusqu’à semoquer de nous,mais enfin on voit bien que nous l’amusons.» Repu de renommées, on peut aussi fouiller d’autres foisonnements plus discrets, plus retirés. Parcourir par exemple les salles de son propremusée imaginaire pour transplanter ses boutures mentales dans le jardin d’un autre.

Tiens, tiens, voilà Le Titien. Et son portrait en 1540 d’un jeune Anglais. Veyne rappelle que l’historien de l’art Jacob Burckhardt n’avait jamais vu un visage aussi proche de la folie. Mais ajoute l’auteur, «il se pourrait tout simplement [le «tout simplement» est formidable, ndlr] que cet homme soit dépressif ; la dépression est unemaladie répandue, aujourd’hui définie par la sciencemédicale (même si le langage quotidien abuse dumot), mais qu’on n’a longtemps approchée que sous le nom de mélancolie.»

Et ce voyou de Caravage ? «Est-il seulement italien, ce peintre qui ignore la grâce, l’élégance et même le glamour ? D’où sort cette réalité qui s’impose à nous, mais qui ne repose sur rien et où tout n’est et ne sera jamais que faits divers, y compris l’Evangile, y compris la pire atrocité, y compris notre propre mort ?» Ces vertiges de nécessaire gravité ne chassent pas l’humour, bien au contraire. Le sourire, voire le fou rire, est pour beaucoup en embuscade dans les titres des notules accompagnant les reproductions de tableaux. La Vierge et l’Enfant de Filippo Lippi : «Au fond à droite, une apparition séduisante.» La Reine de Saba en adoration et ses suivantes de Piero della Francesca: «Une assemblée de géantes descendues du ciel» (dans le texte, il est question de leur solidité de menhirs). Présentation de la Vierge au Temple du Titien: «Une indifférence polie envers la religion.» L’Adoration desmages de Gentile da Fabriano: «Une superproduction luxueuse, luxuriante et séduisante.»

«Touriste». Même esprit de malice quand à propos du Portrait de Lucrezia Pucci Panciatichi de Bronzino, Paul Veyne ose juxtaposer à égalité de qualification, les jugements de deux autorités certifiées (Burckhardt et Jean Alazard) et celui d’un«touriste»: «C’est dur, sec, glacial, sans couleurs,même froides, c’est affreusement ressemblant, ce n’est donc pas de la peinture.» Qui est ce mystérieux touriste? Paul Veyne ou son double, un diablotin rieur ?

Son érudition est de cette même facture souriante lorsqu’elle tend lamain à tous ceux qui n’auraient pas forcément en tête les moult métamorphoses de Jupiter, les épisodes parfois cocasses de la vie de sainte Ursule, ou en main le trousseau des nombreuses clefs permettant d’ouvrir la porte des poesia, ces tableaux, généralement de commande, dont il fallait s’être fait raconter le sujet, si on voulait les comprendre. Pour l’exemple, la Vénus du Pardo du Titien qui «ne concerne ni Vénus, ni Jupiter, ni Antiope»mais rappelle, comme l’écrivit Stendhal, que «l’amour et la forêt vont ensemble». Autant de cours (de catéchisme, demythologie, de divination) qui ne sont pas des leçons mais des dons, des transmissions. L’anthologie de Paul Veyne n’est évidemment pas un résumé de cinq siècles de peinture italienne. C’est plutôt, au sens musical, une suite de beaux tableaux et surtout, leur donnant le bras, une fugue de textes qui sont comme ce que Veyne écrit de Véronèse: un rayonnement de plaisir, un bonheur de penser et de vivre.

Gérard Lefort

—-

Libération, jeudi 16 décembre, 2010