March 3, 2011
Bergson à toute heure : La première édition critique desoeuvres du penseur du temps s’achève par les «Ecrits philosophiques»

Par Robert Maggiori

  • Henri Bergson, Ecrits philosophiques, Edition critique réalisée par Arnaud Bouaniche, Elie During, Arnaud François, Frédéric Fruteau de Laclos, Frédéric Keck, Claire Marin, Camille Riquier, Guillaume SibertinBlanc, Ghislain Waterlot et Frédéric Worms, PUF, 1032 pp., 25 €.
  • Collectif, Lire Bergson, Sous la direction de Frédéric Worms et Camille Riquier, PUF, 200 pp., 13 €.

Peut-être est-ce Bergson, ou Jankélévitch parlant de son maître, qui a suggéré que tout grand philosophe n’a en fait qu’une seule chose à dire, une chose que toute sa vie il enveloppe, explique, décline, peaufine, corrige, développe.On se demande quelle serait cette «chose» pour Henri Bergson luimême. Ira-t-on la chercher du côté de sa conception de la liberté, qui pose que «nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’oeuvre et l’artiste » ? Du côté de la différence entre mémoire-habitude etmémoire-souvenir, l’unemémoire du corps, faite d’automatismes acquis, qui adapte nos réactions aumilieu, l’autre pure représentation du passé, qui s’abstrait de l’action présente?De la distinction entre le clos et l’ouvert ? Entre sociétés fermées (où la morale est celle de l’obligation, garantissant la solidité du groupe, et la religion celle des rites, des superstitions ou des mythes protecteurs) et sociétés ouvertes (où lamorale, absolue, fait agir dans l’intérêt de l’humanité entière, où la religion,mystique, insère l’homme dans le dynamisme créateur de la vie)? Sans doute des spécialistes citeraient-ils la notion d’intuition, l’élan vital, la différence entre intelligence et instinct («Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait; mais il ne les cherchera jamais»). Si l’on voulait circonscrire ce qu’on ne trouve que «chez» Bergson, et qui définit sa singularité, on ne pourrait pas, cependant, ne pas reprendre cette proposition par laquelle le philosophe, pressé par ses auditeurs du Collège de France, résuma un jour sa pensée: «J’ai dit que le temps n’était pas de l’espace.»

Conscience. Truisme ? Chacun ne sait-il pas d’emblée que «le temps n’est pas de l’espace», que les allers-retours dans le temps sont aussi impossibles que sont possibles les allers-retours dans l’espace ? Pourtant, si c’est une thèse, convoquant la notion de durée vécue et l’opposition entre qualitatif et quantitatif, on s’aperçoit qu’elle change tout. Bergson l’expose en 1889 (il a alors juste 30 ans) dans son premier livre, reçu immédiatement comme un événement philosophique: l’Essai sur les données immédiates de la conscience. La notion de durée qu’il introduit – à savoir le temps qualitatif de la conscience, distingué du temps quantitatif, divisible, juxtaposable, spatialisé donc, de la physique – lui permettra de renouveler tous les problèmes qu’il rencontrera à l’intersection de la philosophie et des sciences de son temps.

C’est par le rappel de ce «principe des principes» – «le temps n’est pas de l’espace» – que s’ouvre Lire Bergson, dirigé par Frédéric Worms et Camille Riquier. Le livre, d’«apprentissage», vaut évidemment par lui-même, et contient des contributions éclairantes, sur certains «éléments de sociologie bergsonienne» («Le rire comme fait social total», Guillaume Sibertin-Blanc), les rapports du bergsonisme à la philosophie analytique anglo-saxonne (Frédéric Fruteau de Laclos) ou l’apport de Bergson à l’analyse de la «société du risque» théorisée par Ulrich Beck (Frédéric Keck).Mais il a un autre sens, et joue, si on peut dire, comme le «pot» que l’on prend entre amis pour fêter la fin d’une belle entreprise. Lire Bergson est comme une façon de«marquer le coup», à savoir le travail d’une bande de jeunes philosophes (Arnaud Bouaniche, Elie During, Stéphane Madelrieux, Arnaud François, Frédéric Fruteau de Laclos, FrédéricKeck, Claire Marin, Camille Riquier, Guillaume Sibertin-Blanc, Ghislain Waterlot) qui, sous la houlette de FrédéricWorms, a mené à bien l’opération «Le choc Bergson»: la publication des 9 volumes de l’édition critique de ses OEuvres. Les premiers volumes sont parus en 2007, le dernier, coïncidant avec le 70e anniversaire de lamort du philosophe, est publié aujourd’hui : Ecrits philosophiques.

L’année 2011 est annoncée comme l’«année Bergson» et sera célébrée par nombre de manifestations et colloques. L’événement, c’est cependant cette première édition critique, publiée directement en poche («Quadrige»), avec, cerise sur le gâteau, les étonnants Ecrits philosophiques qui, publiés en dehors des livres de Bergson, courant de 1889 à 1939, contiennent des discours, des conférences, des rapports, des correspondances (les lettres à Jankélévitch sont émouvantes, en ce qu’elles laissent deviner la «maturation» du destinataire, jeune disciple admiratif traité peu à peu en égal).

Mais lamême joyeuse équipe tenait certainement à ce que le «choc» fût encore plus retentissant, car, à peine l’édition critique achevée, ils ajoutent un bonus: ils publient, conjointement aux Ecrits philosophiques, en fascicules séparés (1), avec avant-propos, présentation et dossier critique, les «essais en conférences» que Bergson avait recueillis dans l’Energie spirituelle et la Pensée et le mouvant.

Attrait immédiat. On a du mal à réaliser la gloire que Bergson, prix Nobel de littérature en 1928, connut en son temps. Sa philosophie se retrouva à l’arrièreplan lorsque dominaient les -ismes, du structuralisme au marxisme. Mais, perçue dès le début dans sa nouveauté par Vladimir Jankélévitch, réactivée dernièrement par Gilles Deleuze, elle n’a jamais cessé, fût-elle prise «en un complexe de ruptures et de reprises, de parricides et de filiations», d’être «la trame souterraine» de l’histoire de la philosophie du XXe siècle. Bergson suscite un attrait immédiat, parce que dans ses livres, il parle la langue de tout le monde, se sert d’exemples et articule toujours «les enjeux les plus métaphysiques aux expérimentations les plus immédiatement accessibles», boire un verre d’eau, rire, se souvenir, lever un bras, apprendre une leçon par coeur.

Si les craintes demeurent, que l’on pénètre «chez» Henri Bergson par la lecture de l’un des volumes publiés aujourd’hui, par exemple la Conscience et la Vie, où l’on trouvera aussi l’une de ces «choses» qui, ôtées, feraient s’écrouler toute sa pensée: «Lamatière est nécessité, la conscience est liberté ; mais elles ont beau s’opposer l’une à l’autre, la vie trouve moyen de les réconcilier. C’est que la vie est précisément la liberté s’insérant dans la nécessité et la tournant à son profit.»

(1) «LaConscience et la vie»; «l’Intuition philosophique»; «la Perception du changement»; «Sur le pragmatisme de William James»; «Introduction à la métaphysique», PUF.
Paraît aussi, d’Anthony Feneuil, «Bergson–Mystique et philosophie», PUF, 182 pp., 12€.

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Libération, jeudi, 3 mars, 2011