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Une histoire à suivre au jour le jour

@cequilaimait / cequilaimait.tumblr.com

Venez découvrir une histoire, celle de deux frères, en cours d'écriture. Qui sait où cela va nous mener ?
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PictureS[...] – 10. Photo N°10 – Camille et Cléo

Cléo,

Mon Cléo, Cléochou, Cléclé…

Mon connard de merde que j’aime,

J’ai essayé de t’appeler ce matin, mais cela devait encore être la nuit pour toi. Alors à la place, j’ai décidé de t’écrire. Partant sur un e-mail, j’ai finalement opté pour une lettre manuscrite que je scannerai et t’enverrai. Depuis qu’on se connait, j’ai trop peu pris le temps de me poser et de réfléchir. Là, seule devant le papier blanc, je peux enfin. Je respire. C’est fou tout ce que je n’ai pas pu dire, et dont les idées me viennent en tête. C’est fou aussi comme je t’aime, plus de deux ans après m’être abandonnée pour la première fois dans tes bras. Je ne peux pas le nier. J’ai changé. Toi aussi. Pour le mieux.

Mais avant tout cela, la raison de mon coup de fil. JE L’AI ! Mention Très Bien ! Si tu savais à quel point cela me rend heureuse ! Enfin, pas d’avoir eu mon bac avec les honneurs. Ça, quand même, j’ai bossé pour et je ne suis pas encore trop conne. Mais ce précieux sésame représente surtout le début d’une nouvelle vie pour moi ! Enfin, terminé le lycée, je n’en pouvais plus ! Même si les toutes dernières semaines ont été étrangement plus agréables que les précédentes. Un autre a récupéré mon titre de paria. Je n’ai pleuré ni sur le rejet de ses potes qui avaient peur d’être mêlés à ses conneries, ni sur son renvoi. Mes larmes, je les ai gardées pour le mur sur lequel vous aviez dessiné. La pluie est arrivée, les couleurs se sont mélangées puis dissipées, et tous sont passés à autre chose.

Dès l’année prochaine, je serai donc en prépa. Dans la même que toi, avec juste un an de moins. Enfin qui sait, si tu foires tes concours et retentes ta chance encore une fois, peut-être finirons nous un jour dans la même classe !

En attendant, je suis passé à la coloc hier. Fabien et Mikaël ont l’air ravi que je vienne m’installer avec vous. Pour rire, ton barbu a dit que cela fera un peu de présence féminine ! Comme à son habitude, Mika a un peu râlé. Depuis qu’il a fini les cours, il est intenable et se fait chier comme ce n’est pas permis. Le fait de ne plus avoir d’excuses pour grogner le mets de mauvaise humeur ! Mais il s’est montré gentleman et a tenu à porter mes paquets dans ta chambre. Notre chambre, en fait. J’ai encore un peu de mal à m’y faire.

Pour mon père aussi, c’est dur. Il ne s’attendait pas à ce que son oisillon quitte aussi tôt le nid. Mais il s’est résolu à m’écouter. Vu tout le boulot qui m’attend, il est plus sage que j’aille habiter près de la prépa pour ne pas perdre de temps en transport. Et vu qu’il n’était pas question qu’il me laisse seul ou en internat, il ne pouvait que me confier à toi. Il te fait confiance et sait que tu sauras veiller sur son bébé, comme tu l’as toujours fait avec passion depuis la première fois que tu m’as embrassée. Je me fais juste un peu de soucis pour lui. Même si nous ne serons qu’à quelques kilomètres l’un de l’autre, il n’a jamais été seul depuis qu’il a épousé maman. Il n’a que moi, et j’ai l’impression de le laisser derrière. Je m’en veux et me sens égoïste. Même s’il cherche à me rassurer en disant que ce n’est rien et qu’il continuera à me préparer mon traitement et à manger dans des Tupperwares, je sens qu’il va horriblement se faire chier l’année prochaine. Peut-être qu’en passant à la colocation m’apporter des choses toutes les semaines, il croisera la mère de Mika ? C’est bien parce que son mari l’a quittée il y a des années qu’elle se comporte ainsi comme une poularde enragée avec son gosse ! Deux célibataires n’ayant que les gosses en tête, si Mika et moi voulons avoir un peu d’air, il faut absolument qu’on les fasse se rencontrer !

Tu peux être rassuré quand même : tes colos me chouchoutent déjà. Je suis sûr qu’on va s’éclater cette année tous les quatre, lorsqu’on ne travaillera pas comme des ânes. Jeux vidéo, pizza, et pour nous deux, sexe à volonté ! D’ailleurs, à ce sujet, tu ne crois pas qu’il serait tant qu’on dépucelle Mikaël ? Je veux dire, ce n’est plus un petit bébé de première année de prépa maintenant. C’est un grand bébé qui passe en deuxième année ! Si tu veux, tu lui diras que je veux bien faire la fille ! J’en suis quand même un peu une, même si ce que j’ai entre les jambes risque de lui faire un poil peur… Ce qu’ils peuvent être craintif, ces puceaux hétéros cisgenres !

En parlant de cul, Margot a réussi à convaincre Kenna de prendre un verre avec nous un soir ! Un verre un peu alcoolisé, histoire de faire monter la température… Il veut bien essayer des choses pour lui faire plaisir et ne pas mourir idiot, et j’ai tellement parlé de toi en bien que t’es réquisitionné. Miam. Sérieux, s’il aime bien avec toi, j’veux l’prendre aussi ! Que j’ai pas gardé mon gode ceinture cent pourcent naturel entre les jambes pour rien ! Même si vous ne vous connaissez pas encore, je suis sûr que tu vas l’adorer. Moi aussi, au début, j’avais des doutes et des préjugés, je lui prêtais de mauvaises attentions. Mais Margot avait raison. C’est un type bien, tout simplement, et il l’a prouvé en s’occupant d’elle, en souriant et en me soutenant au lycée, sans rien attendre d’autre en retour que mon amitié. Jusqu’au bout, s’impliquant dans ton plan dès que sa copine lui en a parlé. Si vous vous appréciez, il faut vraiment qu’on fasse ce que Margot a proposé : une petite semaine tous les quatre dans les landes. Cela nous fera respirer avant la rentrée.

Voilà, ça, c’était pour la bonne nouvelle. J’aurais tellement voulu te l’annoncer en criant comme une folle au téléphone ! Mais il faut que je m’y fasse, dès qu’il est question de ta sœur, tu te fais manipuler par le bout du nez ! Je n’en reviens pas qu’elle ait réussi à te convaincre aussi facilement de passer quelques jours au Canada à la recherche d’un appartement pour l’année prochaine alors que tu te remets à peine de ta côte fêlée. Enfin, vu ce que tu m’as mis juste avant de partir, je pense que tu allais plutôt bien. J’en ai encore des frissons dans les jambes. On recommence quand tu veux. Ou quand je veux. C’est-à-dire dès ta descente d’avion, dès que je t’aurais sauté dessus.

J’en ai parlé hier à Gabriel, du désir d’émancipation de Cléa. Je crois qu’il ne s’en est toujours pas remis ! Se faire jeter comme une chaussette sale quelques semaines à peine après avoir accepté de se remettre avec elle malgré la distance Paris-Lyon ! Et d’un coup, c’est elle qui lui balance que Paris-Montréal, ça n’allait pas le faire et qu’il valait mieux qu’ils restent bons amis très intimes. Même s’il dit le contraire, je suis sûr que cet idiot en a pleuré. Là, pour le coup, elle s’est bien vengée ! Comme femme, je l’admire, ta sœur. Elle arrive à avoir la classe, à s’assumer et à briller sans avoir à rester dans l’ombre des hommes. Même si continuer ses études dans une école d’art au Canada ressemble un peu à un coup de folie, je suis sûre qu’elle avait planifié son coup depuis des mois ! Sinon, elle n’aurait jamais été acceptée. Mais du coup, hier, Gabriel m’a annoncé qu’il s’en foutait, preuve le connaissant qu’il est fou furieux et qu’il finira par la récupérer, même si ça prend des années. En revanche, en attendant, si j’avais un conseil pour les demoiselles parisiennes, c’est de se planquer. Ce coquin m’a balancé avant de se déconnecter qu’il allait bien en profiter !

… Je te jure Cléo, si un jour, tu me fais un coup pareil, je te coupe les couilles et j’en fais du hachis. Tu sais que j’en suis capable. Quand il est question de couper des couilles, je suis toujours sérieuse…

… Enfin, pour les miennes, on va attendre encore un peu. Je ne suis pas pressée de me faire une vaginoplastie. Je ne suis même pas sûre d’en avoir envie. Je veux dire… C’est une question d’identité. Qui suis-je ? Après ma folie sur le pont, j’ai passé beaucoup de temps à y réfléchir. Sur mon bulletin d’inscription en prépa, je me suis résolu à ajouter une case « autre » à côté du genre. Je ne veux pas de nom à ce que je suis. Le genre n’est pas une case. C’est une échelle. On peut se situer tout au bout, à gauche comme à droite, comme au milieu, ou n’importe où ailleurs. À trop chercher à s’enfermer à travers le regard des autres, on en oublie de s’observer soi-même. Ni homme, ni femme, j’appartiens à mon troisième genre à moi, qui n’appartient qu’à moi, avec un corps et un esprit féminin, mais avec un petit quelque chose de masculin, trahissant un passé, une histoire, une identité. Ce Camille que Maxime chérissait. Son frère qu’elle aimait, qui cherchait à s’envoler, et que je ne pourrais jamais effacer, pas même d’un coup de bistouri.

La première fois que tu m’as vue, Cléo, j’étais habillée en fille. Je t’ai plu, je le sais, alors que de mon côté, j’étais trop préoccupé ne serait-ce que pour avoir conscience de ta présence. Quelques jours plus tard, tu apprenais que j’étais biologiquement un garçon. Combien auraient fui sans chercher à comprendre ? Toi, tu as choisi une autre voie.

Celle du véritable connard lourd sans principe ni éthique. Ta manière naïve et maladroite de simplement me montrer que tu t’intéressais à moi. Il nous aura fallu tous les deux en chier avant de nous comprendre et de nous rapprocher. Mais le plus important dans tout ça, c’est que tu ne m’as pas jugée. Tu n’as pas fui ma différence. Tu t’es au contraire mis à l’aimer. Était-ce parce que ma monstruosité t’attirait ? Je l’ai cru, pendant longtemps. Je n’arrivais pas à m’enlever de l’esprit que, malgré tes petites attentions, tes baisers et ta douceur, je n’étais qu’un palliatif, qu’une névrose nécessaire pour en chasser une autre. Je t’aimais et pensais bien que tu m’aimais en retour, mais j’étais incapable de ne pas douter. De ne pas me répéter encore et encore « pourquoi » tu m’aimais. Ce que j’étais et représentais.

Je me trompais. Enfin, je pense. Tu n’étais pas attiré par le monstre que je suis, parce que tu ne m’as jamais considérée comme en étant un. Tu l’étais par autre chose que je ne voulais pas entendre, alors que tu me le répétais encore et encore. Mon courage ? Ma personnalité ? Mes lèvres ? Ma douceur ? Mes yeux si bleus qui se marient si bien au gris des tiens ? Il aura fallu que je pette un câble pour le comprendre. Alors même que j’étais incapable de m’accepter pleinement, toi tu l’as fait, sans rien demander d’autre qu’un sourire. Quelle idiote j’ai été de prendre autant de temps à le comprendre. Je me posais des questions car je voulais te plaire, j’ai eu des doutes sur notre couple alors que toi tu le trouvais tout à fait normal. J’ai pleuré alors que tu ne cherchais que mon bonheur. Que veux-tu, si tu es tombé amoureux d’une conne ?

Cette année, tu m’auras aidé à prendre une décision capitale pour que je puisse enfin me sentir bien dans ma peau. Tu m’auras aidée à embrasser mon ambiguïté au lieu de la fuir, à accepter cette dualité au fond de moi, à assumer cette féminité qui me caractérise et que j’ai besoin de montrer et de ressentir. Je croyais que les oiseaux n’étaient libres que lorsqu’ils s’envolaient. Toi, tu m’as ouvert ta cage, symbolisée par tes bras. Ils m’ont rendu plus libre que je ne l’avais jamais été.

Tu as pu t’en rendre compte. Mon corps s’est transformé petit à petit sous l’effet de mon traitement. Je suis plus fine, moins droite, mon visage s’est encore adouci et j’ai enfin des boobs. Bon, ils restent modestes, forcément. Pour arriver à ce que je vise, je n’aurais pas le choix que de passer par la chirurgie. Je te promets de rester mesurée. Pas question de jouer les Lolo Ferrari. Juste de trouver le bon équilibre pour être bien dans ma peau, dans ce corps hybride qui est le mien. Toute la question pour moi était d’accepter pleinement le fait d’être non genré et d’assumer à la fois mon origine masculine et mon orientation psychologique féminine, ce qui me poussait à accorder mon physique à cette réalité.

Aujourd’hui, en me regardant dans une glace, j’arrive à me dire oui. Je ressemble à une femme. J’en suis une, à un petit détail près que tu sembles toujours chérir. Je n’ai plus honte de ce que je suis, de ce que je veux être. J’apprends à aimer mon corps, et c’est une sensation incroyable. Je n’ai même plus peur de le montrer tel qu’il est. Je t’autorise à le photographier autant que tu veux, habillé de mes plus folles tenues et robes ou non. Au quotidien, au naturel ou mise en scène. Nu si tu veux. J’accepte même que tu montres les clichés, que tu les affiches et que nous les revendiquions.

Combien de personnes dans le même cas que moi souffrent ? Du regard des autres et de leur incompréhension ?

Combien souffrent plus encore de leur propre regard et de leur propre incompréhension ? Combien se détestent simplement parce qu’ils ne se comprennent pas, et parce qu’ils n’ont jamais eu autours d’eux des amis, proches et amant pour les aimer et leur apprendre à s’aimer ?

Je veux que mon tatouage soit vu, comme il s’est affiché sur le mur du lycée. Qu’il ne soit pas que la destructuration d’un symbole sec et revendicatif, mais la marque d’une complexité qui s’ouvre et va au contact des autres. Je veux que les gens comprennent ce que moi-même j’ai été incapable de comprendre pendant trop longtemps. Que nous sommes tous normaux. Que le problème ne vient pas de notre cerveau ou de notre corps, mais simplement des définitions qu’on s’impose. Je veux être belle, avec un petit quelque chose de beau. Je veux que mon corps brille à travers tes yeux et ton talent. Je veux qu’on le fasse ensemble. Je veux être libre, et partager cette liberté avec le monde entier.

Et pour ceux qui ne sont pas contents, je veux bourrer des pifs, comme l’aurait fait ma sœur.

Je n’arrive toujours pas à écrire certaines choses. Les mots restent bloqués au bout de ma plume. J’aimerais pouvoir hurler que je ne l’ai pas tuée. Que c’était un accident. Que je n’ai pas volé sa vie. Nier tout ce que l’autre salaud m’a envoyé à la tronche et m’a fait perdre les pédales. Parce que je sais que c’est la vérité. Que Maxime m’aimait. Qu’elle aurait tout fait pour me protéger. Qu’elle m’aurait soutenue et qu’elle avait compris, bien avant moi-même, qui j’étais.

Mais même si je ne suis pas encore capable de terminer mon deuil, il y a une chose que je peux faire. Que je dois faire. La rendre fière. Et c’est sans larme et enfin avec un sourire que je le dis, Cléo. Je veux rendre fière ma sœur. Je veux te rendre fier aussi. Comme mon père, comme tous nos amis, anciens et nouveaux. Après ton bac, nous avons gardé proche de nos cœurs certaines personnes qui se sont éloignées de nos yeux. Mais toi avec Fab et Mika, moi avec Kenna, nous nous sommes liés. Nous avons noué de nouvelles amitiés. Nous avons fait des rencontres, et nous en avons pourtant encore tant à faire…

Bon, j’écris, j’écris, et l’heure tourne. Tu devrais bientôt être réveillé, maintenant, je vais essayer de te rappeler. J’ai envie d’entendre le son de ta voix. Je n’en peux plus de trépigner sur place, il faut que je te partage mon bonheur au plus vite ! Et qu’on se perde ensemble dans nos pensées.

Quand tu liras cette lettre, peut-être aura tu envies de rire, de sourire ou de pleurer. Peut-être te retiens-tu et me traites-tu de crétine dans un coin de ta tête.

Alors une dernière chose.

Merci Cléo. Merci de m’aimer. Merci d’exister et d’être le garçon génial que tu es. On ne te le dit sans doute pas assez. Je ne te l’ai pas assez dit. Tu ne te l’es pas assez dit, surtout. Je sais ce qui te ronge. Je sais ce que tu as fait avant de me rencontrer, ce qui t’es arrivé, ce que tu as traversé. Tu n’as que dix-neuf ans, mais tu te comportes toujours comme si tu devais porter sur tes épaules tout le poids du monde. J’admire ton courage. Je veux simplement le porter avec toi. Ensemble. Je t’aime, Cléo. Je t’aime comme je n’ai jamais aimé. Pas d’une passion adolescente folle et ardente, pas d’un attachement ayant traversé les années, pas comme on peut communément aimer.

Je t’aime comme seule Camille peut aimer Cléo. Comme seule moi peux te comprendre. Et même si je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. Même si un jour on ne se supporte plus et si nous passons tout notre temps à nous engueuler, je t’aime, et je t’aimerai toujours de cette petite lueur. Celle venant du cœur de l’oiseau que tu as sauvé, celui qui se croyait capable de battre des ailes alors qu’il ne savait pas encore voler.

J’ai encore en tête le nom d’un de tes clichés. « Première photo volée de ma femme ». Pour cela, il faudra encore que je réalise quelques démarches administratives afin que l’État accepte ma réalité. Mais j’accepte de l’être. Ta femme, ton époux, ton tout. Quand ? Je ne sais pas. Mais un jour, ça c’est sûr. Parce que je t’aime et t’appartiens, comme tu es mien.

Prends bien soin de toi, mon petit Cléo, occupe-toi bien de ta sœur et ramène-moi de nombreuses photos.

Je t’attendrai avec mon père à l’aéroport à ton retour, je te serrerai alors dans mes bras.

J’ai hâte.

Ton petit ami, ta femme,

Camille.

****

Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°10

Nom de la photo : « Camille et Cléo »

Effet : couleur naturelle

Lieu : à l’aéroport

Date : lors de mon retour du Canada, en juillet.

Composition : Camille se jette sur moi et m’embrasse fougueusement. J’ai juste eu le temps d’éloigner l’appareil de mon cou et d’appuyer sur le déclencheur pour capturer nos retrouvailles et notre étreinte. Ce baiser un peu fou… Je l’aime tellement fort. Et il me reste tellement de photos à prendre…

Fin

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PictureS[...] – 9. Photo N°9 – Opération « Amazing Grenadine »

« Bon, entrez, et soyez discrets. Je ne veux pas que les voisins appellent la police parce qu’il y a du mouvement au lycée un dimanche après-midi… »

Musquet ne faisait pas le fier en entrebâillant la lourde porte du bâtiment à la fine équipe. C’était la première fois qu’il outrepassait à ce point le cadre de ses fonctions. Il assumait. Ces derniers jours, une colère froide l’avait gagné. Contre la cruauté de certains élèves, contre l’injustice dont il se sentait le symbole, contre sa hiérarchie, surtout, qui avait refusé de le suivre, malgré le soutien d’un petit groupe de professeurs mené par sa compagne. La scène s’était passée dans le bureau du directeur. Ce dernier, malgré son air sincèrement désolé, n’en était pas resté moins ferme et intransigeant :

« Oui, je comprends qu’un de nos élèves a essayé de se foutre en l’air hier. J’ai compris ! Et oui, je sais que c’est la faute du jeune Alec Texier. Mais que voulez-vous que j’y fasse ? Personne ne peut affirmer qu’il ait touché à cette foutue boite, et jusqu’à preuve du contraire, c’est lui qui s’est fait agresser et taper dans la cour ! Il n’a fait que répondre avec des mots. J’ai eu une crise de ses parents au téléphone ce matin qui menacent de porter plainte, je ne vais pas convoquer un conseil de discipline pour me ridiculiser encore plus ! Oui, c’est grave. Mais il ne reste que quelques semaines de cours avant que ces gamins dégagent, alors foutez-moi la paix ! À moins de me sortir un élément concret contre lui, l’affaire est close ! »

Le CPE avait beau avoir essayé de peser de tout son poids, il n’avait pas été écouté. Même la menace de poser sa démission n’avait pas ému plus que cela son supérieur. Il y avait plus grave dans la vie, comme son budget de plus en plus dur à tenir ou ses relations délétères avec le rectorat. Abattu, Musquet avait passé sa soirée à se morfondre de son impuissance sur l’oreiller, conscient qu’à par gueuler sur les jeunes, il ne servait pas à grand-chose. Ce fut à ce moment-là que sa compagne, professeur de Philo et de Français de son état, lui chuchota une solution. Celle qui marchait toujours quand c’était la merde et que les adultes étaient dépassés : laisser son fils foutre le bordel.

Alors certes, Gabriel n’était plus lycéen depuis la fin de l’année dernière et il n’avait donc aucune raison de se mêler des affaires du l’établissement, mais il était plutôt très bon ami avec l’élève qui avait manqué de se jeter d’un pont. Cela l’avait motivé à passer plusieurs heures sur Skype avec toute sa bande pour échafauder le plan parfait afin de se venger du salopard, et ce sans porter atteinte à son odieux visage ou à son intégrité. Un plan naturellement basé sur l’art – on ne se refaisait pas – mais qui nécessitait, si ce n’était l’intervention, au moins la bienveillance d’un adulte infiltré.

Renée avait naturellement commencé par engueuler son fils, avant de lui laisser une chance de présenter ses idées et de la convaincre. Comparé à d’autres conneries qu’il avait pu faire, celle-ci semblait assez mesurée. Elle voulait bien en parler à son conjoint, mais si son gosse tenait tant à passer le week-end à Lyon pour foutre le boxon, il devrait se démerder pour se payer son billet.

Ce fut donc ainsi que Gabriel pénétra les portes du lycée le dimanche suivant, en compagnie de toute sa bande. Avec lui, il avait ramené Cléa et Cléo, accompagné de ses deux colocataires sommés de suivre le mouvement sans se plaindre. Mikaël s’en était immédiatement plaint. Suivre le mouvement, il voulait bien, mais si on lui interdisait de grommeler, il prévenait, c’était sûr que ça lui donnerait envie de râler.

Malgré les apparences, Gabriel n’était pas l’instigateur du plan « Amazing Grenadine », même s’il en avait dessiné les principaux contours. Cléo était venu le chercher, le soir après l’incident. Une fois Camille confiée à la surveillance de son père, le préparationnaire s’était enfermé dans sa chambre pour réfléchir. Il avait promis une vengeance exceptionnelle. Mais à part balancer le connard d’un pont – ce qui était exclu à cause des conséquences désagréables que cela pouvait entraîner vis-à-vis de la justice –, il ne voyait pas comment faire. Pire encore, il s’était juré de ne pas faire usage de violence, tout du moins physique. Il y avait bien assez goûté comme cela pour avoir envie d’y replonger. Au point mort, il s’était finalement décidé à contacter l’ex de sa sœur pour lui présenter la situation. À l’écoute du résumé de cette impitoyable journée, la gorge de Gabriel s’était serrée et son regard bleu maya s’était assombri. Jamais l’année précédente, avec toute la bande dans les murs, cela n’aurait été possible. Ils n’auraient jamais laissé faire. Sauf que, pour vivre chacun leur vie, c’était comme s’ils avaient abandonné Camille à son sort. Même s’ils n’y étaient pour rien, ils avaient leur petite part de responsabilité. Ce qui justifiait tout à fait l’ouverture d’un groupe Facebook pour discuter avec tous ceux qui se sentaient concernés des suites à donner à l’affaire.

S’asseyant avec toute la troupe devant le mur blanc qui devrait leur servir de toile, Gabriel s’adressa à Cléo et lui demanda s’il était toujours d’accord ? Ce plan nécessitait qu’il donne un peu de sa personne. Le jeune préparationnaire acquiesça. Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne voyait pas d’autres solutions. Et puis, c’était normal. C’était à lui de venger Camille, et donc à lui de prendre les risques. Il fallait que tout soit en place pour le retour en cours lundi de la lycéenne, après une semaine au repos forcé. Il était de toute manière trop tard pour reculer. Cléo donna le top départ :

« On y va ! »

À ces mots, Gabriel sourit et revissa sa casquette rouge sur sa tête, puis sortit de son sac de grandes feuilles sur lesquelles il avait dessiné les différentes étapes pour la réalisation de son œuvre. Enfin, il s’adressa à toute l’équipe pour expliquer une dernière fois ce qu’il avait en tête et distribuer les taches :

« L’idée est de profiter de ce magnifique mur blanc sans fenêtre pour faire passer un message. C’est un truc qui marche assez bien, j’avais déjà essayé en quatrième où j’étais à l’époque, il y en a qui s’en souviennent encore. Moi, je m’occupe en priorité des grandes formes du dessin. Cléa, je te laisse le décor et le fond, lâche-toi, je veux que ça pète bien. Cléo, tu t’occupes de remplir les zones que je t’indique, sans dépasser. Fabien, tu nous réapprovisionnes en flotte, en gâteaux, en matos et tu aides Cléo. Mikaël, tu poses ton cul sur les marches, tu révises tes cours et tu ne fais pas chier… »

Chacun leur tour, répondirent « Roger », la main droite contre leur tempe. Sauf Mika, qui hurla à la place un « Hein ? Mais pourquoi m’avoir fait venir, bordel, si je ne sers à rien ! »

« Tu ne sers pas à rien ! », le consola Cléo en le prenant dans ses bras comme une peluche, avant de le tirer du bras vers les marches où il était destiné à passer l’après-midi. « Tu fais le blond. C’est important, un blond. On a toujours besoin d’un blond dans les parages quand on fait ce genre de conneries. Et notre blond d’origine était trop occupé pour descendre, alors tu le remplaces. Oh, Gaby, regarde, il fait la même tête que l’autre quand il boude ! C’est marrant ! »

Furieux d’être pris pour un gosse doublé d’un imbécile, Mikaël finit tout de même pas s’assoir et sortit de son sac ses cahiers ainsi qu’une gourde avec une paille, comprenant un bon litre de jus de pomme maison. Dans un certain sens, cela ne le dérangeait pas vraiment d’avoir un peu de temps libre pour réviser ni de le faire en extérieur, sous un rayon de soleil.

Enfin, la fine équipe put se mettre au travail. L’ambiance oscillait entre tendue et bonne enfant. La faute peut-être à Cléa, qui avait juré de tuer Gabriel s’il refoutait les pieds à Lyon après qu’il ait osé lui fausser compagnie pour une autre lors du vernissage de son exposition, en décembre dernier. La jeune femme avait tout le nécessaire sous la main pour réaliser son plan de vengeance, mais son frère lui avait intimé de n’étranger Gabriel qu’après la fin de l’opération, et pas avant.

L’autre raison de cette tension perceptible était naturellement la présence de Musquet, qui faisait les cent pas entre les artistes en herbe, ce qui avait le don de stresser Gabriel. Et puis, forcément, avoir l’autorisation de faire le con, c’était tout de suite moins drôle que lorsque c’était transgressif. De fait, il était simple de comprendre pourquoi le jeune artiste faisait la moue et ne profitait pas complétement du moment. Les encouragements et exigences du CPE rendaient la chose pire encore :

« Allez, lâche-toi Gabriel. Et sois un peu content, c’est la première et dernière fois que je te dis ça ! »

« Mouais… », grommela le grand adolescent en essayant de se concentrer sur son tracé.

« Quoi, qu’est-ce qui ne va pas encore ? Allez, accouche. »

« Non, non, rien…. C’est juste que… réaliser une fresque artistique qui claque avec de la PUTAIN DE CRAIE INDUSTRIELLE, c’est lourd. Vraiment. »

Ah ça, Musquet n’y pouvait trop rien. Il ne tenait plus tant que ça à pointer à pôle emploi. Du coup, en acceptant d’ouvrir les portes à Gabriel, il avait imposé une condition sine qua non : tout devait pouvoir s’effacer et ne laisser aucune trace. L’installation était temporaire et avait pour but de faire réagir sur le moment, pas de devenir un lieu de pèlerinage. Tapotant sur l’épaule du fils de sa petite amie, l’adulte lui rappela très fermement le contexte de toute cette opération :

« N’oublie pas que je risque ma place en te laissant faire. Et si je te laisse faire, ce n’est certainement pas parce que je cautionne tes conneries, mais parce que le proviseur manque cruellement de couilles. »

« Ouais, bah n’empêche, ça me saoule quand même ! »

Heureusement, malgré les contraintes techniques, l’œuvre avançait plutôt vite. Admirant le résultat, Cléo se recula à plusieurs reprises pour photographier ses camarades au travail à l’œuvre ainsi que l’évolution du mur. L’Operation Amazing Grenadine commençait à prendre forme sous ses yeux. Encore une fois, Gabriel s’était surpassé. Au centre, au premier plan, il avait reproduit à la craie noire le tatouage qu’il avait créé pour Camille. Ce symbole transgenre destructuré et stylisé qui rendait d’autant mieux qu’il s’affichait à la vue de tous. De part et d’autre, deux Camille nus dans un style particulièrement moderne et angulaire, peu détaillé, se faisaient face, dos à dos, de profil. Les traits étaient droits, directs, secs et tranchaient avec les courbes du logo. Le Camille de droite était masculin. Sa virilité jaillissant de ses cuisses et ses cheveux courts laissaient peu de doute à ce sujet. Celui de gauche, au contraire, affichait sa féminité, à travers des cheveux longs et une poitrine, seule ligne arrondie de l’ensemble. Les deux étaient calmes, paisibles, la tête légèrement penchée vers le bas et les yeux presque clos, comme s’ils étaient assoupis. Les couleurs éclataient. Cléo tapissait le fond de rose, de marron ou de jaune, Gabriel repassait ensuite avec le blanc et le gris pour lisser l’ensemble et appliquer ombrages et effets de lumières. Le rouge fut réservé aux lèvres. Le bleu au fond des yeux et aux larmes. Derrière, Cléa avait imaginé un décor fou et onirique, patchwork de toute ce qu’elle avait en tête. Enfin, la partie la plus importante se trouvait isolée dans un coin à droite, dans des proportions plus mesurées. Il fallait qu’elle soit visible, sans pour autant lui donner trop d’importance. Là était toute la subtilité de cette vengeance.

Gabriel avait adoré représenter la scène. Un jeune homme aux cheveux noirs et à la peau blanche maltraitait à l’aide d’un fouet le fessier endolori d’une garçon attaché nu, représenté avec des seins énormes et gavé d’hormones féminines à l’entonnoir comme une oie de grains. Les mots « œstrogènes », « lâche » et « Alec » offraient toutes les clés de lecture nécessaire. Le plus beau était que tout cela se volatiliserait une fois vue, la pluie prévue pour le lundi après-midi se chargerait naturellement d’effacer les marques de l’injure. Elle restait quand même signée et assumée. Cléo avait tenu que son propre prénom apparaisse au-dessus de sa tête, avec des cœurs censés prouver son amour et attachement pour la créature qu’il vengeait.

Sur les coups de dix-sept heures, Mikaël s’arrêta dans ses révisions pour proposer un verre à tous les travailleurs. Il avait encore deux thermos frais dans le sac et des verres en plastiques et il était sûr que les autres avaient chaud. Et puis, il fallait bien qu’il serve sérieusement à autre chose dans la vie qu’à suivre partout son coloc enjoué en short, qui de son côté s’amusait comme un petit fou. Pour le coup, même s’il avait plus l’impression de gêner qu’autre chose, Fabien était ravi d’être venu et d’assister en direct à une création gabrielesque. Finalement, tous acceptèrent chaleureusement la proposition du jeune préparationnaire. Mais au moment de servir Cléa, Mikaël ne put masquer l’embarra qui le fit rougir jusqu’au bout des oreilles en découvrant, le nez plongé dans son décolleté, que la jeune femme avait eu la flemme de mettre un soutient gorge. Habitués, ni Gabriel ni Cléo n’avait moufté. Les fous !  Elle était carrément belle. Enfin, pour lui qui ne s’était jamais vraiment posé la question, trop occupé à bosser et à nourrir sa passion débordante pour les sciences depuis son plus jeune âge, cette vision féminine l’émoustillait. S’en était presque perceptible à travers ses vêtements. En tous cas, ce le fut par Gabriel qui l’attrapa d’un coup sec par le haut du dos avant de le tirer quelques mètres sur le côté, contre le mur. Là, le fusillant du regard, il lui murmura à l’oreille des menaces qui firent frissonner et glapir le pauvre étudiant.

« Si tu ne veux pas te retrouver peint sur la fresque en train de te faire latter les couilles à coup de raquette de ping-pong par un des fruits que tu adores boire, t’es prié de regarder ailleurs que dans le col de ma copine. Enfin de mon ex. On se comprend. »

Cléo le lui avait longuement expliqué. Quand il était question de dessin, il fallait toujours prendre Gabriel au sérieux. Hochant frénétiquement la tête sans un mot pour signifier qu’il avait tout à fait compris la consigne, Mikaël sautilla jusqu’à ses marches et se replongea le nez dans un bouquin en grommelant que c’était la dernière fois qu’il était sympa et qu’il proposait à boire sur sa réserve personnelle.

Si l’attitude de Gabriel poussa Cléo à lever les yeux au ciel, elle provoqua le sourire de Cléa. Se passant sa langue sur la lèvre, la jeune femme s’approcha de son ancien petit ami. Alors comme ça, il était encore jaloux ? Cela méritait une petite discussion très sérieuse entre quatre yeux. Si possible dans une salle vide, à l’abris des regards indiscrets. Leur absence dura vingt bonnes minutes. Quand enfin Gabriel revint à son poste, il sifflotait joyeusement, ce qui poussa Cléo, au travail juste à côté de lui, de lui demander ce qu’ils avaient bien pu foutre pendant tout ce temps.

« Bah… », hésita le châtain à voix basse, avant de hausser les épaules et de tout révéler. « Elle m’a choppé par le cou et m’a traîné dans une classe pour que je lui bouffe le minou… Sérieusement, t’as déjà essayé de te rebeller contre ta sœur quand elle a son regard de folle, toi ? »

Impassible, Cléo prit plusieurs secondes avant de répondre qu’il ne se sentait pas concerné par cette question :

« Ma sœur ne m’a JAMAIS demandé de lui bouffer le minou ! »

Ce à quoi il rajouta simplement une dernière petite phrase, en chuchotant pour que surtout elle ne l’entende pas.

« Heureusement pour mes genoux, d’ailleurs… »

Du coup, ce rapprochement improbable avait de quoi surprendre. Alors que l’heure avançait et qu’il était presque dix-neuf heures, Cléo s’autorisa une question à son camarade :

« Est-ce que ça veut dire que vous êtes à nouveau ensemble ? »

Haussant les épaules, Gabriel ne se détourna pas de son ouvrage. Simplement, il répondit :

« J’en sais foutre rien ! Peut-être ! Au moins pour la semaine. Après, faut voir le temps que ça dure… »

Enfin, vingt minutes plus tard, la fresque fut terminée. Chacun s’était appliqué avec soin. L’artiste avait même exigé à plusieurs reprises qu’on recommence les parties qui ne le satisfaisaient pas. Le résultat, que Cléo photographia une dernière fois avec son appareil, était à la hauteur de leurs espérances. Une ode à Camille et à sa différence avec un petit quelque chose qui rendrait fou de rage le connard qui avait osé s’en prendre à elle. Gabriel n’était pas du tout mécontent de son boulot. Bien que globalement de l’avis de l’artiste, Cléo ne pouvait s’empêcher de douter, ce qu’il exprima à travers une simple question :

« Tu crois que ça va marcher ? »

Tout sourire, Gabriel répondit par l’affirmative :

« Aucun doute ! C’est fait pour. Enfin, si tu ne te débines pas. Après, c’est ton choix… »

« Je sais… »

Le lendemain matin, la réalisation fit grand bruit dès l’ouverture des portes. Tout le lycée se mut pour l’observer, des élèves aux professeurs en passant par le personnel administratif. Se frayant un chemin à travers ses camarades, Camille resta bouche bée, incapable de savoir si elle devait se montrer admirative et touchée devant cette œuvre à sa gloire que presque tout le monde trouvait magnifique, ou furieuse que ses amis – seuls eux pouvaient être derrière ça – aient eu le culot de faire un truc aussi osé à l’intérieur même du lycée dans son dos – elle était doublement représentée nue – pendant son repos forcé. Retrouver en énorme le tatouage qui s’affichait d’habitude uniquement sur son épaule lui tira tout de même une larme, et la représentation d’Alec en mauvaise posture au moins un sourire. Cléo lui avait promis une vengeance. Elle s’en foutait complétement, à présent. Cette semaine passée enfermée seule dans sa chambre avec pour principale compagnie les allées et venues de son père lui avait permis de se poser et de réfléchir. Après un passage à la pharmacie, elle avait pu reprendre son traitement. Elle avait agi sous un coup de folie injustifié. Le calme revenu dans son esprit s’était accompagné d’une certaine clairvoyance à propos des évènements passés et de sa crise. Elle aimait Cléo, et c’était tout ce qui comptait. Elle était prête à avancer et à se foutre du reste du monde. Son seul objectif à présent était d’au plus vite obtenir son bac pour enfin passer à autre chose et profiter des vacances.

Mais là, se tenant au milieu d’un lycée qui semblait fêter son retour devant une œuvre à la gloire de son combat et de sa personnalité, elle se devait de se l’avouer. Certaines choses la rendaient heureuse et méritaient d’être vécu.

À l’opposé, Alec prit plutôt mal l’affaire. De une, il n’avait rien à voir avec le geste de folie du trans du bahut. Si ce dernier voulait sauter, très bien, il s’en foutait, mais il ne supportait pas qu’on le lui reproche et que les profs et élèves lui fassent la guerre simplement parce qu’il avait été le plus fin et avait gagné la guerre. De deux, cette insulte qui lui était faite sur le mur était doublement insupportable. Déjà parce que l’humiliation était risible, pour ne pas dire ridicule. Ensuite parce qu’il fallait vraiment le prendre pour un demeuré pour penser que cela changerait quoi que ce soit à sa satisfaction personnelle d’avoir confronté et brisé Camille. N’empêche, que même ses potes commencent à eux aussi se foutre de sa gueule, c’était assez désagréable. D’autant plus qu’au milieu d’eux s’était mêlé Kenna, un mec que le lycéen ne supportait pas. Plus populaire avec les filles que lui, plus drôle, adulé par les professeurs et bien plus beau, Kenna était tout ce qu’Alec aurait aimé être, si ses parents ne l’avaient pas fait aussi commun et s’il avait eu un peu plus de personnalité et de courage. Pire, l’adolescent s’était affiché à de nombreuses reprises ces derniers mois avec Camille, faisant profiter de sa popularité au monstre des lieux et rendant son quotidien un peu plus agréable. Alors le voir, là, discuter avec SES potes et leur raconter des détails sur l’œuvre qu’il tenait de source sûre, c’était une provocation des plus inutiles qui se termina par un col attrapé et quelques menaces, du style « dégage pauvre con » et autres « allez, ferme ta gueule, connard. »

Le problème était que Kenna n’était pas seulement plus populaire, plus beau, plus tout. Il était aussi plus fort. Largement, même. En une petite clé de bras, l’affaire fut pliée et Alec se retrouva à fulminer à genoux. Là, le petit ami de Margot s’approcha de son oreille et lui murmura quelques mots. Son rôle à lui, dans toute cette histoire, n’était que de délivrer un message, et il se faisait un plaisir total et incroyable de remplir sa mission.

« Celui qui a fait ça à raison. Tu n’es qu’un lâche, Alec. Pour ta gouverne, sache qu’il t’attendra à dix heures derrière le lycée pour mettre les choses au clair. Il t’en veut pour ce que tu as fait à sa meuf, mais il souhaite aussi te laisser une chance de régler ça dans le calme, entre adultes responsables. »

D’un coup sec, Alec se dégagea. Levant ses deux paumes à côté de sa tête, Kenna se recula d’un pas, comme pour calmer le jeu. Sa tâche était accomplie et il ne tenait pas à se battre. Seul restait son adversaire, poings serrés, à le fixer d’un air particulièrement mauvais.

Lui, lâche ? Alec ne l’acceptait pas. Il était tout sauf lâche. Ses potes le voyaient comme ça ? Ils se trompaient. Le responsable de son humiliation se croyait malin ? Il verrait.

Lorsque la cloche sonna le début de la pause du matin, censée durée quinze minutes, Alec se jeta hors de sa classe et força le passage jusqu’à la porte arrière du lycée, déterminé à mettre les points sur les « i » une bonne fois pour toute. Là, les mains dans les poches de son blouson en cuir marron clair l’attendait un jeune homme aux cheveux noirs et à la peau blanche. Alec reconnut immédiatement son visage. Il avait un an de plus que lui et s’était particulièrement illustré dans le lycée pour avoir foutu un bordel incroyable en première puis pour avoir été nommé couple de l’année à la fête de fin d’année en terminale, succédant ainsi au palmarès à un duo blond et brun. Alec ne se sentait pas particulièrement homophobe, mais il devait l’avouer, il avait presque été soulagé d’apprendre que, cette année, la couronne reviendrait à Margot et Kenna, enfin un couple hétérosexuel « normal ».

Ouvrant la bouche pour confronter le responsable de sa rage matinale, Alec se vit couper la parole. Cléo l’avait devancé et parlait bien plus fort, d’un ton ferme et décidé :

« Avant, c’était mon mec. Maintenant, c’est ma meuf. Ce qui ne changera jamais, c’est que Camille est mon premier grand amour, peut-être même l’amour de ma vie, et que tu lui as fait du mal. Je voulais voir ton visage de mes propres yeux. Et tu sais quoi ? J’suis déçu. T’es encore plus minable que ce à quoi je m’attendais… »

Les poings le long du corps, Alec s’avança en ricanant jusqu’à la hauteur de son interlocuteur, puis le toisa d’un air particulièrement mauvais. Ils faisaient presque la même taille. Cléo était légèrement plus grand, mais il restait frêle, là où lui, de son côté, pratiquait depuis l’enfance des sports de combats et était une boule de nerfs. Jaugeant les forces en présence – Cléo était venu seul et ses mains, qu’il dégagea de ses poches pour le repousser étaient vides –, Alec éclata de rire. Si lui était lâche, alors l’autre était tout simplement stupide. Se ressaisissant, il lui hurla dessus. Il n’était pas venu ici pour se faire gronder ou s’excuser. Le grand gagnant, c’était lui. Définitivement lui.

« Tu crois vraiment que quelques gribouillis de merde vont m’atteindre ? Tu me crois aussi con que ça ? Genre, le pouvoir de l’art et toutes ces conneries ? Mais il n’y a que des gamins de collège pour être choqué par des trucs aussi pourris ! Abruti ! Je ne sais pas ce que tu avais en tête, mais c’est foiré ! Tu veux me faire parler et m’enregistrer avec ton téléphone ? Débile ! J’ai rien à dire ! Si ce n’est que toi et ton monstre de foire, vous pouvez bien allez-vous faire foutre en couple au bordel le plus proche ! J’en ai rien à battre de vos gueules ! »

À la bile d’Alec, Cléo répondit par un flegme total. Pas un geste, pas un froncement de sourcil, pas même un souffle qui aurait pu faire croire qu’il perdait les pédales. Parfaitement maître de lui, il se contenta de sourire. Un sourire provoquant et radieux. Un sourire inacceptable, qui énerva encore plus son adversaire, qui le pointa du bout du doigt.

« J’te préviens connard, arrête tout de suite où j’t’en colle une ! »

« Lâche… », répondit simplement Cléo en tendant la joue. « Camille a plus de couilles que toi ! »

Là, Alec se figea sur place. Seul le bruit des voitures et du vent pouvait se faire entendre. Il n’était pas sûr d’avoir bien entendu. L’œil vif, il dévisagea le taré qui venait de l’insulter.

« Comment ? Répète ce que tu viens de dire ? »

« T’as pas de couilles ! », répéta simplement Cléo, impassible. « Même le jour où elle se les fera enlever, elle continuera à en avoir plus que toi. Parce que tu fais tes coups de pute en douce. T’es même pas foutu de t’expliquer comme un homme. »

La réponse ne se fit pas attendre. Elle ne fut pas verbale. Un simple coup de poing, en plein milieu du bide, auquel le préparationnaire ne réagit pas autrement qu’en se pliant en deux. Mais déjà, Alec lui asséna un autre coup, puis un autre, et encore un autre, jusqu’à ce que son adversaire ne tombe par terre. Là, le lycéen continua sa démonstration avec les pieds, vociférant la mâchoire tendue au passage : 

« Pas de couilles ? Et là, tu trouves toujours que je n’ai pas de couilles ? PAUVRE PD DE MERDE ! Même pas foutu de se battre comme un homme et ça vient faire chier les autres ? Je rêve ! Allez, casse-toi maintenant. Tire-toi d’ici. J’ai cours… »

En effet. La cloche sonnant la reprise l’affirmait. Il était l’heure de retourner en classe. À genoux, se tenant le bras et les cheveux complétement décoiffés, Cléo se contenta de sourire, de manière encore plus prononcée. Pire, un rire nerveux avait parcouru son corps, ce qui ne manqua pas de troubler Alec. Déconcerté, le lycéen lâcha même un « quoi ? » incrédule, ce à quoi l’étudiant répondit d’un geste des yeux.

« Lève la tête, Baltringue. Dis coucou à ton CPE, c’est plus poli, surtout quand on est sur le point de se faire virer… Ah putain, tu m’as déchiré les cottes… »

Tremblant, Alec obtempéra et se retourna d’un coup. Deux personnes l’observaient depuis le toit plat du lycée. L’un, plutôt jeune, châtain et débraillé, filmait à l’aide d’une petite caméra. L’autre, plus âgé et bien habillé se contenta de regarder sa montre et de sourire sournoisement, avant de s’adresser à son complice.

« C’est bon Gabriel, tu peux couper, je crois que ça sera parfaitement suffisant. »

« Vraiment ? », demanda sincèrement le jeune artiste tout en refermant le clapet du camescope.

« Pendant les heures de cours, les élèves sont sous notre responsabilité. », répondit l’adulte, avant de poursuivre après un doux soupir.  « Les deux cloches espacées de quinze minutes font foi. Sécher pour aller tabasser aux abords du lycée un ancien élève venu rendre visite et présenter sa prépa à ses anciens professeurs, qui ne se défend pas et ne porte pas un seul coup, ça mérite largement une exclusion, au moins temporaire, pour faits de violence. Vu qu’on est à la fin de l’année, je suis sûr d’arriver à convaincre le conseil de discipline de faire un exemple et de charger l’addition pour lui imposer une exclusion définitive. Avec tous ses passages dans mon bureau cette l’année, j’ai de quoi monter un beau dossier, il ne sera pas déçu. Et je suis sûr que ta mère, présente au conseil, saura convaincre les autres membres et le proviseur... Tu connais ta mère. Oh, bien sûr, il pourra contester en prétextant que tout cela n’était pas prévu dans le règlement intérieur et que c’était un coup monté, mais le temps que le rectorat lui réponde, ça sera trop tard pour réintégrer sa classe avant le bac... Il est complétement cuit. »

****

Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°9

Nom de la photo : « Amazing Grenadine »

Effet : couleur naturelle

Lieu : à l’intérieur de la cour carrée du lycée Voltaire

Date : un dimanche de mai

Composition : la réalisation de Gabriel, épaulé par Cléa, Fabien, Mikaël et moi-même, que j’ai prise en photo, alors que Gabriel était en train de fignoler les derniers détails. Une œuvre temporaire vouée à disparaitre, à l’inverse de cette photo qui en conservera la trace, figée dans le temps. On y voit le tatouage de Camille, lui-même représenté de deux manières, symbole de ses deux facettes, et le message adressé à Alec.

Le nom de la photo, de l’œuvre et de notre plan se nomme « Amazing Grenadine ». Gabriel tenait au mot Amazing. C’est moi qui aie trouvé le grenadine, en lien avec la couleur des lèvres de Camille, dont le rouge-rosé ressort admirablement bien.

Gabriel a eu l’idée de ce plan alors qu’on discutait en groupe et que Margot et son petit ami Kenna venaient de décrire la personnalité de notre cible. J’avais refusé toute violence. Gabriel m’a demandé si cela impliquait que moi aussi, je n’en sois pas victime. Son idée était comme d’habitude folle et tordue. Sur le moment, j’étais sûr que c’était impossible, mais Gabriel a réussi à persuader Musquet de marcher avec nous. Il nous a ouvert les portes afin que nous puissions marquer sur le mur notre attachement à Cam, sans savoir si Alec se laisserait manipuler… C’était un pari, mais somme toute secondaire. Quand je regarde encore cette photo, je me rends compte que c’est bien le sourire de Camille, de loin le plus important dans toute cette affaire…

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PictureS[...] – 8. Photo N°8 – L’oiseau

C’était comme si un bruit de piano lourd raisonnait dans sa tête. Devant, l’eau. En dessous, le vide. Dans son esprit, une musique sèche et angoissante faite de petits aigües piquants qui semblaient s’entremêler à des basses oppressantes. Puis rien. Ou plutôt, le réveil.

Ouvrant ses yeux d’un coup, Camille haleta. Son cœur battait à lui rompre la poitrine. Sa transpiration avait mouillé ses draps. Il lui fallut bien plusieurs secondes pour retrouver un semblant de calme et reprendre ses esprits. Elle était dans sa chambre, dans son lit, à l’aube d’une nouvelle journée au lycée, en plein mois de mai, quelques semaines à peine avant la fin des cours et le début du bac.

Incapable de se rappeler de quoi elle avait rêvé, l’adolescente se leva et se jeta sous la douche. Oublier, c’était bien. Il fallait oublier et laisser ses angoisses derrière elle. Avancer.

Depuis la fin des vacances de printemps, son quotidien s’était fait de plus en plus douloureux. Les remarques et moqueries à longueur de journée étaient devenues la norme, la faute à un petit groupe qui ne supportait ni son apparence changeante, ni même que le lycée lui ait autorisé à apporter ses « médicaments » en cours. S’il fallait soigner ce type, c’était en lui enlevant sa partie du cerveau malade et en lui passant une camisole de force. Pas en lui laissant prendre ses cachets avant le repas du midi.

Le pire, dans toute cette aigreur, c’était qu’elle était souriante. Alec et ses amis n’étaient plus des collégiens. Ils n’étaient pas stupides au point d’aller directement injurier leur victime en face des profs. C’était bien plus subtil et pernicieux que ça. Des moqueries écrites sur un tableau entre deux cours, des « casse-toi, m’approche pas, tu vas me contaminer » à chaque fois qu’elle passait dans le couloir, des bousculades marquées et laissant des traces bleutés, toujours accompagnées de fausses excuses pour faire croire à leur caractère indésiré, des messes basses emplies de rires gras dès qu’elle tournait le dos, et parfois même des questions gênantes tout sourire, afin de lui faire piquer une crise et de la pousser à la faute : « Tu vas vraiment te faire couper les couilles ? Tu crois que tu seras lesbienne ? On pourra te faire jouir de la chatte ? ». Ce qui rendait la chose insupportable, c’était autant l’effet de répétition que le désintérêt de plusieurs profs, qui n’hésitaient pas à ajouter un « monsieur » bien senti devant son nom de famille en adressant la parole à Camille en classe, comme pour l’humilier publiquement ou lui faire comprendre qu’ils ne cautionnaient pas ses choix, invraisemblables à son âge.

Les élèves cons et les profs intolérants étaient peu nombreux. Minoritaire, même. La majorité du lycée soutenait très clairement l’adolescente. Chaque petit geste de sympathie était déjà quelque chose. Une main sur l’épaule, un sourire, un pronom bafouillé mais cherchant à faire plaisir. Sur l’ensemble, Camille n’avait même pas à se plaindre. C’était sans doute ça, le pire. La gentillesse et la compréhension du plus grand nombre effaçait aux yeux de tous la débilité profonde d’un petit groupe. Tout allait pour le mieux et, à l’exception peut-être de de Margot, presque personne ne voyait Camille pleurer seule dans les toilettes un jour sur deux. Et pour ceux qui captaient ces larmes, l’explication la plus rassurante était toute trouvée. Les hormones féminines, forcément, ça jouait sur le tempérament. C’était tout du moins ce qu’on leur avait expliqué, afin qu’ils ne se soucient pas trop et ne jugent pas leur camarade à ses sautes d’humeur incontrôlée. En plus, la fin d’année était presque là. Tout un chacun était focalisé sur autre chose de bien plus important : le bac, les études supérieures, les vacances… Le lycée Voltaire respirait en ce mois de mai une douce quiétude qu’elle n’avait pas connu depuis des années.

Suivant les conseils de son homme et de sa meilleure amie, Camille avait décidé de tenir bon, de ne pas faire d’esclandre et surtout de ne pas rentrer dans les jeux d’Alec et des trois-quatre abrutis de sa bande. Sur le devant de la scène, ils croyaient briller, mais leur obsession ridicule les faisait passer pour de véritables bouffons, sans qu’ils n’aient l’intelligence nécessaire pour s’en rendre compte.

C’était peut-être sous-estimer Alec. Ce que les gens pouvaient penser de lui, il s’en foutait. Certes, il ne cachait pas son inimité totale pour Camille, ni sa colère contre l’établissement qui se montrait toujours plus laxiste dans l’application du règlement, dès qu’il était question de l’adolescente. Avec les beaux jours, son tatouage s’était affiché à la vue de tous, sans que personne ne s’en émeuve finalement plus que ça. Un tatouage de propagande, indigne dans un établissement public, pourtant. Qu’aurait-on dit si, à la place de ce logo, quelqu’un était venu avec une croix, une étoile ou un croissant sur l’épaule, même stylisé ? Une véritable faute, et personne ne disait rien, là où lui et ses potes étaient souvent recadrés pour leurs écarts de langages irrespectueux et primitifs. La belle affaire.

À trop le prendre pour un imbécile, les gens en oubliaient qu’il était peut-être le moins con de sa bande. Et peut-être aussi le seul à ne pas considérer toute cette haine comme un simple jeu, mais comme quelque chose de plus profond et justifié. Raison de plus pour ne pas trop s’impliquer directement. Mieux valait laisser ses potes gérer le quotidien. Les pauvres, avec le bac qui approchaient, ils avaient bien mérité de se défouler un peu. En jouant par exemple au rugby lors de la pause du matin avec un sac pris « au hasard » dans la cour intérieure pendant que lui faisait l’arbitre à l’extérieur de la mêlée. Il tenait d’ailleurs que cela soit vu au moment où arrivaient les engueulades. Lui ne touchait jamais le ballon !

 Courant après ses affaires, Camille hurla de rage et exigea qu’on les lui rende. Le pire, c’était qu’elle ne pouvait même pas crier à la transphobie vu que cet amusement était devenu une sorte de jeu traditionnel à Voltaire depuis qu’un certain blond en avait décrit les règles l’année précédente, en interdisant notamment les coups de pieds et en décrivant la ligne d’en-but. À cela près que le blond utilisait ses effets personnels pour amuser la galerie, et pas ceux des autres.

Ereinté par ces comportements de gamin, Camille grommela pendant les deux heures suivantes, et arriva naturellement de mauvaise humeur à la cafétéria pour le repas du midi. En plus, il y avait la queue pour les paninis, ce qui obligea l’adolescente à se rabattre sur une petite salade afin de rapidement rejoindre Margot et Kenna qui l’attendaient. Son rayon de soleil de la journée. Depuis leur très agréable après-midi de décembre, ces trois-là avaient décidé de partager au moins deux ou trois repas par semaine. À la surprise générale, le « mufle coureur de jupon » était bien resté accroché au même bras toute l’année, ce sur quoi personne n’aurait parié en septembre en le voyant se rapprocher de Margot. Malgré tous leurs efforts pour contenter les langues de vipères, ils n’avaient jamais réussi à suffisamment s’engueuler pour justifier une rupture. C’était ballot. Du coup, vu qu’ils s’entendaient particulièrement bien, se complétaient et adoraient leurs petits cinq à sept au domicile de l’un ou de l’autre avant le retour de boulot des parents, ils avaient décidé de rester ensemble. Tout simplement.

Au fil des mois se succédant, Camille avait fini par considérer Kenna comme un ami et le fait qu’il soit en couple avec Margot comme une pure normalité. Cette dernière méritait le mieux, et autant moralement que physiquement, il fallait bien avouer qu’il n’était pas dégueulasse, euphémisme pour dire que si jamais un plan à trois ou quatre se programmait d’ici les vacances, elle se chargeait de convaincre Cléo. Proposition alléchante devant laquelle Kenna préférait botter en touche. Tout du moins pour l’instant, il avait besoin d’y réfléchir. S’il faisait les comptes, même si Camille se définissait comme une fille, ça commençait à faire beaucoup de bites. Sa fierté masculine autant que son postérieur avaient de sérieuses chances d’en prendre un coup dans le feu de l’action. D’autant plus que Margot ne trouvait strictement rien à y redire. Au contraire, même. Elle assumait adorer l’idée et était persuadée que Kenna kifferait aussi.

Les déjeuners étaient donc l’occasion de décompresser, de parler et de rigoler entre deux longues demi-journées de cours, avec toujours le même rituel. Les trois camarades se jetaient sur une petite table le long du mur, à côté d’une fenêtre puis comparaient les plats qu’ils avaient choisis. Juste avant de se souhaiter un bon appétit, Camille sortait de son sac la petite boite en plastique comprenant son traitement. Si une bonne partie de ce dernier passait par des crèmes et injections, le médecin lui avait aussi prescrit inhibiteurs de testostérone et œstrogènes en cachet ou fiole, ainsi que quelques compléments alimentaires pour palier à des carences en fer et en vitamine. Devant la multiplication des cachets et des couleurs, afin de ne pas se planter dans les quantités à ingurgiter, Camille avait confié le soin à son père de s’occuper de l’approvisionnement et de la confection des doses quotidiennes, qu’il plaçait le week-end dans des petites boites numérotées, une pour chaque repas de la semaine. Plus qu’un besoin, cette intervention était surtout symbolique. Elle permettait à l’adulte de s’impliquer dans la transformation de sa fille, signe de son soutien.

Ce midi-là, Camille tiqua. Dans la boite du jour se trouvait deux petites capsules orangées, absentes de celle de la veille et de celle du lendemain. Une nouvelle sorte de vitamine que son paternel aurait ajouté en voyant sa tête déconfite et ses traits tirés du matin ? L’adolescente haussa des épaules et avala la première avec une rasade d’eau, avant que Kenna ne se jette sur sa main pour récupérer la deuxième. Les yeux écarquillés, le garçon observa le cachet sous toutes les coutures, avant de fixer nerveusement Camille. Cette dernière, étonnée et choquée, commença à trembler. Cette attitude n’avait rien de normal ou naturel. Sèchement, elle lui demanda des explications :

« Pourquoi tu fais cette tête ? Kenna ? Tu me fais peur, là. »

Le jeune garçon eut du mal à trouver ses mots. Bégayant, il botta tout d’abord en touche :

« Nan, toi, pourquoi tu prends ça… Tu sais ce que c’est au moins ? »

Livide, Camille lâcha simplement un « des vitamines ? » hésitant et grimaçant. Déjà, ses yeux se chargeaient. Comme abattu, son camarade ouvrit grand la bouche avant de souffler en plongeant sa tête dans sa paume gauche, laissant échapper un simple « oh putain » déboussolé de sa gorge.

« C’EST QUOI BORDEL ? », hurla Camille en se levant d’un coup dans un état de stress qu’elle avait rarement connu jusqu’alors, faisant sursauter l’ensemble des tables avoisinantes. « QU’EST-CE QUE J’AI AVALÉ ? »

Effrayé et tremblotant, Kenna s’agrippa au rebord. Il était encore plus livide que la jeune fille. Obligé de déglutir à trois reprises et d’attendre que son cœur se calme avant de parler, il murmura à voix basse la réponse tant redoutée.

« Je ne dis pas que ça en est à cent pour cent… Mais… je connais ce médoc, mon père en a pris après une perte de libido suite à une grosse chirurgie cette année… »

Là, Camille sentit ses jambes la lâcher. C’était une blague ? Kenna ne pouvait pas être sérieux ? Quelqu’un allait forcément débarquer en criant « caméra cachée » avant de se prendre une baigne dans la tronche pour avoir osé une plaisanterie aussi cruelle ?

Il n’en fut rien. Après une courte hésitation, le jeune homme lâcha le nom du produit :

« C’est de la pantestone. De la testostérone brute, des hormones masculines, quoi… »

Le hurlement de douleur que Camille lâcha à ce moment-là fit trembler les murs et s’entendit même jusqu’au bureau du directeur, au dernier étage et au fond de l’aile administrative. De mémoire de professeurs, jamais cris rauque et profond, jamais « RHAAAAAAAAA » rageux, jamais larmes acides n’avaient à ce point coupé le souffle à un lycée dans son ensemble. Il fallut bien trois personnes pour maîtriser la jeune transgenre dans sa folie, après qu’elle se soit plongé les doigts au fond de sa gorge pour se faire vomir, obtenant en quelques secondes l’effet désiré et gerbant à genoux à même le sol de la cafétéria en serrant des poings. Kenna eut bien essayer de la rassurer en lui disant que les doses étaient trop faibles pour agir, Margot eut beau se jeter à son cou pour la calmer, rien n’y fit. La rage, la colère et la souffrance qui se lisaient dans ses yeux l’empêchait de raisonner. Son visage ne ressemblait plus qu’à une horrible grimace rouge, rongé par ses cris incessants. Rien ne pouvait lui faire plus mal. Rien ne pouvait la faire pleurer plus abondement. Rien ne pouvait être plus cruel. Rien, pas même la mort. Inconsolable et incapable de se calmer, elle fut conduite de force par deux adultes à l’infirmerie.

Puis enfin, le calme revint, accompagné d’un lourd silence pesant. L’appétit coupé, les élèves n’osèrent pas retournée à leurs assiettes. Choquée comme jamais, Margot fusilla Kenna du regard, qui bredouilla en retour qu’il n’y était pour rien, mais qu’il n’avait pas eu d’autre choix que de lui dire. Lui-même en avait l’estomac retourné. Surtout, il ne comprenait pas plus que sa copine comment cette foutue capsule avait pu se retrouver dans cette boite. Timidement, il accusa le dernier à avoir touché à la préparation, à savoir le père de l’adolescente, ce à quoi Manon répondit par une gifle violente, dont le claquement ferme fit à nouveau sursauter l’assistance, pas encore vraiment remise de ses émotions.

« Jamais Jean-Marc n’aurait fait ça à Camille ! Jamais ! Ni volontairement, ni par inadvertance. Il l’aime trop… »

Dans toute la cafet, une seule table avait réussi à garder son calme. Pire encore, elle alla jusqu’à trinquer à l’eau. Un sourire malicieux aux lèvres, Alec leva son verre à ses amis. Comme quoi, personne n’était à l’abri d’une bonne nouvelle où d’une petite réjouissance inopinée. Il fallait savoir les déguster.

Entendant ces saloperies, le sang de Margot ne fit qu’un tour. Seul l’intervention de Kenna qui fit barrage de son corps l’empêcha de dépecer vivant la bande de petits salauds. Ça, et l’arrivée en trombe de Musquet, prévenu par des élèves que quelque chose de grave s’était passé en bas. Incrédule à l’écoute de l’explication du jeune homme, le CPE dût se frotter les yeux comme pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Cela ne pouvait pas venir du lycée. Personne à sa connaissance ne pouvait avoir l’esprit assez vil pour penser à une plaisanterie aussi basse.

Camille ne se montra pas pendant les deux heures de cours suivantes. Allongée, immobile, la mâchoire bloquée, elle avait profité de ce temps pour reprendre ses esprits – ou tout du moins essayer – et refaire le film de la journée dans sa tête. Qui avait osé rajouter des cachets dans sa boite, qui dans son souvenir ne les contenait pas lorsqu’elle l’avait prise sur la table de la salle à manger le matin ? Quand avait-il réalisé le tour de passe-passe ? Comment avait-il procédé ? Et pourquoi, surtout ?

Répondre à cette dernière question était le plus simple. Pour lui faire mal. La détruire. La briser. Comment peut-on se montrer plus cruel avec une jeune transgenre se gavant d’hormones féminines qu’en lui faisant avaler de la testostérone contre son gré ? Elle-même avait beau réfléchir, elle ne voyait pas. Cette duperie était digne du banquet offert par Atrée à Thyeste et méritait au moins sa malédiction éternelle, ce qui pour le coup était même particulièrement miséricordieux par rapport à ce qu’elle souhaitait faire du cadavre du coupable. En revanche, ce qui était finalement assez clair, c’était le modus operandi. À un seul moment dans la journée son sac avait échappé à sa vigilance, passant de mains en mains et disparaissant sous des corps agglutinés.

Comprendre tout cela ne la calma pas, mais la rendit encore plus folle. Enragée était peut-être le mot qui correspondait le mieux. Ce fut en tout cas dans cet état qu’elle se jeta hors de l’infirmerie lorsque sonna la cloche indiquant la pause de l’après-midi, puis qu’elle se mit à courir dans les couloirs jusqu’à la cour, avant de se jeter comme une furie au cou d’Alec et de commencer à le taper et griffer en hurlant tout sa rage :

« CONNARD ! C’EST TOI ! C’EST FORCÉMENT TOI ! J’VAIS T’BUTTER T’ENTENDS ? J’VAIS T’BUTTER CONNARD ! »

Ce second round fit presque autant parler dans le lycée que le premier, autant pour la réaction d’Alec qui se dégagea immédiatement et maitrisa Camille d’une clé de bras avant de la renvoyer valdinguer lourdement vers Margot et Kenna qui avaient accouru à son secours que pour la joute verbale qui suivit, d’une aigreur et d’une violence rarement atteinte jusqu’alors. Étrangement calme malgré son visage légèrement tuméfié, le jeune garçon nia de toute ses forces. Il n’avait jamais touché ce sac, en tout cas pas pendant le rugby du matin. Tout le monde pouvait en témoigner.

Cette vérité était indiscutable. En larmes, Camille ne réussit pas à la nier. Pourtant, c’était lui. Cela ne pouvait être que lui… L’explication était au demeurant fort simple. Camille la dégueula, retenue par Margot pour ne pas repartir au combat.

« Si c’est pas toi, c’est un de tes potes à qui tu l’aurais demandé… Mais c’est la même chose… »

Échec au roi ! Ou pas. Plus stratège qu’il n’y paraissait, Alec connaissait les rudiments du jeu de plateau et savait très bien les retranscrire dans la vie réelle. Ce qui comptait, ce n’était pas d’attaquer avec son fou sans réfléchir, mais d’avoir une vision à long terme de la partie. De tendre des pièges et de se délecter en voyant son adversaire plonger dedans. Souriant comme jamais, il se posa le dos contre un mur, joignit ses mains sous son menton, puis enfin lâcha sa réponse savamment préparée :

« Ça, chérie, tu ne pourras jamais le prouver… »

C’était un aveu, mais un des pires qu’on pouvait obtenir. Alec ne niait pas être à l’origine de toute cette histoire. Il se délectait même du fait que Camille le pense. Pire, il souhaitait qu’elle en soit convaincue, et ce d’autant plus fort qu’il se savait intouchable. On ne pouvait l’accuser de rien directement, et c’était lui qui s’était fait sauvagement agresser dans la cour par une furie dont tout le monde avait pu jauger le caractère instable et la dangerosité. Il était donc en force pour rappliquer et lui balancer enfin ses quatre vérités, celles qu’il avait gardé coincées au fond de sa gorge depuis si longtemps. Là, personne ne pourrait le lui reprocher. Sa haine tomba, coupante comme la lame d’une guillotine.

« Le mieux, ça serait que tu meurs ! Ça serait mieux pour tout le monde ! Ça aurait été mieux si c'était toi qui était mort plutôt que ta sœur ! Tu l'as tuée ! Tu lui as volé sa vie, et maintenant t’essayes de prendre sa place ! Tu me dégoutes ! Pas parce que t’as honte de tes couilles, mais parce que t’es un monstre ! »

Dans un état second, Camille ne sut pas quoi répondre. Ses larmes de rages laissèrent sa place à l’humidité du désespoir et de la culpabilité. L’adolescente tomba à genoux, malgré le soutien de Margot qui essayait de la porter. La cruauté des mots était encore plus violente et destructrice que celle de la mise en scène du midi. Lui reprocher ça, c’était ignoble. Comme si Camille ne s’était pas déjà assez blâmée pour cet accident. Comme si elle n’avait pas fait que regretter et regretter encore ce jour où, partie chercher son père qui tardait à rentrer, elle n’avait pas laissé Maxime seule à la maison. Comme si elle avait pu supporter l’incendie domestique qui avait suivi et qui lui avait pris sa sœur ?

Jamais haine ne s’était montrée plus violente. Jamais Camille ne s’était d’ailleurs posé la question qui lui brulait à présent les lèvres. Cette toute bête question dont la réponse n’était semblait-il pas de la simple transphobie. Cette toute bête question qu’elle balança en couinant, implorant une réponse :

« Pourquoi tu me détestes ? Pourquoi tu me détestes depuis tout ce temps ? »

La bonne blague. Cette réaction fit sortir Alec de ses gongs. Comme si ce n’était pas évident. Comme si cela ne l’avait pas été dès le premier jour… Il hurla.

« PARCE QUE TU L’AS TUÉE ! J’ÉTAIS AMOUREUX D’ELLE ET TU L’AS TUÉE ! ELLE T’ADORAIT ET TU L’AS TUÉE ! »

Camille n’avait jamais fait attention à ça. En fait, ses propres souvenirs étaient flous. Et pourtant. C’était donc pour ça ? Pour ça qu’Alec l’embêtait au primaire et collait à chaque fois Maxime jusqu’à ce qu’elle accepte de lui claquer une bise ? Pour ça qu’il s’était renfermé sur lui-même au collège et refusait de lui adresser la parole ? Pour ça qu’il se montrait si impitoyable ? Parce qu’il était amoureux de Maxime et tenait son « frère » pour responsable de ce qu’il s’était passé ? Voyant son adversaire à moitié K.O, Alec s’approcha en serrant des points et assena le coup final. Une larme orpheline sur sa joue gauche accompagna son venin.

« J’aurais pu te pardonner en grandissant. Me dire que ce n’était pas ta faute, que c’était le destin. J’ai ravalé ma colère et j’ai voulu passer à autre chose, vraiment. Mais te voir heureux ? Te voir heureux et faire… ça ? Porter les tenues qu’elle aurait dû porter ? Souhaiter la vie qu’elle aurait dû avoir ? Effacer son existence en prenant sa place ? J’ai pas pu. T’avais pas le droit. T’avais pas le droit de vouloir devenir une fille. T’avais pas le droit de lui faire ça. Putain, qu’est-ce que je regrette que tu ne sois pas mort à sa place. Si seulement ça avait été toi ce jour-là… »

Vidée de son énergie, le regard vitreux et éteint, Camille lâcha le sourire du désespoir. Elle n’avait plus la force de se battre. Et à quoi bon ? Comme si elle pouvait nier qu’elle et Maxime n’étaient pas nés dans les bons corps à la naissance. Comme s’il ignorait que, si la nature avait bien fait les choses, cela aurait été lui qui aurait succombé ce jour-là, étouffé par la fumée. Tout cela était tellement vrai. Une pure dose de vérité brute. Elle l’avait tellement fui, aussi. Trop longtemps. Alors que Margot lui intimait de se ressaisir, elle secoua la tête de gauche à droite. Ses larmes accompagnèrent ses derniers mots prononcés à faible voix, les derniers que le lycée entendit cette après-midi-là.

« Il a raison… »

Camille n’assista pas à la dernière heure de cours. Quand Musquet arriva dans la cour en courant, il était déjà trop tard, l’adolescente avait fui par la porte d’entrée, refusant d’être accompagnée ou de parler à quiconque. Ne pouvant que constater la situation et la fugue, le CPE convoqua Margot et Kenna dans son bureau. Il ne voulait pas les engueuler, juste comprendre, et il ne voyait personne de mieux placés que ces deux-là pour lui résumer la situation et lui permettre d’y voir clair avant de devoir prendre des décisions.

Pendant près de quarante minutes, les deux adolescents détaillèrent la journée, du jeu du matin avec le sac jusqu’à la confrontation du soir, sans oublier naturellement l’incident du midi. À plusieurs reprises, l’adulte leur demanda de répéter, et dut même se lever pour aller ouvrir la fenêtre et se gorger les poumons d’air frais. Margot lui raconta toute l’histoire familiale de Camille, nécessaire à la bonne compréhension de la scène finale. Musquet le concéda. C’était à vomir. Des horreurs, il en avait vues. Des atrocités, il en avait entendues. Mais là, il restait sans voix, sincèrement choqué comme rarement il l’avait été dans son petit bureau du deuxième étage. Le pire et le plus insupportable était que, sur le fond, Alec avait raison sur un point : rien ne permettait de l’incriminer, pour quoi que ce soit.

Alors qu’il allait libérer ses deux témoins pour réfléchir calmement aux suites à donner à cette affaire, le téléphone sonna. C’était le standard, qui voulait lui passer un père paniqué. Musquet pria pour que cela ne soit pas l’homme à qui il pensait et appuya sur le haut-parleur. Ce fut malheureusement le cas. Margot reconnu immédiatement la voix qui s’échappait du combiné. Jean-Marc semblait perdu et effrayé.

« Camille m’a appelé en larmes tout à l’heure, ses propos étaient incohérents, je ne comprenais rien. Je lui ai dit de rentrer à la maison et de m’attendre. Je suis arrivé aussi vite que j’ai pu, mais une fois arrivé, il n’était plus là. Il a juste laissé un mot sur la table, à la place de tous ses cachets de la semaine. S’il vous plait, dites-moi que vous l’avez vu et qu’il est revenu au lycée… S’il vous plait… »

Sans prévenir, Margot arracha le combiné des mains de son CPE. Loin de calmer Jean-Marc, elle lui demanda de lire le mot. Connaissant Camille, il pouvait sans doute contenir une information… La voix de plus en plus hachée, l’adulte obtempéra.

« Ni un mec, ni une femme, ni une tortue ! À peine un piaf qui mérite de se foutre en l’air… »

Brisant le silence qui s’était immédiatement installé, l’adulte réagit lui-même à vive voix à l’horreur qu’il venait de déclamer. Il pleurait.

« S’il vous plait, aidez-moi à le retrouver… Si jamais il… elle… je n’y survivrais pas… »

Ni Musquet ni Margot ne surent quoi répondre. L’une était trop paniquée, l’autre trop abattu. Restait Kenna qui, les deux poings serrés sur ses cuisses et le regard dans les chaussettes, tentait de retrouver ses esprits et de réfléchir. Après quelques secondes à se mordiller la lèvre sans ouvrir la bouche, il tenta timidement de reprendre la parole :

« J’ai… Je pense avoir une idée… »

Le bruit du piano s’était éteint. Mais devant elle, Camille pouvait voir l’eau s’étendre, noueuse. En dessous, le vide, forcément. Son esprit l’était tout autant. L’angoisse l’avait quittée. Elle se sentait calme. Enfin. Comme si, plongée dans un rêve, elle pouvait enfin tranquillement songer à ne plus jamais se réveiller. La balustrade rouge semblait l’appeler. Elle ne savait pas combien de temps elle avait pu marcher et errer ainsi dans la ville en jean et débardeur blanc, ne s’arrêtant que pour monter dans le bus qui l’avait amenée au vieux Lyon. Sa destination. Son terminus. Elle ne savait même pas qu’elle heure il était, et s’en fichait. Cela n’avait plus trop d’importance. Son téléphone était resté à la maison. Voilà. Tout était dit. Alec avait parfaitement résumé la situation et sa vie. Cette dernière n’était qu’une supercherie, une tromperie, un mensonge.

Ce monde n’était peut-être pas fait pour la différence. Camille se devait de se l’avouer : elle ne s’était jamais sentie à sa place. Ou il. Pour ce que cela changeait. Pourquoi diable vouloir continuer ainsi ? Pourquoi chercher à se duper soi-même avec des médicaments et des espoirs futiles. Il était un homme, né homme, et il mourrait homme. Rien ne pourrait jamais changer ce foutu chromosome qui lui avait pourri la vie. Pas même la médecine ou la chirurgie, et certainement pas sa volonté, ni ses rêves. Cela se servait à rien. La passerelle l’avait happée. Elle leva la tête vers les quelques nuages peuplant un ciel presque aussi bleu que ses yeux. Ou il la leva, tel un oiseau. Pour ce que cela changeait… encore. L’un ou l’autre ne changeait plus rien. Son mensonge pouvait bien écraser la vérité, il ne la changerait jamais.

Grimper sur la rambarde ne fut pas difficile. De là, Camille trouva la vue sur le vieux Lyon et Fourvière plutôt belle. Maxime avait raison. Le vent s’engouffrant dans les cheveux et les vêtements donnaient l’impression de pouvoir s’envoler. Sortant ses cachets et son traitement de son sac, l’adolescent observa tout cela tomber dans l’eau et s’amusa des plocs plocs à peine perceptibles que leur contact avec la Saône avait provoqué. Elle n’en aurait plus besoin.

À quelques mètres, des voix commencèrent à lui crier des choses qu’il n’écouta pas. Cela ne l’intéressait pas. Elle préférait sourire en sentant l’air qui lui glissait sur le visage. Il ferma les yeux. Elle se sentait bien. Enfin. Dire qu’il suffisait d’écarter les bras pour se sentir pousser des ailes. Il en rigola lui-même. Que la réponse à tous ses problèmes soient aussi simples… Voler. Il suffisait de s’envoler et de laisser le vent la porter. Une bourrasque le déséquilibra. Elle se sentit partir en avant, prête à rejoindre ces petites pilules à qui elle avait cru naïvement pouvoir confier son futur. Un violent coup dans le ventre lui provoqua une intense douleur, sans qu’il ne comprenne d’où il venait. La gravité l’attirait vers le bas. La vie la retint vers l’arrière. Le choc fit mal, mais resta sec. Quand Camille rouvrit les yeux, elle se trouvait les fesses sur le pont, enlacée par la taille par un garçon tremblant au rythme de son cœur, incapable de s’arrêter de battre à toute vitesse. Un garçon à bout de souffle qui la serra fort contre lui. Un garçon à la fois furieux et soulagé qui l’embrassa frénétiquement plusieurs fois dans le cou avant de lui hurler dessus :

 « MAIS C’EST PAS BIENTÔT FINI CES CONNERIES ? GROSSE CONNE ! »

Camille essaya de répondre. Déjà qu’elle n’était pas grosse, ensuite que la biologie l’empêchait d’être « conne », malgré ses désirs. Les mots ne sortirent pas de sa bouche. La petite voix masculine qui résonnait au fond de sa tête s’emblait s’être envolée à la place de son corps. Ne restait plus que ce dernier, inerte, qui ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas. Ni pourquoi elle était encore là, ni comment Cléo avait fait pour la retrouver alors qu’elle avait veillé à ne surtout pas l’inquiéter. Par lâcheté.

La réponse à cette question était assez simple. Il avait couru.

Alors qu’il sortait à peine de cours, Jean-Marc l’avait appelé, paniqué et lui avait résumé la situation en trois mots et deux phrases. Camille avait fugué. C’était grave. Point. À partir de là, le jeune adulte avait retenu son souffle et simplement écouté les consignes. Camille avait laissé un mot. Kenna s’était souvenu d’une certaine discussion en décembre qui l’avait particulièrement marqué et touché. Il avait eu une idée, et, persuadé qu’il avait raison, avait su se montrer assez insistant pour qu’on le prenne au sérieux. Cléo était physiquement le plus proche de l’endroit auquel il pensait. Ni une, ni deux, le préparationnaire avait attrapé ses deux colocataires par le cou et leur avait ordonné de le suivre pour l’aider à chercher. Fabien avait immédiatement hoché la tête sans poser de question. Mikaël avait râlé car il devait absolument réviser, avant de se lancer à la poursuite de ses deux amis en courant. À bien y penser, il pouvait bosser dans le bus, en fait, ce n’était pas un problème. Les trois jeunes gens s’étaient immédiatement dispersés dans la zone du vieux Lyon en criant et en interpelant les passants. Cléo, lui, avait foncé près du pont dont Jean-Marc lui avait parlé. Là, trouvant enfin Camille au loin, déjà en train de monter sur la balustrade, il en avait lâché son appareil qu’il avait embarqué dans l’idée de montrer aux clampins des photos de sa bienaimée, puis s’était mis à courir sur toute la passerelle en hurlant, poussant d’un coup d’épaules les quelques imbéciles immobiles et attroupés, avant d’enfin se jeter sur Camille de tout son poids au moment où, déséquilibrée, elle semblait partir en avant.

Et là, alors qu’il reprenait enfin un peu son souffle et ses esprits, il n’avait forcément eu qu’une seule idée en tête : gueuler en serrant le plus fort possible contre lui cette pauvre créature déboussolée, ce afin de s’assurer qu’elle était bien là et qu’il ne l’avait pas ratée.

Une fois cela fait et sa colère passée, il la tira à bout de bras jusqu’à la terre ferme, où les attendaient Mikaël et Fabien, alertés par le bruit et la foule. Tous respirèrent un bon coup. Fabien se chargea d’appeler Jean-Marc au nom de Cléo. De son côté, Mikaël ramassa l’appareil photo, légèrement cabossé, et injuria les curieux qui leur tournaient encore autour. Baltringues qui n’avaient rien d’autre à foutre que de les coller et de les faire chier ! Ils ne voyaient pas que le couple avait besoin d’un peu de calme pour discuter ? Quand bien même c’était lui qui faisait le plus de bruit, ça, il n’en avait rien à foutre, lui il avait le droit, il était coloc d’un des concernés. C’était presque la famille !

À genoux dans les bras de son homme, Camille craqua et, la gorge asséchée, lâcha les quelques larmes qui lui restaient encore au fond de ses paupières. Sa vie n’était que souffrance. Malgré les moments joyeux, malgré son espoir et son sourire, il n’en pouvait plus. Cette journée l’avait brisé et lui avait surtout ouvert les yeux. Il était un connard égoïste qui ne méritait pas de vivre et qui pourrissait le quotidien de tous ses proches avec ses problèmes. À ces mots, Cléo se mit à pleurer à son tour, ce qui ne l’empêcha pas de gifler l’imbécile qui se lamentait, comme jamais avant il n’avait levé la main sur personne.

« JE T’INTERDIS DE DIRE ÇA ! », ordonna-t-il en criant à s’en rompre les poumons.

« De dire quoi ? », répondit immédiatement Camille, la tête baissée vers le sol.

« Tout ! Déjà, que t’es un connard ! Tu peux dire que t’es une connasse si tu veux, mais un connard, ça, je te l’interdits, tu m’entends ? On n’a pas fait tout ce chemin ensemble pour que tu utilises le masculin en parlant de toi ! Et pour te dénigrer, en plus ! Ça, t’as pas le droit ! T’as pas le droit ! »

Interloquée, la jeune femme déglutit. Elle s’attendait à tout, sauf à ça. Elle acquiesça. Elle était une connasse. Soit. Elle n’avait pas la force de se rebeller. Etrangement, cela la fit sourire. Ce signe de joie s’effaça immédiatement au profit de sa rage. Elle vida son sac. Cléo répondit à chaque fois du tac au tac sous le regard interloqué de la foule, toujours en train de se faire copieusement insulter par Mikaël qui cherchait à la disperser.

« Ma vie est merdique ! »

« Ma vie est merveilleuse depuis que t’es dedans ! »

« T’as pas perdu ta sœur ! »

« Nan, juste mes deux parents ! Toi, t’as encore ton père ! »

« Qu’est-ce que ça peut te faire que je veuille mourir ? »

« Moi aussi je voulais crever, abrutie. Et c’est toi qui m’a sauvé ! Parce que je suis tombé amoureux de toi ! Avant, j’y pensais tout le temps ! Mais je n’y ai pas songé une seule fois depuis qu’on est ensemble ! Pourquoi, à ton avis ? Parce que tu me rends heureux ! HEUREUX ! Alors arrête de prétendre le contraire ! »

Cette fois-ci, Camille ne sut plus quoi répondre. Ou plutôt, elle n’y arrivait pas. À la place, toujours nichée en pleine rue dans les bras de Cléo, elle raconta sa journée, ce qu’Alec avait osé lui faire. Son pétage de plomb. Sa peur. Son sentiment de perdition. Sa certitude d’avoir volé la vie de Maxime. Et d’achever sa trahison en se faisant fille.

« T’as transition n’a rien à voir avec ta sœur ! », coupa son petit ami qui la serrait toujours plus fort. « C’est de toi dont il est question, ça a toujours été de toi, uniquement de toi. Même si je ne l’ai jamais connue, je suis sûr qu’elle t’aurait encouragée et aurait été fière de te présenter comme sa frangine ! »

Cette fois-ci, Camille accepta la sentence. Les yeux fermés et les mains agrippés aux manches de son homme, elle ne rajouta plus rien. L’orage venait de passer. Elle n’avait plus qu’une seule envie : se reposer. Elle avait sommeil. Tellement sommeil. Pour l’aider à s’endormir, dans l’attente d’une voiture pour la ramener chez elle, Cléo lui murmura une dernière chose à l’oreille :

« Je vais te venger. Je te le promets. Mais à la manière de tous ceux qui t’aiment. De cet abruti de blond sans qui je ne t’aurais jamais adressé la parole et de ce connard de Gabriel. Sans violence, juste avec toute ma haine, mais j’te promets que ça restera dans les mémoires et que tu seras vengée… »

*****

Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°8

Nom de la photo : « L’oiseau »

Effet : noir et blanc

Lieu : passerelle Saint-Georges à Lyon

Date : une fin d’après-midi de mai

Composition : j’ai découvert l’image alors que j’essayais de redresser mon appareil cabossé par une chute. C’est moi qui ai pris cette photo par accident, en appuyant surle déclencheur alors que je le jetais par terre. L’appareil était réglé sur un filtre noir et blanc, zoom poussé au maximum. Camille est seul sur le cliché, coupé à la taille, debout sur le rebord, de trois quart dos, regardant au loin, le vent faisant voler ses cheveux en arrière. Il ressemblait à un oiseau, prêt à s’envoler. Un oiseau que j’ai pu rattraper juste avant et enfermer à nouveau dans la cage formée par mes bras.

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PictureS[...] – 7. Photo N°7 – L’ange de la Sagrada Familia

Cléo ne manqua pas à sa promesse. Il avait juré qu’il inviterait Camille quelques jours en Espagne. Ce fut chose faite dès les vacances suivantes, celles de printemps, pour trois petites nuits. C’était tout ce que son budget pouvait lui permettre, mais c’était bien assez pour une première visite de Barcelone. Lui-même n’y avait jamais mis les pieds. S’il avait fait ce choix, c’était avant tout pour un désir assumé de tapas et surtout pour suivre les conseils de son colocataires barbus. Fan de la cité catalane, Fabien y était allé encore et encore. Il connaissait tous les lieux à voir, tous les bons petits restaurants ou s’arrêter et tous les musées où parfaire sa culture générale. Pour convaincre Cléo de choisir cet endroit, il lui avait même fait la promesse de lui servir d’audio guide par téléphone. Avec l’itinérance permettant enfin de profiter de ses forfaits illimités dans toute l’Europe, il fallait en profiter. Lui et Camille n’avaient qu’à partager une paire d’écouteurs et décrire les lieux qu’ils visitaient pour avoir un retour détaillé. Même si cela lui prendrait forcément un peu de temps, le grand passionné trouvait la chose parfaitement amusante.

Toute la préparation de cette petite aventure avait rendu fou Mikaël. Les vacances d’un préparationnaire scientifique devaient être dévolues à deux choses : se gaver de jus de pastèque et réviser afin de se donner le plus de chances de réussir les contrôles à venir et passer en classe étoilée. Que Cléo puisse conserver ses excellents résultats tout en s’accordant une coupure complète, ça lui sortait par les trous de nez. Et le rendait peut-être un peu jaloux. C’était fou comment les voyages avec sa maman lui avaient manqué cette année, lui qui était habitué à chaque vacance de découvrir un nouveau pan de la culture française ou mondiale. Du coup, il avait fait promettre à Cléo de lui ramener un mug bariolé à la Gaudi, avant de s’enfermer dans sa piaule afin d’affronter de nouvelles complexités physiques et mathématiques.

Pour Camille, les vacances arrivaient à point nommé ! Même s’il ne restait plus que quelques semaines à tenir avant le bac, sa vie de terminale lui était de moins en moins supportable. Le traitement s’était révélé plus difficile à suivre que ce qu’elle avait anticipé. Les premiers changements de son corps commençaient à se faire sentir, mais cela ne se faisait pas sans douleur musculaire, perte d’énergie et saute d’humeur. Et forcément, les beaux jours revenants et les vêtements se faisant plus léger, les autres lycéens ne pouvaient pas passer à côté. Très vite, la rumeur comme quoi Camille se bourrait d’hormones avait commencé à courir. Le simple fait qu’elle s’avale une poignée de cachets le midi à la cafet rendait la chose limpide. Forcément, les commentaires désagréables et désobligeants avaient fleuri, non seulement de la part d’élèves, mais aussi de professeurs aigris qui s’étaient laissé aller à quelques remarques particulièrement déplacées au moment de rendre quelques copies. Camille en avait pleuré à plusieurs reprises, en serrant les dents et se répétant encore et encore qu’elle avait fait le bon choix et que les autres n’étaient que des abrutis sans intérêt. Ce dont elle doutait, malheureusement, parfois.  Le mouvement s’était fait d’autant plus violent qu’Alec s’était même permis de faire circuler sous le manteau une pétition pour que l’administration sévice et empêche sa camarade de se droguer entre deux cours sans autorisation. Heureusement, bien que le mal fût fait, cette initiative emplie d’intolérance avait suffisamment fait scandale pour être jetée aux oubliettes, avec les autres revendications étudiantes, tel interdire les emplois du temps avec des heures de permanence, couvrir d’un toit mobile la cour intérieure pour les jours de pluie et virer le chef cuistot pour faute grave après avoir servi des brocolis bouillis mal cuits. Cette dernière idée datait de l’année précédente et avait été soutenue par un certain blondinet aigri, qui s’était retrouvé condamné à finir le plat pour lui apprendre à foutre le bordel quand les autres mangeaient.

Ce fut donc avec un certain soulagement que Camille vit poindre le doux mois d’avril et les deux semaines de congés qui y étaient associées. Même si elle ne pouvait passer que quelques jours avec Cléo, ils représentaient pour elle une pure bouffée d’air frais. Barcelone, en plus… Elle n’y était jamais allée et en rêvait depuis toute petite, ne serait-ce que pour pisser sur la façade du Camp Nou et ainsi montrer à sa fan de foot de sœur ce qu’elle pensait de ce sport stupide et de l’équipe légendaire qui habitait les lieux.

Pour le coup, en entendant ce projet d’enfance peut-être enfin bientôt réalisé, Cléo lui avait interdit de mettre son plan à exécution. Déjà parce qu’une fille qui pissait debout, ça faisait mauvais genre. Ensuite parce qu’il ne voulait pas être accusé d’être la cause d’un incident diplomatique entre la France et l’Espagne, pouvant mener à une guerre nucléaire ou pire, à une guerre des transferts. L’horreur sur terre.

L’arrivée en avion fut programmée un jeudi tôt le matin, le départ le dimanche suivant aux aurores. Les deux amoureux embarquèrent sur les coups de sept heures et se posèrent une heure vingt plus tard à l’aéroport El Prat de Barcelone, avant de rejoindre le centre-ville en bus. Casquette sur la tête et sac à dos sur les épaules, Cléo annonça la suite du programme : marcher et profiter au maximum de la journée avant de rejoindre leur petit hôtel le soir. Ce dernier ne pouvait les accueillir avant dix-sept heures, les vacanciers n’avaient d’autres choix que de porter leurs affaires. Heureusement, pour trois jours et nuits, ils avaient pu se contenter du minimum afin de ne pas se retrouver trop chargés. Minimum qui n’avait pas exactement la même définition pour l’un et pour l’autre.

« Je suis censée être une gonzesse ! Alors oui, j’ai pris deux paires de chaussures ! Ça te gêne ? »

Pour dire vrai, Cléo s’en foutait bien, tant que ce n’était pas là lui de porter l’énorme sac de randonnée de sa meuf. Ce qui fut sourire narquoisement Camille ! Le naïf, comme s’il pouvait espérer y échapper. Le mufle ! Il avait intérêt à l’aider.

Comme elle l’avait prévu, Cléo accepta en soupirant d’échanger leurs sacs afin de garder pour lui la charge la plus lourde. Ce que la lycéenne n’avait pas anticipé, cependant, ce fut que le budget soit tellement serré que son petit ami refusa net de gâcher ses deniers en taxi, préférant encore se briser le dos et la couvrir de cadeaux que de raquer pour ça. En plus, la ville était de taille modeste et tout le monde savait que la marche à pied ne pouvait faire que du bien à la jeunesse.

Là, Camille grimaça. Si son mini-short en jean, son débardeur blanc et son bob rose passaient plutôt bien et lui donnaient un véritable air féminin, les sandales à talons étaient très clairement un mauvais plan et lui brisèrent les chevilles. Cléo eut beau lui demander toute la journée en boucle pourquoi elle ne s’arrêtait pas pour changer de paire et mettre ses baskets – à quoi cela lui servait-il de souffrir vu qu’elle était déjà belle ? –, la réponse fut toujours la même :

« Déjà, elles sont au fond du sac ! Ensuite, elles en vont pas avec ma tenue ! Enfin, ta gueule, tu me fais chier ! »

De la place de Catalogne à la Sagrada Familia, il n’y avait que deux kilomètres et demi. La douceur d’avril permettait de ne pas avoir trop chaud. Les deux amants se hâtèrent afin d’arriver pille à l’heure indiquée sur leur billet et pénétrer dans l’édifice.

Petite cité médiévale au centre tortueux, Barcelone s’était développée à toute vitesse au moment de la révolution industrielle. Des routes parallèles et perpendiculaires y avait été construites, donnant l’illusion quand on regardait une carte d’avoir affaire à un gigantesque damier. Ce que la ville avait de plus beau à voir datait souvent de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles et portait la signature de l’architecte de génie Gaudi. Amoureux de couleurs et de formes, le principal représentant du modernisme catalan avait utilisé la ville comme terrain de jeu à toutes ses folies, construisant maisons, parcs et édifices. De la structure jusqu’au moindre détail de la décoration, il s’occupait de tout dans ses réalisations. D’abord honni par ses contemporains, il faisait aujourd’hui la fortune de la cité, en attirant masse de touristes dans la ville. Avec sept de ses œuvres inscrites au patrimoine mondial de l’Humanité de l’Unesco, il avait plus que prit sa revanche sur l’histoire.

Sur le chemin menant à sa plus grande prouesse, les deux adolescents s’arrêtèrent devant les façades de deux bâtisses classées : la casa Batllo à l’allure océanique avec ses murs ornés de couleurs et son toit faisant penser aux écailles d’un poisson arc-en-ciel, ainsi que la casa Mila, un ensemble d’appartements connu pour ses balcons et ses cheminées et tours de ventilation visibles depuis la rue. Les billets d’entrées étant résolument trop chers, Cléo se contenta de mitrailler les édifices de son appareil photo, tout en écoutant les explications et remarques de Fabien, insatiable au sujet de l’architecte, de l’autre côté du téléphone.

Mais l’effet ressenti devant ces deux maisons ne fut rien quand, enfin, le couple arriva devant la Sagrada Familia, ou temple expiatoire de la Sainte Famille, cette basilique à laquelle Gaudi avait consacré toute une partie de sa vie et qui, aujourd’hui encore, était toujours en chantier. Fin des travaux prévus pour 2027 avec enfin l’érection de la tour principale, le tout financé uniquement par les dons et les entrées pour la visite du temple, et ce depuis plus d’un siècle. L’extérieur seul valait bien le déplacement. Les autres tours déjà construites montaient haut dans le ciel et semblaient ne pas vouloir s’arrêter. La façade de la nativité, édifiée du vivant de Gaudi, ressemblait à un ensemble de dentelles où se mélangeaient de nombreuses sculptures à la pierre directement taillée en forme diverses, le tout dans un style des plus classiques et destructurés. À l’opposée, la façade de la passion était droite, moderne et stylisée, avec de longues lignes montantes et des représentations de figures religieuses aux traits angulaires. À chaque fois que les yeux des deux tourtereaux se posaient à un endroit, ils s’émerveillaient. Une façade lisse laissait sa place ici à une autre plus ondulée, là à une colonne dont la base représentait une tortue portant le monde. Il ne semblait y avoir aucune cohérence à l’édifice. Et pourtant, la Sagrada était un tout harmonieux et captivant.

Mais l’extérieur n’était rien comparé à l’intérieur. Les visiteurs passèrent d’un seul coup au gris sale de la pierre de taille à l’immaculée blancheur de la nef, dans laquelle une ambiance incroyable se faisait ressentir, du fait sans doute des jeux de lumières causés par la valse du soleil entre les vitraux. Affichant de nombreux dégradés allant du rouge au bleu en passant par le jaune, le vert, le violet et toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, ces derniers donnaient l’illusion d’être transporté dans un tout autre univers. Grandiose, incroyable et magique furent les mots qui revinrent le plus souvent dans la tête de Camille. Cléo, lui, était trop occupé à chercher les meilleurs cadrages pour faire ressortir en photo toute la magie des lieux. Sa plus belle fut sans doute celle qu’il réussit à prendre presque par miracle, alors qu’il s’était baissé pour refaire ses lacets. L’espace d’un instant, Camille s’était retrouvée seule à la croisée du transept, centre de l’église, juste entre les quatre piliers principaux, dédiés chacun à un évangéliste. Le nez pointé en l’air à la découverte d’un détail de la voute, son chapeau glissé dans la main, l’adolescente se tenait là, bouche entrouverte et visage paisible. Le moment fut celui que choisit le soleil pour s’échapper de derrière un nuage et frapper pile un vitrail bleuté et un autre orangé, dont les rayons déviés tombèrent directement sur Camille. À genoux, en contre plongée, observant cet ange en pleine lumière de trois quart dos, il n’avait plus resté à Cléo qu’à appuyer sur le bouton pour immortaliser la scène, capturant d’un seul coup une expression paisible, un sentiment hors du temps et l’architecture folle du chœur, de l’autel et du ciborium. Magique, tout simplement.

Entendant le clic répété de l’appareil, Camille tourna la tête vers l’objectif et secoua la tête de gauche à droite en contractant de manière amusée ses douces lèvres grenadines. Sérieusement ! Elle ne pouvait pas laisser son mec deux minutes derrière elle sans qu’il ne cherche à capturer son image.

Sortant de l’édifice, les amoureux prirent quelques instants pour se remettre de leurs émotions. Mais déjà, la suite de leurs aventures les attendait. Le parc Güell était situé à deux kilomètres et demi de là. En passant, les adolescents s’arrêtèrent dans un petit marché où ils purent acheter des fruits, du pain et un peu de charcuterie pour s’improviser un pique-nique et se reposer. Ce fût le moment choisi par Fabien pour les briefer. Le parc était sans aucun doute une des plus grandes réalisations de Gaudi, ou tout du moins, une des plus agréables à visiter. Jamais terminé, le projet d’origine consistait à créer une citée jardin dotée d’une chapelle et d’un ensemble de petites habitations – seule trois bâtiments avaient été terminés –, le tout autour d’une terrasse recouvrant un marché aux colonnes doriques. Ni Cléo ni Camille ne savaient vraiment ce que voulait dire le mot dorique, mais en gravissant les marches du magnifique escalier parsemé de fontaines qui y menaient, ils n’y pensèrent pas, trop éblouis une fois de plus par le génie de l’architecte, passé maître dans l’art de manier les formes, les courbes et les couleurs. L’air était doux. Des bancs permettaient de s’asseoir. Dans le parc, et ce malgré l’afflux incontrôlé de touristes, on ne pouvait que se sentir bien…

Forcément, Camille exigea de se faire photographier à côté de la salamandre multicolore faite de mosaïque, véritable symbole de la ville qu’on retrouvait en reproduction miniature dans presque toutes les boutiques de souvenirs.

Profitant d’un léger éclat de soleil pour se balader main dans la main dans le parc puis aux alentours, Camille et Cléo ne virent pas le temps passer. Déjà, il était temps pour eux de retrousser chemin vers la place de Catalogne, puis de se jeter dans le quartier gothique – ou Barri Gotic – à la recherche de leur petit hôtel, à cinq bons kilomètres de là. Le préparationnaire avait beau avoir mis toutes ses économies dans ce voyage, il n’avait guère pu faire mieux que de réserver un petit une étoile rue Carrer de la Boqueria. Exiguë, l’hôtel avait quand même pour lui d’être propre, d’afficher une décoration sympathique et surtout d’être particulièrement bien situé, à cinquante mètres à peine de la Rambla – principale voie touristique qui menait à la mer – et juste à côté d’une étrange ruelle sombre qui menait à une charmante petite place pleine de restaurants. À peine avaient-ils déposé leurs sacs sur leur minuscule lit double que les amoureux ressortirent de leur chambre pour profiter un peu de l’air marin et se chercher un petit bar à tapas où ils pourraient déguster les fameuses patatas bravas, choquitos et croquetas qui avaient fait la renommée de la gastronomie locale.

Enfin, après une crêpe nutella prise sur la Rambla en guise de dessert, les amants rentrèrent se doucher et se coucher. Propre et ses cheveux longs lui tombant derrière les épaules encore mouillés, Camille ragea à cause d’une méchante ampoule qui lui avait ruiné la journée et qui lui brulait le talon, puis fit mine de chouiner, ce afin d’attirer l’attention de son mec en train de comater à ses côtés. Kilomètre après kilomètre, ils avaient quand même bien marché, et devant porter le sac le plus lourd, Cléo était claqué. Mais même éreinté, il y avait des choses auxquelles il ne pouvait pas échapper, comme la vue plongeante sur le torse de sa petite amie, dont les formes commençaient à se faire légèrement visibles. Sa poitrine avait changé et s’était arrondie. Ses tétons s’étaient eux aussi légèrement développés. La transformation était douce, mais perceptible. Cléo laissa ses doigts s’y balader, là et ailleurs, sans que Camille ne réagisse autrement que par un léger sourire, signifiant simplement sa satisfaction de voir son homme s’amuser avec son corps. La douceur dura encore quelques secondes, avant que, n’en pouvant plus, le préparationnaire se jette sur ses lèvres, l’attrape par les hanches et ne la positionne sur le ventre en lui intimant de relever son bassin. Toute la journée, il avait été aux petits soins, se souciant à chaque instant d’elle comme d’une fragile poussière d’étoile, montrant ainsi à quel point il pouvait tenir à ses yeux bleus, ce qui avait fini par l’étonner lui-même. Il fallait bien qu’à un moment, il se rembourse à sa manière de ses efforts et de tous les frais engagés pour ce voyage ! Ce qu’il fit de manière particulièrement ferme et virile, causant quelques tressaillements de surprise dans la voix de sa partenaire qui ne manqua pas de lui faire remarquer ce qu’il pensait de sa manière de faire. Enfin, seulement lorsqu’elle réussit à reprendre son souffle, entre deux gémissements.

« T’es vraiment comme tous les mecs ! Une putain de bête sauvage en rut… Nan mais t’arrêtes pas, abruti ! Continue ! J’aime trop ça, moi ! Rha la vache ! »

Le lendemain fut placé sous les auspices de la culture. Au programme, de l’art, des musées et encore un peu de marche à pied. Camille ne réitéra pas l’erreur de la veille. Au diable la féminité, elle pouvait bien la laisser au placard pour la journée. La priorité était de profiter des vacances. Ce fut dont en mode « petit mec » qu’elle descendit prendre son petit déjeuner, sans ses piercings mais avec des baskets blanches, un bermuda beige en toile, un t-shirt ample coupe masculine, les cheveux attachés, une casquette bleue et un maquillage minimaliste au possible. Devant sa tasse de café, Cléo en écarquilla les yeux. Tout cela lui donnait une impression étrange. Quand sa copine lui demanda de s’exprimer au lieu de la dévisager avec des yeux de merlans mal frit, il haussa simplement les épaules et répondit le plus franchement possibles entre deux gorgées.

« Jusqu’à présent, dans ma tête, j’ai toujours considéré que le travestissement, c’est quand tu t’habillais en fille. Là, c’est la première fois que ça me fait le coup alors que tu te fous en mode garçon… »

D’abord surprise, Camille ne put masquer le ravissement qui lui éblouit le visage. Sa transition n’avait jamais voulu dire qu’elle abandonnait à jamais l’idée d’apparaître de temps en temps au masculin. C’eut été manqué de sens féministe que d’ainsi s’inscrire dans un clivage des sexes et des genres imposés par l’élite phallocratique. Les femmes devaient pouvoir se vêtir comme les hommes, c’était un droit, et quand ce n’était pas le cas, cela se transformait en combat. Alors pour Camille qui se définissait comme un troisième sexe principalement féminin mais pas dénué de toute masculinité, c’eut été un comble de s’y refuser par pur caprice. D’autant plus quand il fallait marcher des heures et qu’un entre deux vestimentaire lui semblait plus ridicule qu’autre chose Sa méthode était déjà toute trouvée. Ayant été forcé d’agir comme un garçon depuis son enfance, elle savait faire illusion, et ses nouvelles formes disparaissaient sans aucun problème sous de fines bandelettes qu’elle avait déjà pris l’habitude de placer sous ses vêtements au lycée.

La journée commença donc par le musée Picasso. Le plus dur fut d’en trouver l’entrée, bien mal indiquée sur la carte, malgré des panneaux partout dans la rue, immanquable pour ceux qui faisaient un peu attention.

Le lieu avait été conçu grâce à l’intervention de l’artiste lui-même, qui avait fait don de plusieurs séries et surtout de ses œuvres de jeunesse. Ce fut l’occasion pour les jeunes touristes d’apprécier la maitrise académique incroyable du maître alors adolescent. Ses toiles de l’époque n’avaient strictement rien à envier en précision et finesse avec celles des grands de son temps. Cela eut pour effet de leur faire apprécier différemment la suite de l’exposition. Les différentes périodes, bleu, rose ou cubique de Picasso s’inscrivaient dans une réflexion de l’art et de ses sujets.

Certes, comme Gabriel leur avait expliqué avant leur voyage, une série de piafs qui chient sur un balcon, le tout dessiné en trois coups de pinceaux sans se soucier des perspectives et des détails, ça allait plus vitre à peindre que la Joconde. Après, on ne pouvait pas en vouloir au vieux Pablo d’avoir réussi à gagner sa vie de son vivant ! Au moins lui avait le mérite d’être réellement un géni doué d’un talent sans limite.

Sous-entendu : il était libre à chacun de se faire sa propre opinion sur des prétendus artistes qui vendaient des biens communs une fortune simplement parce qu’ils y avaient apposé leur signature. Dans le lot des grands de ce monde pour lesquels tout le monde ne partageait pas le même enthousiasme, il y avait un autre nom fameux dans la cité catalane. Le peintre, sculpteur, céramique et graveur surréaliste Joan Miro, qui bénéficiait lui aussi de son musée non loin du stade olympique, en haut de la colline Montjuïc, que les deux vacanciers visitèrent l’après-midi, après avoir traversé une partie de la ville pour le trouver.

« En effet, c’est assez… surréaliste… », concéda Camille devant un dessin qui semblait tout droit sorti de l’imagination d’un enfant de trois ans légèrement dérangé.

« C’est pour ça que ça coûte cher… », soupira Cléo. « C’est justement parce que ce n’est pas fait par un enfant de trois ans dérangé, mais par un adulte dérangé, que les gens sont prêts à dépenser beaucoup d’argent. Paye ta nuance… »

La journée se termina par une longue balade sur la colline puis le long du port. Après être passés devant la statue de Christophe Colomb, les adolescents partirent à la recherche d’un café où se poser pour discuter de ce qu’ils avaient vu. Cherchant à amuser Camille en gesticulant dans tous les sens, Cléo se cassa la figure avec grâce, déclenchant ainsi le rire tant attendu. Une fois attablés, ils débriefèrent. Camille n’était résolument pas fan de Miro. Cléo comprenait. L’un et l’autre se demandèrent ce qu’en aurait pensé leurs proches.

« Cléa aurait adoré Miro ! », soupira le préparationnaire dans l’attente de sa limonade. « Moins ça a de sens, plus elle en trouve… Elle aurait pu y passer des heures à nous expliquer qu’on ne comprend rien ! »

« Et Gabriel aurait détesté… », conclut la lycéenne en faisant un signe poli de la tête au serveur qui venait d’apporter les boissons.

« Picasso, c’est plus son style, c’est sûr… » 

Si seulement ce moment avait pu durer toujours, ni l’un ni l’autre ne s’en serait plaint. Loin du quotidien, des devoirs et des personnes qu’ils ne voulaient pas voir, ils se sentaient bien. Ce break était une bouffée d’air frais salvatrice. Tout du moins, pour le temps qu’il pouvait bien durer.

Le lendemain sonna l’arrivée du dernier jour complet, avant le départ tôt le jour suivant. Outre une après-midi de balade libre, Cléo avait prévu une dernière petite surprise pour combler Camille : une sortie à l’aquarium local. Située en bord de mer, la ville de Barcelone avait investi dans un magnifique espace, riche de nombreuses espèces aquatiques. La lycéenne apprécia. Les animaux, elle adorait ça. Il y avait aussi un petit côté régressif à déambuler entre les bassins comme un enfant pour s’émerveiller devant une espèce étrange et difforme avant de passer à la suivante, gracieuse et colorée.

Deux zones se révélèrent plus intéressantes que la moyenne. Celles des requins, tout d’abord. Placés sur des tapis roulant, les visiteurs tournaient en rond autour d’un immense bassin rempli de nombreuses espèces, dont une tripotée de squales. Un panneau invitait en plusieurs langues les curieux à différencier mâles et femelles, avant qu’un autre, plus loin, ne donne la réponse. D’apparence semblables, messieurs et mesdames avaient néanmoins une petite dissemblance anatomique au niveau de la nageoire pelvienne, sous leur ventre. Seuls les mâles étaient dotés de deux ptérygopodes, qui faisaient office de pénis, particularisme unique chez les poissons. Leur nombre amusa particulièrement Cléo, qui murmura lourdement à l’oreille de Camille la blague que tout cela lui inspirait :

« C’est l’histoire d’un requin trans qui veut se faire une vaginoplastie. Là, t’as le docteur qui lui réponds : moi, je veux bien, mais je vous enlève une ou deux bites ? »

Tout d’abord effarée par cet humour d’une nullité abyssale, l’adolescente aux yeux bleu sombre craqua rapidement et ne put s’empêcher de pouffer en levant ses mains et yeux en l’air en disant que c’était complétement con, le tout devant un petit garçon Catalan, plus intrigué par cet étrange et bruyant couple français que par la poiscaille.

Deuxième zone à valoir le coup d’œil, celle des manchots. L’esprit décidément particulièrement grivois, Cléo admira avec soin les ébats passionnés et bruyants de deux oiseaux qui n’en pouvaient plus d’attendre leur repas, en ne manqua pas de les photographier sous toutes les coutures, jusqu’à ce que sa petite amie lui intime d’arrêter. En entendant que son comportement était absolument gênant et que tout le monde le regardait comme un pervers, le jeune homme se mordilla la lèvre inférieure et en ouvrant les yeux de manière très provocante, avant de s’exclamer en singeant un malheureux ne comprenant pas pourquoi il était grondé.

« Mais je SUIS un pervers ! Le plus de tous ! C’est même pour ça que tu m’adores ! Allez, viens ici que j’te fasse la même chose qu’au piaf ! Cam, steupl ! Un coup vite fait ! On dira aux gosses qui regardent que c’est la nature ! Comme les pingouins ! Enfin manchots, c’est pareil. »

Camille prétexta le petit passage réglementaire au petit coin pour s’échapper de l’étreinte oppressante du déluré, sans quoi elle aurait bien été capable de céder à la plaisanterie et de se mettre à chercher un coin sombre pour une gâterie express. Sans hésitation, elle se dirigea vers les toilettes dévolues au sexe fort. Autant en vertu de sa tenue du jour – semblable à celle de la veille – que de la foule qui se massait du côté des femmes. Avec la présence d’urinoirs, c’était plus pratique pour pisser. Et puis, comme le fit remarquer l’adolescente, il y avait moins de queue.

« Enfin, sans compter la mienne ! », sourit-elle malicieusement en finançant son affaire, avant de rejoindre son mec qui l’attendait à la boutique, une tortue en peluche rose violacée dans les bras.

« J’peux te l’offrir ? Dis, j’peux te l’offrir ? Ma p’tit tortue ! Ça te fera une copine ! Allez, steuplait, dis oui ! »

Étonnée, Camille replaça ses lunettes de soleil sur sa casquette, avant de se saisir de l’objet et de l’observer sur toutes les coutures. Elle hésitait.

« Mhhh. Nan. La couleur est trop moche ! Mais par contre, je veux bien que tu me prennes la bleue ! »

Forcément, un bleu sombre de la même couleur que ses yeux. Encore plus ravi d’offrir que Camille ne l’était de recevoir, Cléo afficha un large sourire et sortit un billet de son portefeuille. Cette fois-ci, c’était acté, il était ruiné. Il ne lui restait de l’argent que pour le repas du soir.

Avant cela, il fallait tout de même occuper l’après-midi. Décision fut prise de surtout se balader entre la rambla, le très agréable parc de la citadelle et le vieux gothique. Il restait une vieille cathédrale à visiter et un peu de lèche-vitrine à faire. Ce fut au tour de Camille de faire un cadeau à Cléo, en lui offrant un t-shirt un peu coloré floqué du nom de la ville qui changerait un peu de son attirance presque maladive pour le gris, le blanc et le noir. Là encore, il avait passé les trois jours tout vêtu de ses teintes fétiches. Encore heureux qu’elles s’accordaient si bien à ses cheveux et à ses yeux.

Pour la dernière soirée, Camille tint à se faire belle. De retour à l’hôtel, la lycéenne passa un long moment dans la salle de bain à se coiffer et à se maquiller, puis à farfouiller dans ses affaires à la recherche de la robe courte d’été en lin couleur crème orangée et brodée de motifs marrons, robe qu’elle était persuadée d’avoir prise avec elle avant le départ et qu’elle ne retrouvait plus. Mettant enfin la main dessus, elle l’enfila à même le corps, juste au-dessus de sa lingerie la plus fine qui venait remplacer le boxer qui l’avait serré pendant deux jours. Enfin, ce fut l’occasion de ressortir ses piercings et surtout ses sandales à talons, qu’elle n’avait certainement pas prises pour simplement décorer l’intérieur de la chambre. Elle était prête, Cléo lui indiqua d’un grognement animal qu’il la trouvait parfaite.

Les deux amoureux jetèrent leur dévolu sur un petit bar à tapas des plus conviviaux, où le service se faisait debout et où les convives se servaient en petites assiettes sur les plateaux qui passaient entre eux. Ce fut pour eux l’occasion de sympathiser et parler français avec quelques jeunes touristes qui avaient eu la même idée. L’ambiance était légère et agréable. Les petits verres de vin s’accordaient à merveille à la charcuterie. La chaleur augmentant, quelques lourds dragueurs firent leur apparition. Alors que Cléo s’était reculé d’un pas pour discuter avec des parisiens qui n’avait pas encore visité la sagrada familia, Camille se retrouva prise à partie par un lourdaud presque trentenaire mal rasé. Le pauvre bougre semblait à la fois célibataire et en chien. Toutes les mignonettes esseulées qui passaient étaient des proies idéales. Celle-là qu’il avait repérée en passant lui semblait tout à son goût. Jeune, innocente, mignonne et sans doute un peu crétine. Les nuits barcelonaises étant ce qu’elles étaient, il ne faisait pas grand doute qu’elle s’était aventurée à l’extérieur avec la ferme idée de se réchauffer le nombril par l’intérieur. Elles étaient si nombreuses à ne rêver que de ça ! Celle-là aussi, pensa-t-il d’un air ravi en voyant qu’elle frissonnait quand on cherchait à lui caresser la cuisse…

Comprenant rapidement à quel genre d’individu elle avait à faire, Camille hésita entre l’envoyer bouler à coup de pieds dans les roubignoles ou à s’amuser un peu. Le signe de la tête sournois de Cléo posé à trois mètres d’elles lui indiqua qu’elle pouvait se faire plaisir, il n’en manquerait pas une miette. L’inconnu pouvait essayer de la chauffer.

Il ne fallut pas plus de cinq minutes au malotru pour passer des attouchements déplacés à des propositions qui ne l’étaient pas moins. Il créchait dans une chambre d’hôtel par loin. L’occasion parfaite de passer un bon petit moment. Ce fut l’instant précis où le regard de Camille se fit le plus éclatant. Grand sourire, elle s’approcha du cou de son prétendant et commença à l’enlacer et même à l’embrasser, devant un Cléo qui devait se mordre la langue pour ne pas réagir trop bruyamment. Puis, attrapant la main baladeuse et l’orientant à l’intérieure même de sa culotte, elle murmura à l’oreille du mufle d’une voix inhabituellement langoureuse.

« Ok pour coucher avec toi, mais c’est moi qui t’encule ! »

Livide comme jamais, alors que Camille mimait une envie insatiable en mordillant sa lèvre recouverte de rouge éclatant à quelques centimètres de son visage, le dragueur s’enfuit sans demander son reste. Fougueuse, l’adolescente en rajouta une dernière couche en lui hurlant dessus au loin :

« Mais pars pas ! Mon mec aussi avait envie de te prendre ! Allez, quoi ! »

Morts de rire, Cléo et Camille durent payer et sortir du bar pour sa calmer. Là, ils l’admettaient, ils avaient été particulièrement salauds, mais Dieu que cela avait été drôle.

« En même temps, il l’a bien mérité… Nan mais t’as vu comment il me draguait ? Quel connard ! Ces mecs, ça n’a peur de rien ! Enfin, sauf des trans, faut croire… Putain, j’espère que ça va le calmer pour un moment ! »

« Nan mais déconne pas, Cam. Okay, c’était bien joué, tu m’as tué, surtout quand tu l’as forcé à te toucher le paquet ! Là, il s’est décomposé, j’étais plié en deux. Mais imagine qu’il t’ait répondu oui ? T’aurais pas eu l’air conne ! Enfin, ça m’aurait fait encore plus rire ! »

Après plusieurs minutes à essayer de retrouver leurs esprits sans pouvoir s’empêcher d’éclater de rire à chaque regard échangé, les amoureux reprirent la direction de leur hôtel pour passer une dernière nuit avant le retour à la maison. Au détour d’une ruelle, ils passèrent devant une petite église, sur le porche de laquelle une chorale adule avait pris place pour entonner quelques chants en langue castillane. Curieux, ils s’arrêtèrent pour écouter ces quelques notes qu’ils ne comprenaient pas. Le concert improvisé s’arrêta quelques minutes plus tard. La petite place se vida. Main dans la main, les tourtereaux s’échangèrent un sourire, qui se transforma très vite en baiser fougueux contre le mur de l’église. Peut-être était-ce le petit verre de vin, ou tout simplement le sentiment bien trop rare d’être enfin un peu heureuse, mais Camille n’avait pas résisté à l’envie de plaquer son homme contre un mur, de l’agripper par les poignets et de l’embrasser fougueusement comme si rien d’autre n’avait d’importance, et ce devant l’indifférence générale des passants à la recherche d’un endroit ou se sustenter.

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Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°7

Nom de la photo : « L’ange de la Sagrada Familia »

Effet : couleur – Lumière naturelle

Lieu : à l’intérieur de la Sagrada Familia

Date : premier jour de nos vacances de printemps à Barcelone

Composition : Camille en contre plongée, seul au milieu de la basilique, son chapeau à la main, mon sac sur le dos, regardant en l’air, émerveillé par quelques détails. C’est le moment qu’a choisi le soleil pour l’éclairer à travers les vitraux, créant ainsi un jeu de lumière magique. À l’instant, il m’a semblé comme un ange. Féminin comme jamais, avançant vers le chemin qu’il s’était choisi, béni par le seigneur lui-même dans sa démarche. C’est amusant que je dise ça. Je ne suis pas du tout croyant. Je n’ai jamais cru, ou plutôt, ai arrêté de croire bien assez jeune en toute justice divine. Elle n’existe pas. Les hommes sont des animaux sans maître ni créateur, dirigés par leurs pulsions comme n’importe quelle autre espèce. De fait, je ne me suis jamais senti bien dans les édifices religieux, lieux de mensonges et de duperies. Mais là, c’était différent. En voyant Camille à cet instant-là, je n’ai pas commencé à croire en Dieu, mais j’ai plus que jamais eu envie de croire en « elle ».

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PictureS[...] – 6. Photo N°6 – Jouet après utilisation

« Bien, merci de me fournir tout d’abord l’ordonnance de votre médecin traitant ainsi que le rapport rédigé par votre psychiatre. Ensuite, je passerai à quelques explications et je vous prescrirai le traitement le plus adéquat. Donc vous êtes là pour une transition MTF, c’est bien ça ? Pour toute la famille ou uniquement pour la demoiselle ? Non, ne cherchez pas, humour professionnel ! Mais j’ai déjà eu des cas assez intéressants dans le genre ! Un jeune garçon qui venait se faire prescrire des inhibiteurs de puberté en attendant d’avoir seize ans. Quelques mois plus tard, la mère revenait pour elle ! »

Le docteur Gouillard, la trentaine bedonnante, était un jeune médecin endocrinologue installé sur Lyon pour y ouvrir son propre cabinet. Après s’être spécialisé dans le domaine des hormones par pur intérêt intellectuel – leur pouvoir sur l’organisme le fascinait –, il avait découvert que, dans le lot de ses patients ne figuraient pas que des sujets victimes de dérèglements. Les personnes ressentant une gêne par rapport à leur corps et à leur sexe biologique étaient bien plus nombreuses qu’on ne le croyait. Dans la région, il s’était fait une spécialité dans l’accompagnement de ces populations. À la différence de certains confrères plus âgés et grognons, il savait dédramatiser les situations les plus tendues. Sa réelle empathie facilitait toute la phase de suivi.

De fait, il avait tenu à colorer son cabinet afin que les visiteurs s’y sentent bien, et y avait installé plusieurs chaises. Si les adultes ne rameutaient pas toute la famille au moment de le consulter, les plus jeunes ne pouvaient pas passer à côté de la présence d’un parent. Qu’ils viennent en plus avec leur petit ami du moment et refuse de leur lâcher la main, c’était plus rare. Mais mignon. Dans le cas de cette jeune Camille, née garçon et souhaitant transitionner, les regards craintifs qu’elle lançait à « son » Cléo en cette soirée de la fin du mois de janvier étaient même adorables.

À la suite de l’exposition en décembre, surtout à la demande de Cléo, Camille avait accepté d’affronter son père et de lui demander son soutient affectif et matériel dans cette nouvelle phase de sa vie.

La confrontation tant redoutée avait eu lieu le soir du réveillon de Noël. Invité à dîner, Cléo avait refusé tout échange de cadeaux tant qu’une certaine discussion n’avait pas eu lieu. Enfin, après la buche tout de même, qu’il avait trouvé savoureuse. Tremblante et chancelante, Camille avait eu un mal fou à se lancer. Son petit ami s’était alors chargé de crever l’abcès en posant directement sur la table les derniers cachets que l’adolescente avait récupérés et en lui lançant à la figure l’ordre « Parle », le regard sévère.

Incapable d’empêcher ses larmes de couler, Camille avait obtempéré, déjà en expliquant ce qu’étaient ces médicaments, puis comment elle les avait eus et surtout pourquoi elle se les était procurés.

« Je… J’en peux plus de mon corps, papa. Il ne représente pas ce que je suis. Enfin, je ne sais pas ce que je suis, mais certainement pas… ça ! Papa, réponds-moi… arrête de me regarder comme ça, j’t’en supplies. J’voulais pas te mentir, j’te jure… Mais j’en ai besoin… tellement… »

S’étouffant presque sur place avec la dernière bouchée de sa part de buche, Jean-Marc était devenu pâle, avant qu’une colère sèche et violente ne lui sorte de l’estomac et viennent teindre de vermillon ses joues et son front. L’engueulade qui suivit fut d’une rare violence, surtout pour cette maison qui n’avait presque pas connu d’éclat de voix en plusieurs années. Il fut question de confiance, de déception et de tristesse ! Les mots bloquèrent Cléo et heurtèrent Camille, qui ne put réagir qu’en gueulant encore plus fort, debout les deux mains sur la table, prête à renverser la nappe.

« Voilà pourquoi j’avais peur de t’en parler ! Parce que tu peux pas comprendre ! Tu cherches même pas à comprendre ! Comme t’as toujours pas compris pourquoi Maman et Maxime était morte ! T’es bloqué dans ta vie ! Normal que je n’avais pas envie que tu bloques la mienne en plus ! Pourquoi tu comprends pas, bordel ? »

La dernière fois que Jean-Marc avait levé la main sur Camille avant ce soir-là remontait au primaire, alors que ses deux enfants s’étaient amusés à créer une potion magique avec toutes les boissons qu’ils avaient trouvé dans le frigo. Dont un petit « Château Margot » à peine entamé qui lui avait coûté un bras. Mais cette fois-ci, la gifle n’avait pas pour objectif de punir ou de gronder. Juste de calmer l’adolescente pour lui laisser en placer une et mettre les points sur les « i ».

« C’est toi qui ne comprends pas, Camille ! Si tu m’en avais parlé, c’est moi qui te les aurais achetés, tes médocs ! Bien sûr que, pour moi, tu es mon fils et tu seras toujours mon fils, ça ne changera jamais. Mais si tu veux être ma fille, ça ne m’empêchera pas de t’aimer ! »

Hagarde devant cette affirmation, Camille s’était passé les ongles de sa main droite sur sa joue endolorie et humide, avant de bredouiller à voix basse.

« Ça… ça veut dire que… tu es d’accord ? »

« Bien sûr, idiote ! Depuis le temps que tu mets des jupes, tu penses bien que j’ai eu le temps de me préparer ! Comment tu as pu en douter une seule seconde et te lancer là-dedans derrière mon dos ? »

Ces simples mots eurent pour effet de changer l’ambiance du tout au tout. De tendue, elle passa à douce. Seules les larmes restèrent, sauf qu’elles n’étaient plus de colère mais d’amour. Se jetant dans les bras de son père, Camille pleura comme elle ne l’avait jamais fait depuis la disparition de Maxime, s’excusant en boucle et remerciant encore et encore son géniteur qu’elle aimait si fort, ce devant un Cléo soupirant de soulagement après avoir vu son visage passer par toutes les couleurs et son cerveau par toutes les émotions.

Le programme du mois de janvier fut simple. Rendez-vous chez le généraliste dès le premier jour ouvré et chez le psychiatre juste après. Comptant encore Jean-Marc dans ses patients réguliers et ayant déjà eu à s’occuper de Camille après les drames vécus plus jeune enfant, ce dernier accepta de transformer une séance avec le père en point avec la fille, et rédigea son rapport en moins de deux. Loin d’être une lubie passagère, le désir de l’adolescente était réfléchi et non vicié. Rien ne s’opposait, d’un point de vue psychiatrique, à un traitement.

Enfin, il fallut se rapprocher d’un endocrinologue. Camille choisit le plus naturellement du monde celui que lui avait recommandé son association, le fameux docteur Gouillard. Après avoir parcouru rapidement le dossier, ce dernier s’adressa directement à sa patiente pour quelques informations complémentaires. Son corps, particulièrement androgyne, laissait supposer des particularités génétiques où une prise d’hormone précoce. Un peu piteuse, Camille baissa la tête avant de murmurer sa réponse.

« Ni vraiment l’un, ni vraiment l’autre. Enfin, j’ai bien pris quelques médicaments ces derniers mois, juste pour essayer, voir comment mon corps réagissait, mais pas assez je pense pour observer des changements. Et génétiquement, je suis un garçon, pur XY, sans vraiment de maladie diagnostiquée, enfin si j’en crois mon généraliste. Mais j’ai toujours été androgyne à mort, et vu que je prends beaucoup soin de moi… »

Le mérite de la franchise était qu’elle permettait d’avancer. Le docteur Gouillard n’était pas là pour faire la morale à ses patients, même s’il n’en pensait pas moins. Comme de nombreux médecins, il avait en sainte horreur l’automédication. Autant pour le manque à gagner que cela procurait à la profession que pour les risques stupides et inutiles que prenaient les patients. Enfin, là, il demanda simplement le détail de ce que l’adolescente avait pu prendre, haussant un sourcil au fil des mots qu’il recopiait avec application sur une feuille blanche, avant de demander le bilan hormonal de la dernière prise de sang de l’adolescente, qu’avait eu l’intelligence de lui prescrire son généraliste. Et en effet, plusieurs choses s’y retrouvèrent, tel un taux de testostérone particulièrement faible pour un garçon de son âge et la trace des substances ingurgitées sans ordonnance. Le docteur Gouillard, d’ailleurs, s’amusa de ces résultats. Quand un garçon se pointait avec des relevés pareils, c’était plus souvent pour corriger le tir et obtenir des hormones masculines que le contraire. Se ressaisissant, il joignit ses deux mains et s’adressa avec un ton relativement sérieux à son audience. L’heure était venue d’aborder certains sujets plutôt complexes qui nécessitait concentration et attention.

« Votre corps produit moins de testostérone que la normale d’un jeune homme adulte, vous êtes dans la tranche basse. Ce qui dans votre cas est tout sauf un problème, on va simplement adapter votre traitement en fonction. Bon, passons aux choses sérieuses. Dans le cadre d’une dysphorie de genre… Ah, je vois que si mademoiselle n’a pas tiqué, vous autres messieurs ne connaissez pas ce terme. C’est pourtant important, je vous explique… »

 Assez prosaïquement, la dysphorie de genre n’était rien d’autre que le nom actuel de ce qui était connu jusqu’alors comme « trouble de l’identité sexuelle ». Cette version sémantique était réputée plus juste, comme le docteur Guillard le précisa en fixant Camille dans les yeux.

« La dysphorie de genre est un malaise, pas une maladie. De fait, un malaise s’accompagne, mais ne se soigne pas. »

Cette nouvelle définition avait des effets à la fois positifs et négatifs. Pour les personnes concernées, il était agréable de ne pas être considérées comme des bêtes étranges ou des anormalités. Cela rassura Cléo, ravi de voir que la médecine avançait souvent plus vite que la société et que c’était bien lui qui avait raison quand il gueulait sur sa chérie dès qu’elle se présentait comme un monstre.

Restait l’effet un peu moins agréable.

« Bon, en revanche, au niveau de la sécurité sociale, hein, on ne soigne que les maladies. Donc la Sécu, votre « dysphorie de genre », elle s’en tamponne le coquillard avec votre Carte Vitale. Pour être remboursé, il faut bénéficier d’une affection longue durée. Ne vous en faites pas, pour ce qui est du traitement hormonal, vous êtes dans les clous. Par contre, l’État ne prend pas en charge le suivi psychologique. Pas fou, le pépère ! »

Jean-Marc en grimaça. Youpi, de l’administratif. Ne restait plus que l’espoir que tout soit en règle. Mais déjà, le médecin avait rangé son humour dans sa poche et était passé à tout autre chose. Il fallait maintenant définir précisément ce qu’attendait Camille, ce qui n’était pas une mince affaire.

« Si j’en crois le rapport de votre psychiatre, vous avez le sentiment de ne pas vraiment appartenir à un sexe déterminé, mais plutôt à un troisième sexe, entre masculin et féminin. À cela près que vous penchez beaucoup plus vers le féminin, d’où un désir de transitionner et de suivre un traitement hormonal afin d’adapter votre corps à votre réalité. Déjà, il est dans mon rôle de vous rassurer. C’est tout à fait classique. Cependant, il faut que vous ayez bien en tête ce que signifie un processus de réattribution. »

La liste avait de quoi faire un peu peur. Pour le traitement hormonale, Camille n’hésitait pas du tout. Elle attendait depuis un moment qu’on lui administre un régime sur mesure à base d’Antiandrogènes – limitant drastiquement la production de testostérone – et d’Œstrogènes, utilisés pour induire la féminisation, ce qui se traduisait par un développement mammaire et une modification de la répartition des graisses. Même quand il fut question des effets secondaires – perte de libido et risque de baisse drastique de la fertilité –, la lycéenne ne moufta pas, à l’inverse de son petit ami, pas forcément ravi d’apprendre que les érections spontanées se feraient plus rares. Si érection il y avait encore, comme le détailla le médecin.

« La question de passer sur le billard se pose toujours à un moment, mais il est encore prématuré d’en parler. En effet, il faut être majeur pour se lancer dans une vaginoplastie, et ensuite, les délais peuvent être longs. Et surtout, les effets sont irréversibles. Il faut garder à l’esprit que malgré tous les progrès de la science, retirer le corps caverneux du pénis, retourner la peau vers l’intérieur et retirer les testicules ne vous donneront jamais les mêmes sensations sexuelles que si vous étiez née avec un vagin. Ce genre de décision demande de la réflexion. Et aussi de garder à l’esprit que l’opération comprends une hospitalisation de huit à neuf jours ainsi qu’une incapacité de travail d’au moins six semaines. Et je ne vous parle pas des complications possibles au cas où le chirurgien s’y prend comme un manche et vous perfore le rectum. »

Pour le coup, Cléo tourna de l’œil. Il ne pensait pas que le sujet serait abordé aussi crument et directement. C’était quand même de son petit jouet dont il parlait, comme il le murmura du bout des lèvres pour ne pas se faire entendre. Enfin, Camille évacua le problème pour l’instant. Certes, l’adolescente détestait son corps et cette protubérance, mais elle n’avait pas non plus envie de la voir remplacée par une horrible cicatrice. Si déjà elle avait un peu de poitrine, cela la comblerait pas mal…

« La encore, vous avez le temps. Voyons déjà si les hormones jouent bien leur rôle et si votre corps se développe. Vous êtes fine, donc vous n’avez pas forcément besoin d’énorme ballons de baudruche afin d’être féminine. Après, si vraiment c’est important, il restera les prothèses mammaires. Enfin, pour finir dans le même état d’esprit, je ne dis pas ça à tout le monde, mais à la vue de votre âge et de votre caractère androgyne assez marqué, je ne vous conseille pas vraiment de suivre une chirurgie de féminisation faciale. Ce qui consiste simplement à de la chirurgie esthétique. Vous pourrez y penser à votre majorité, mais n’en abusez pas. Vos traits sont particulièrement fins, ne gâchez pas tout en étant trop gourmande. Rien ne presse. »

Sincèrement, Camille avoua n’avoir jamais pensé à cette partie-là. Son visage, une fois maquillé, faisait parfaitement illusion, et elle faisait mieux que se défendre avec un crayon et un mascara dans les mains. Enfin, si elle pouvait aussi obtenir le droit de son père de se faire une épilation laser du visage… Le reste du corps, elle gérait plutôt bien l’affaire, comme toutes les femmes. Mais elle ne supportait pas de devoir s’épiler le duvet au-dessus des lèvres et les rouflaquettes plusieurs fois par semaines. Information qui fait tiquer Cléo.

« Tu ne te rases pas ? »

Étonnée par cette remarqua, Camille hausa les épaules et fit la moue, puis répondit simplement que non, pas besoin, peau de bébé obligeait. En revanche, les petites bandes de cire, elles, restaient nécessaires pour avoir toujours le visage lisse. Et à force, ça douillait.

Restait enfin la question de la voix, où un passage chez l’orthophoniste était souvent nécessaire. Pas forcément pour l’adolescente, habituée depuis assez longtemps à parler avec deux tons différents, le plus naturellement possible.

Ainsi se termina cette première visite chez l’endocrinologue, avec la rédaction de la première ordonnance – comprenant cachets, gels et injections –, que Camille serra avec joie contre elle, ravie de cette concrétisation d’un cheminement qui lui avait tant retourné la tête. Les premiers effets visibles d’un tel traitement prenant toujours un peu de temps à se faire sentir, il n’y avait pas de raisons pour changer quoi que ce soit dans ses habitudes avant la fin de l’année scolaire. Folle de joie, elle se jeta même au cou du docteur, qu’elle remercia pour son aide, sa sympathie, sa façon de dédramatiser avec humour et ses bons conseils. Ce qui ne l’empêcha pas d’en redonner un dernier, parfaite synthèse de tout ce qu’il avait cherché à faire passer ce soir-là.

« Une transition n’est pas l’obligation d’un tout mais une échelle personnelle. L’objectif est de trouver le corps dans lequel on se sent le mieux. »

Un peu plus chamboulés que leur fille et compagne, Jean-Marc et Cléo s’accordèrent sur la nécessité d’un bon repas pour se remettre de toutes ces émotions. À l’unanimité des voix masculines, cela serait couscous, quand bien même Camille râla que ce n’était pas très sport, surtout au moment où elle était censée devenir vraiment chiante à propos de sa ligne. À ce propos, son amoureux profita de l’arrivée de la semoule à table pour énumérer tous les effets secondaires qu’une prise d’hormones pouvait provoquer et que le docteur avait cités, non sans un zeste de misogynie provocante et revendiquée :

« Baisse de la fertilité et de la libido, risque de caillots sanguins, fatigue, apathie, faiblesse musculaire… Ah nan, j’avais des doutes, mais là, je suis convaincu. Ces trucs-là sont bien capables de te transformer en pure gonzesse. Manquerait plus que t’aies tes règles, et là, ça serait le pompon ! Alors excuse-moi de profiter de mes derniers instants de liberté avant que tu ne deviennes complétement chiante et passe-moi la harissa ! »

Malgré les petites vannes, Camille obéit sans broncher ni répondre. Elle était bien trop heureuse du soutien et de la présence des personnes qui comptaient le plus pour elle. Un de ses premiers réflexes fut tout de même d’envoyer un SMS à Margot pour tout lui raconter, avant de l’appeler en rentrant à la maison pour discuter jusqu’au bout de la nuit de ses avancées, de ses craintes, de ses joies et même de ses aspirations.

« Papa a vraiment été cool, j’en reviens pas. Il m’a simplement dit que je n’avais pas intérêt à rater mon bac, sinon, il me reprenait mes médocs ! Ce qui ne risque pas d’arriver vu que j’ai un dossier de tueuse et que je vais demander la même prépa que Cléochou l’année prochaine ! »

L’annonce de ce petit changement sur Facebook fut plutôt bien accueillie. Camille l’avait simplement dévoilé à son cercle d’amis proche en postant la photo de son ordonnance et en ajoutant le hashtag #entransition. Simple et directe, ce qui lui valut plusieurs messages, parfois enjoués, toujours respectueux. Un certain brun, par exemple, avait répondu que lui et son blond étaient ravis pour elle, qu’ils espéraient vite voir le résultat – et ses boobs –, et que le blond en question proposait même un petit week-end dans un camping sympa qu’il avait déjà visité deux ans avant, ce qui était totalement hors de question et ce qui le priverait de dessert pour avoir osé y penser. Hashtag #dressage.  

Toute ces raisons d’être heureuse furent cependant assez rapidement contrariées, la faute à des dernières semaines de cours avant les vacances de février assez compliquées. Forcément, les effets du traitement prenant leur temps à se faire sentir, Camille ne pouvait pas affirmer qu’elle se sentait mieux dans sa peau. Ce d’autant moins que le lycée veillait au grain pour ce que ses tenues les plus provocantes restent au placard aux côtés de la boite contenant ses deux petits piercings. L’absence de beaux jours ne lui permettait même pas d’afficher son tatouage dehors, tatouage qu’elle adorait observer et toucher du bout de ses ongles vernis dans sa glace le matin. Pas trop longs afin de ne pas faire vulgaires, Camille les avait entretenus avec soin afin qu’ils s’accordent au moins avec son apparence future et avec ses cheveux de plus en plus longs qui lui permettaient de varier ses coiffures. Mais les ongles, ça se casse facilement. Surtout quand on commence à se battre avec quelques connards irrespectueux ayant appris la grande nouvelle par le biais de paroles rapportées.

Même si elle passait presque tout son temps libre entre les cours avec Margot et Kenna – qu’elle appréciait sincèrement depuis leur petite balade à Lyon –, Camille ne pouvait ainsi s’empêcher d’étouffer et de trouver le temps aussi long que son quotidien désagréable.

Ce fut pour cette raison que Jean-Marc invita Cléo à passer une semaine avec eux aux sports d’hivers. Si le bien-être de sa fille passait par la présence du jeune garçon à la peau clair et aux yeux gris bleuté, soit, il n’était pas à un forfait et à une location de ski près. C’était aussi une façon de remercier le panda pour tout le mal qu’il s’était donné ces derniers mois pour le bonheur de sa tortue. Gêné, le préparationnaire avait tout de même accepté la proposition, non sans promettre en retour d’inviter à son tour Camille, sur ses deniers personnels à un petit voyage lors d’un long week-end, si possible avant la fin de l’année. Entre sa bourse, ses maigres dépenses quotidiennes et l’argent de poche glané par la vente de quelques photos en décembre dernier, il avait de quoi se permettre un court road-trip en Espagne. Jean-Marc accepta pour sa fille, en promettant au moins de payer un billet de train.

La station de ski de La Plagne possédait son lot de résidences et d’appartements au bas des pistes. Suffisamment pour en trouver un idéalement placé avec deux chambres. Jean-Marc se réserva la plus petite, celle avec le lit une place, laissant ainsi un peu d’espace et d’intimité au jeune couple. De même sur les pistes. Afin de ne pas étouffer sa fille et son mec, l’adulte avait convenu de skier avec eux toute la matinée puis de les quitter après le pique-nique ou repas dans un restaurant d’altitude, leur laissant ainsi toute l’après-midi pour s’amuser entre amoureux tandis que lui rentrait tranquillement à l’appartement pour faire les courses et préparer le repas, à base de fondue, de raclette ou de tartiflette. De son côté, Cléo avait été assez ferme. Il lui fallait au moins quatre heures de travail par jour afin de ne pas perdre le rythme. Une le matin, ce qui le poussait se lever plus tôt, et trois le soir, deux entre le coucher du soleil et le repas et une après. Ce n’était certes pas très sympathique pour Camille, obligée de jouer en ligne à Pokémon sur sa console portable avec son escrimeur préféré pour passer le temps, mais cela restait nécessaire.

Du coup, ce fut bien sur les pistes puis lors du coucher que les deux amants profitèrent le plus des vacances. Camille avait fait le choix d’une combinaison noire, refusant de tomber une fois de trop dans le cliché de la nana toute vêtue de rose moche qui ne ressemblait à rien, si ce n’était à un cliché sortit tout droit des bronzés font du ski et de la fin des années soixante-dix. Le ski, elle connaissait, et elle préférait foncer à toute allure sur les rouges, quitte à laisser son homme en gris galérer derrière. Non pas que Cléo était mauvais, simplement qu’il était légèrement moins à l’aise, ce qui ne manqua pas de l’énerver et de le pousser à grogner à Camille d’aller moins vite, et ce d’autant plus fort que la concernée semblait se foutre de sa gueule en l’attendant, allongée dans la neige.

« Putain, t’es chiante ! Ralenti, où j’te brise ton troisième bâton ! Tant que tu l’as encore ! »

Ce genre de sortie, loin de choquer la lycéenne, la faisait rire et enclanchait immédiatement son sens de la répartie ! »

« Mais ce macho, je rêve ! Si t’avais pas envie de te faire battre par ta meuf, fallait pas en choisir une avec une bite ! »

Le tout se poursuivant à chaque fois, au choix, par une bataille de boules de neige ou des chatouilles et roulés boulés dans la neige poudreuse. Parfois, subissant les effets secondaires de son traitement, Camille se mettait à pleurer dans les bras de son brun. Sinon, elle se jetait de manière bestiale sur ses lèvres pour quémander de sa petite dizaine de centimètres de moins un baiser salvateur et bien mérité, qu’à chaque fois Cléo lui accordait en souriant.

Bien que sujet de plaisanterie, la question anatomique continuait de travailler quotidiennement l’adolescente. Autant l’idée de se soumettre à une vaginoplastie lui faisait plus peur qu’autre chose, autant elle se demandait bien à quoi pourrait encore lui servir sa fameuse protubérance une fois sa transition achevée. Elle risquait plutôt de faire tâche et de jurer avec l’ensemble… Ce qu’elle ne manqua pas d’exprimer le dernier soir après le repas, alors que Jean-Marc était parti une dernière fois se dégourdir les chambres en laissant l’appartement aux deux adolescents.

« Cléo, tu m’écoutes ? Bordel, c’est sérieux ! »

Allongé sur le lit un bouquin à la main, Cléo ne se sentait pas particulièrement impliqué dans la conversation. Tout juste répondit-il en baillant :

« Ça me dérange pas… »

La belle affaire. Cela ne voulait pas dire grand-chose. Se rapprochant à sa hauteur, Camille exigea des précisions :

« Ça ne te dérange pas la vaginoplastie ou ma bite ? Réponds, sérieux… »

Cela ne semblait pas être dans les intentions immédiates du jeune homme. Lâchant son livre sur le bord du lit, il se contenta de soupirer d’agacement, avant d’attraper sa compagne par la taille et de l’enjamber pour se placer au-dessus de ses cuisses. Enfin seulement, alors que ses mains s’étaient déjà glissées sous le pull et le pantalon de sa promise et que ses lèvres s’étaient faites picoreuses, il lui glissa le fond de sa pensée à l’oreille.

« Ça ne me dérangerait pas que tu passes sur le billard. Mais franchement, ça ne me dérangerait pas non plus que tu n’y passes pas. Ce truc, c’est mon petit jouet à moi. Et j’adore jouer ! »

La suite fut aussi douce que la lumière tamisée provenant de la rue et filtrée par l’entrebâillement du volet. Cléo avait machinalement éteint la lampe de chevet. Ce qu’il s’apprêtait à faire méritait plus d’être vécu que vu. En à peine quelques secondes, Camille se retrouva nue dans ses bras tout aussi peu vêtus. Une légère forme semblait se dessiner sur sa poitrine de lycéenne. La caressant, Cléo lâcha un sourire, avant d’y poser sa langue. Cette dernière, douce et chatouilleuse, poursuivit son chemin vers le nombril, puis vers cette zone parfaitement épilée qu’il prétendait aimer.

Sentant un mordillage, Camille piailla et recroquevilla ses mains à côté de sa tête. Comme d’habitude, c’était horriblement gênant. Elle n’avait certes pas de « minou », mais comme le voulait l’expression populaire, elle avait divinement l’impression de se le faire bouffer. Une humide chaleur s’empara de son corps et de ses paupières. Cléo savait y faire. Trop bien pour un garçon de son âge. Déformation professionnelle d’un temps révolu qui avait de quoi rendre amer. Et pourtant, quel pied…

Ne se sentant plus, Camille déglutit et serra les draps. Foutu sensation masculine d’un orgasme à venir pas forcément voulu, mais dont sur le moment elle ne pouvait pas imaginer se passer. Encore que, pour jouir, aurait-il fallu que le maître du jeu l’y autorise. Malicieux, Cléo s’arrêta au pire moment. Celui ou, tremblant, sa partenaire semblait sur le point de rendre les armes. Accompagnant ses gestes d’un sourire, il se glissa vers la tête de lit, recouvrant ainsi Camille de tout son corps. Lèvres contre lèvres, torse contre torse et doigts enlacés, il commença à se frotter, usant de la région glutéale de son anatomie pour masser le fameux troisième bâton. Ce jusqu’à ce que Camille, étouffant sous les assauts de ses baisers, ne s’abandonne et accepte de se laisser complètement faire. Satisfait, Cléo guida du bout des doigts l’objet de son désir puis, une fois sous le contrôle de son propre corps, le serra et contracta en multipliant les mouvements de haut en bas, variant rythme et pression afin de rendre fou son propriétaire.

C’était somptueux. Camille avait beau ne pas être plus fan que ça de la chose – elle avait d’autres préférences dès lors qu’il fallait jouer à la bête à deux dos –, elle ne pouvait prétendre ne pas aimer ça. Avec Cléo, personne ne le pouvait, se dit-elle comme pour se rassurer. Mais elle encore moins que les autres.

Alors même que son homme semblait partager son plaisir, ce qui se devinait autant par les râles et souffles lourds qu’il lâchait que par le frétillement de plus en plus proche de craquer de sa propre virilité, Camille s’abandonna. C’était trop. Trop bon, trop chiant, trop humiliant, trop agréable, trop tout, à tel point qu’elle n’arriva pas à résister plus longtemps. Plusieurs contractations suivirent sans qu’elle ne parvienne à se contrôler. Si des larmes d’émotion causées par l’orgasme coulèrent sous ses paupières, ce fut toute l’expression de son amour qui s’écoula à l’intérieur de son homme. Une manifestation destinée à disparaitre petit à petit au fil des cachets qu’elle prenait et crèmes qu’elles utilisaient, à l’inverse de la jouissance que rien ne saurait limiter ou faire taire.

Pleine de sueur, Camille resta là quelques instants sans bouger, laissant son homme empalé finir son propre travail et recouvrir son ventre d’une fine rosée, ou se tenait déjà sa main. Portant le bout de ses doigts à ses lèvres et à sa langue, elle soupira. Connard de merde avec ses démonstrations idiotes dénuées de sens. Et maintenant, quoi ? Alors que Cléo s’était relevé et essuyé, avait rallumé la lumière et sans grande raison, était allé chercher son appareil photo pour la mitrailler dans toute son intimité, Camille l’invectiva sèchement.

« Toute la semaine, chaque soir, on a fait l’inverse, et ça t’allait très bien. T’es tout fou quand je te suce et tu kiffes me prendre, et moi aussi j’adore ça… Tu cherches quoi, là ? Et arrête de prendre mes couilles en photo, bordel… »

Toujours souriant, Cléo reposa son appareil sur son sac et se glissa sur le lit à côté de sa petite amie, nichant sa tête dans le cou de cette dernière. Il n’avait pas envie de répondre, tout de moins pas tout de suite. Il préféra attendre cinq bonnes minutes, le temps de laisser ses mains se reposer avant de les laisser à nouveau se balader sur le corps et entre les cuisses de la belle. Seulement à cet instant-là, alors que ses caresses semblaient produire à nouveau le même effet, accepta-t-il de se justifier, avec un ton mièvre, un poil moqueur, certainement amoureux et absolument coquin.

« Pour la photo, je serais bien content d’avoir un souvenir en gros plan si demain, tu décidais de tout dégager sans me prévenir ! Parce que moi, je l’adore ton machin. Après, si tu veux vraiment mon avis, le fait que tu aies une bite ou pas, c’est juste une question de cul et de chirurgie. Ça ne change pas le fait que tu as décidé d’être ma copine et que j’ai décidé d’en être heureux, quoi que tu décides de faire avec tes couilles. En attendant, même si c’est certainement et avant tout ton corps, c’est aussi un peu mon jouet ! Et tant qu’il sera là, je compte bien m’amuser avec ! Oups, scuse, j’crois que ma langue va encore glisser… »

« Idiot ! », murmura Camille, un sourire énorme sur le visage et les doigts emmêlés dans les cheveux de son homme, semblait-il de son côté reparti pour un tour. Malgré tout ce qu’il avait vécu, Cléo avait la capacité rare de complétement se comporter en gamin quand les choses sérieuses le faisaient trop chier. C’était apaisant, en fait. Et en même temps, rassurant. Bien assez pour que Camille se sente pour une fois sincèrement bien… Peut-être que Cléo avait tout simplement raison, ni plus ni moins…

« Va pour garder cette monstruosité pour l’instant, alors… »

****

Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°6

Nom de la photo : « Jouet après utilisation »

Filtre : couleur – Lumière naturelle

Lieu : à la Plagne, dans notre chambre

Date : dernier soir des vacances d’hiver

Composition : un cliché prit sur le vif, avec un cadrage inspiré de l’origine du monde de Courbet. Mon petit Camille, après que nous l’ayons fait. J’adore le voir détendu ainsi. Cette chose aussi, entre ses cuisses, qu’il passe son temps à accepter puis à rejeter. Un sexe merveilleusement beau, en action comme au repos. Ici, après l’action justement, perlant encore légèrement et se recroquevillant sur lui-même. Je ne sais pas si cette photo a beaucoup de sens, mais je sais que tout cela a de l’importance pour Camille. J’espère que mes mots auront réussi à le calmer et l’apaiser. Bien sûr que j’accepterais qu’il fasse ce qu’il veut. Mais jamais n’importe comment, par précipitation. Je ne veux pas le voir souffrir, perdre des sensations et regretter. Alors, tant que je peux lui montrer que ce type de plaisir ne change rien au genre qu’il s’est choisi et qu’il ressent au fond de lui, je le ferais.

PS : plus ça va, plus je le trouve bonne… quand sa transition sera achevée et qu’il aura vraiment un corps de femme, s’il garde mon petit jouet préféré en place, alors je crois que j’aurais en face de moi la réalisation parfaite de tous mes fantasmes… J’en rêve… Quoi ?  Ça va, moi aussi je lis des mangas…

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PictureS[...] – 5. Photo N°5 – Première photo volée de ma femme

Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas neigé sur le Rhône à Noël.

Cela ne serait sans doute pas pour cette année non plus, soupira Camille en observant sur internet la météo prévue pour les jours à venir, de son anniversaire jusqu’aux vacances. Comme le disait la maxime qu’il avait lui-même inventé : anniversaire pluvieux, Noël miteux. Et il ne faisait pas franchement beau en ce jeudi de décembre où, peu de temps avant le début des congés, il venait de fêter ses dix-sept ans.

Déjà. Il avait un peu de mal à y croire. Encore, seize, ça va, ça fait jeune. L’âge de l’adolescence, des soirées et des conneries entre potes. Cela pourrait presque faire un bon titre de film. « Seize ans ». Rien que la force se dégageant de ce nombre permettait d’induire de nombreux effets dramatiques, de donner envie d’aller plus loin. Mais dix-sept ? Piégé entre seize et dix-huit, entre l’enfance et la majorité… Trop jeune pour être libre, presque trop vieux pour être un enfant. Dix-sept ans.

L’adolescent n’avait pas particulièrement envie d’organiser une fête. La majorité de ses amis ayant foutu le camp et ne prévoyant pas de repasser dans le coin uniquement pour la lueur de ses beaux yeux bleu sombre, Camille ne voyait pas pourquoi il se ferait chier à passer du temps avec des personnes qu’il n’appréciait pas et qu’il supportait déjà tous les jours au lycée. Il préférait de loin célébrer ça en petit comités, en plusieurs étapes. Le jeudi soir avec son père au restaurant, qui lui offrit de l’argent ; le vendredi soir avec Cléo, à l’appart de ce dernier, histoire de lâcher prise à la recherche d’un bon vieil orgasme des familles ; le samedi, enfin, avec Margot, comme le voulait leur tradition de toujours se balader ensemble lors de leurs anniversaires respectifs.

D’habitude particulièrement enjoué à cette perspective, Camille avait cette année-là traîné les pieds. Pour deux raisons, principalement. La première, c’était qu’il en voulait toujours à sa meilleure amie pour leur dispute de septembre. Non pas qu’il avait la rancune tenace, mais quand même. Il ne pouvait s’empêcher d’être jaloux du garçon qui passait tout son temps avec Margot. Lui faire la tête était encore le meilleur moyen de le lui montrer.

La deuxième se résumait à une simple phrase que Margot lui avait lâchée au téléphone pour fixer le lieu de rendez-vous.

« Au fait, j’ai demandé à Kenna de venir. Il est un peu jaloux de toi et ça me soule. Je pense qu’il est temps que vous appreniez à vous connaître ! »

Camille s’était étranglé dans son lit et avait manqué d’avaler le combiné. Margot était complétement perdue dans sa tête. Non seulement elle était accroc à un bellâtre sans intérêt, mais en plus, elle avait le culot de le ramener à SON petit plaisir d’anniversaire ! Quelle truie ! Une insulte murmurée sans s’en rendre compte qui lui valut de se faire engueuler comme rarement et qui avait scellé son sort :

« Je te préviens, Cam, t’as pas intérêt à me planter et à ne pas te pointer ! Quatorze heures sur le parvis de la cathédrale Saint Jean-Baptiste dans le vieux Lyon ! Si je ne te vois pas pile à l’heure, je te jure, je te résous ton problème de couilles en trop de manière définitive ! Et sans anesthésie. »

Se faire enlever les précieuses, cela pouvait passer. Ce n’était pas non plus la mort, d’autant plus que c’était chiant à planquer dans des culottes féminines. Mais la douleur, ça non. Camille n’était pas masochiste. Et surtout, il n’avait pas envie de subir les foudres de Margot jusqu’au bac. Que lui fasse la gueule à sa camarade, ça oui, il pouvait, c’était justifié. Mais il n’acceptait pas un seul instant la réciproque.

Le vieux Lyon… Cela représentait encore une bonne trotte en transport. C’était le problème quand on habitait dans la petite banlieue. Ces derniers mois, le lycéen androgyne avait eu l’impression de passer plus de temps dans la capitale des Gaules que dans sa propre petite municipalité.

Finalement, le jour J, il n’hésita pas trop. Profitant que Cléo avec qui il avait passé la nuit se lève pour aller en cours, Camille en fit de même et rentra à la maison pour se préparer. Heureusement, le gâteau maison qu’avait préparé Fabien la veille pour lui faire une surprise était bien passé. Preuve en était qu’il était délicieux : Mikaël en avait repris deux fois et avait même fini les dernières miettes dans le plat.

Devant sa glace, Camille s’observa tout d’abord nu, à la recherche des premiers changements espérés à la suite de sa consommation en cachette d’hormones et de médicaments. Se planquer du regard des autres était compliqué. Il fallait ruser pour s’isoler : pas question de prendre des cachetons en plein milieu d’un repas, sous peine de se faire griller. L’adolescent était d’autant moins fier de se cachoterie que les effets attendus tardaient à se faire voir. À l’œil nu, difficile de dire que son corps avait changé. À part son ventre lisse digne d’une pub pour des yahourts Sveltesse, le reste de son organisme lui semblait encore bien masculin. Bref, il y avait encore du boulot, suffisamment en tout cas pour justifier que l’adolescent s’enferme jusqu’à midi dans la salle de bain pour se faire belle. Comme tous les quinze jours, la cire finit sa course dans la corbeille, non sans quelques serrages de dents. De très loin, Camille trouvait qu’il était plus agréable de s’occuper de ses ongles et de ses mains que de s’épiler. Mais il n’avait pas trop le choix. Seul comptait le résultat. Pour fêter son anniversaire, il voulait sortir le grand jeu et en profiter un maximum. Après s’être fait les sourcils à la pince pour leur donner l’apparence voulue, Camille chercha le meilleur maquillage, coiffa au sèche-cheveux ses mèches ondulées qui avaient continué de pousser, installa ses piercings qui l’avaient attendu toute la semaine dans leur boite et passa du côté de la garde-robe. Malgré une éclaircie bienvenue, il faisait plutôt frisquet dehors, ce qui ne l’empêcha pas de jeter son dévolu sur cette robe courte rouge qu’il s’était achetée la veille avec l’argent de l’avant-veille et qui lui tombait jusqu’aux genoux. Avec en dessus, un blouson bomber noire aux manches trois quart et en dessous des collants de la même couleur, cela serait parfait. Ne restait plus qu’à repasser à la salle de bain pour s’appliquer un rouge à lèvre écarlate qui serait bien plus féminin que le traditionnel gloss, et à choisir les accessoires. Là, Camille n’hésite pas longtemps. Une capeline feutrée sur la tête à la belle teinte vermillon. Un sac à main blanc réhaussé d’un tassel en daim rouge. Une épaisse ceinture noire marquant la taille et, enfin, une paire de chaussures de la même teinte à semelles et talons. Il se trouvait belle. L’alliance des couleurs, cette féminité réhaussée par un poil de mousse rajouté là où les formes manquaient, la perfection de son maquillage et de son verni à ongle, l’absence de vulgarité dans la tenue… Tout comblait Camille. L’illusion était une nouvelle fois parfaite, comme à chaque fois qu’il prenait le temps de se préparer. Cela lui avait pris seulement trois heures. Dire qu’au collège, un simple changement de vêtements et une pointe de fond de teint suffisait pour tromper son monde. Qu’il lui semblait loin, l’été de ses quatorze ans. De fille, il était presque devenu femme. À l’instant présent, il n’avait qu’un seul regret : que le thermostat extérieur l’empêche d’afficher son tatouage au grand jour. Sans quoi il aurait trouvé sa tenue parfaite des pieds à la tête.

Après un repas léger prit sur le pouce avec son père, l’adolescent se jeta dans les transports. Pas question d’être en retard. En fait, il arriva même avec quelques minutes d’avances, et s’assit donc tranquillement sur une marche en croisant les jambes, dans l’attente de sa meilleure amie et du mufle qui l’accompagnait, surnom que Camille lui avait attribué et utilisait à chaque fois qu’il était question de lui.

À ses yeux, Kenna restait une véritable énigme. Comment un mec avec une telle réputation de coureur avait-il pu tenir trois mois avec Margot sans se faire jeter ? Lui-même, à chaque fois qu’il était sorti avec elle en « couple », s’était fait dégager en quelques semaines avant de retenter sa chance – souvent avec succès – les suivantes. Et pourtant, force était de constater au lycée que cette petite histoire née dans une salle de classe était partie sur les chapeaux de roue. Combien de fois Margot avait-elle essayé d’expliquer à Camille au téléphone à quel point Kenna était différent de ce qu’on pensait, en mieux ? Tombée sous le charme de son sourire comme d’autre se cassent la gueule d’un arbre – Camille lui rappelait sans cesse que le plus douloureux n’était pas la chute mais l’atterrissage –, l’adolescente avait semble-t-il comprit comment le retenir. Cela tenait en deux points, qu’elle lui avait détaillé la veille au téléphone. Premièrement : l’intéresser. Kenna aimait lire et se passionnait pour tout ce qui tenait au médiéval, à la renaissance et aux dix-sept et dix-huitième siècles. Le choix de se promener dans le vieux Lyon n’était pas innocent, il s’agissait de loin de son quartier préféré et il en connaissait de nombreux secrets et quelques ruelles. Margot s’était rapidement mit à partager ses centres d’intérêts qui apportaient énormément de profondeur à ce jeune homme joyeux et rieur. À force de plaire à des filles superficielles, il était passé pour superficiel à son tour, alors qu’il était et recherchait tout l’inverse. S’il les quittait aussi vite qu’il les charmait, c’était avant tout par ennui.

Deuxièmement, la technique du petit doigt. Là, Camille coupa court à la conversation. Il ne voulait pas en savoir plus. Ou plutôt, il n’en avait pas besoin. C’était lui qui l’avait conseillée à Margot en premier lieu, après y avoir été initié par Cléo lors d’une gâterie. Son amoureux lui avait prodigué le geste accompagnant quelques léchouilles avant tout pour lui apprendre à en faire de même quand viendrait son tour d’utiliser sa langue. Rien ne pouvait plus faire craquer un garçon à l’esprit ouvert qu’un bon petit massage de la prostate au moment de se faire traire. La première fois que Margot lui avait proposé, Kenna avait eu très peur et avait freiné des quatre fers, avant de laisser une chance à la découverte. Ce que sa petite copine arrivait à faire avec ses lèvres était la preuve qu’elle s’y connaissait et donc qu’il fallait lui faire confiance. L’éruption d’un orgasme différent et encore plus agréable de d’habitude l’avait immédiatement rendu accroc à la pratique. Sa petite copine le tenait littéralement par les couilles, ce qui lui avait fait passer l’envie d’aller voir ailleurs. Il était bien assez heureux comme ça et ne s’imaginait pas du tout aller demander ce petit genre d’extra à la première fille venue. Cela aurait mis un sérieux coup à sa fierté masculine.

14h05 à sa montre. Camille commença à s’impatienter. Avec ses dix minutes d’avance, cela faisait bien un quart d’heure qu’il attendait. Heureusement, alors qu’il était sur le point de sortir son téléphone de son sac à main pour envoyer un texto agressif, il aperçut au loin le couple avec qui il était censé passer l’après-midi. Margot le reconnut immédiatement et courra à sa rencontre. Kenna, lui, se montra plus hésitant et demanda à sa petite copine ce qu’elle faisait avant de comprendre qu’il n’y avait pas erreur. Gêné de sa méprise, il rougit jusqu’aux oreilles, ce qui allait plutôt bien avec son teint mat, et se montra encore plus mal à l’aise quand vint le moment de saluer le héros du jour, hésitant entre la poignée de main virile et la bise. Agacé, Camille prit les devant et l’attrapa par le cou avant de lui en claquer une sur chaque joue.

« C’est comme ça qu’on fait avec les filles, mufle ! »

Un peu piteux, Kenna serra les lèvres, ce qui eut pour effet de faire disparaitre l’espace d’un instant son éternel sourire. Certes, Margot l’avait longuement briefé, en lui expliquant ce qu’il y avait à savoir et en le prévenant qu’il risquait grave la merde si elle trouvait quelque chose à redire à son comportement. Il pouvait se planter dans les accords, c’était loin d’être un problème. Mais les commentaires déplacés, c’était mort. Kenna avait acquiescé sans discuter. Il n’avait pas grand-chose à rajouter. Lui, il connaissait Camille de vue, était au courant de sa « particularité » mais n’avait jamais cherché à lui parler et encore moins à le comprendre. Ce qu’il était, semblait-il, était contraire à sa foi, enfin il paraissait, mais le ES accordait autant d’importance à cette dernière qu’aux cours d’économie, matière qu’il était obligée de suivre au lycée et qui l’emmerdait plus qu’autre chose. Ces histoires-là lui passaient bien au-dessus de la tête. Autant qui avait créé le monde et pourquoi que ce que les gens pouvaient faire de leur cul ou de leur vie. Tant que cela ne le touchait pas de trop près. C’était bien parce que Camille l’angoissait que, comme une grande majorité des gens au lycée, il avait minimisé ses contacts avec l’énergumène. Pas par méchanceté, cruauté ou jugement, juste par peur d’être associé à quelque chose qu’il ne comprenait pas et qui lui semblait avoir une fort mauvaise image, qui du coup ne collait pas avec la sienne. Mais ce n’était pas ça qui justifiait la teinte rosée du bout de ses oreilles. Maladroitement, il admit la cause de son embarra :

« Pardon, j’ai buggué. C’est juste qu’au lycée, t’es pas aussi mignonne ! »

À ces mots, Margot écarquilla les yeux et fixa son petit ami avec une intensité jalouse qui semblait vouloir dire « Tu te fous de ma gueule, là ? ». Camille, lui, ne se démonta pas. Sourire provoquant aux lèvres, il replaça son chapeau sur sa coiffure et s’autorisa une petite pique envers la gent masculine en général. C’était son jour et il comptait bien en profiter pour être la Camille un peu folle et entrainante qu’il était contraint d’étouffer au quotidien.

« Ça, c’est parce qu’au lycée, j’me fringue comme un sac. Paraît que ça fait garçon d’être moche ! Comme ça, je fais plaisir à l’administration. »

Vlan, dans les dents. Kenna bredouilla sans réussir à trouver ses mots. Lui qui s’était fait beau avec son écharpe préférée, un pull super minet et ses cheveux en brosse, il se trouvait très con. Heureusement, il ne lui fallut que quelques secondes pour secouer fortement la tête, reprendre ses esprits et afficher un petit sourire, lèvres closes. La répartie de Camille était drôle et sa personnalité lui plaisait. Ce premier contact avait chassé d’un coup ses craintes et ses angoisses. Une fois admis qu’un garçon – génétiquement parlant – se cachait derrière cette délicieuse créature et qu’il était de bon ton de s’en foutre complétement, il n’y avait plus trop de problèmes. Tout juste une après-midi de balade entre potes à qui il servirait de guide. Au programme ? Découverte des plus belles façades du quartier, un petit arrêt à la maison de guignol et un plus long à sa crêperie préférée pour le goûter, de l’autre côté de la Saône. Mais pour commencer, les églises ! Même s’il ne se sentait en rien concerné par les offices qui pouvaient s’y dérouler – ni sa came, ni sa culture –, il adorait les bâtiments en eux même et leur histoire. Et là, dans un rayon de cinq cents mètres, ils avaient de quoi faire. Déjà, la cathédrale Saint-Jean Baptiste, devant laquelle ils se tenaient. Puis, en haut de la colline, la fameuse basilique de Fourvière qui dominait toute la région. Enfin, la petite église Saint-Georges, qu’il appréciait tout particulièrement avec ses murs blancs. Ce fut à ce moment-là que les ventres gargouillèrent. Le manque de Nutella se faisait sentir. L’heure était venue de traverser la Saône. Le pont le plus proche était la passerelle Saint-Georges, bien connue des amoureux pour la tradition qui voulait qu’on y accroche des cadenas. Camille s’avança le premier, puis s’arrêta, l’air mélancolique, avant de se poser sur la balustrade rouge qui s’accordait si bien avec ses vêtements. Ce petit coin lui faisait atrocement penser à sa sœur jumelle. Et pour cause, un souvenir de Maxime y était fortement associé. Elle qui aurait aussi eu dix-sept ans, si elle avait toujours été là. Ne pouvant s’empêcher de laisser échapper une larme, Camille renifla et se passa la main sous la paupière, avant de forcer un sourire crispé envers ses camarades, sans pour autant réussir à masquer le début de sanglot qui lui arrivait. Finalement, ne pouvant tenir, il fit une des choses qui lui était le plus naturel au monde : pleurer dans les bras de Margot comme un enfant triste, devant un Kenna sincèrement touché par la scène.

Finalement remis de ses émotions, Camille expliqua ce qui lui était soudainement passé par la tête, après s’être assuré que le petit copain de sa meilleure amie était déjà au courant de l’incident qui lui avait causé la perte d’une partie de lui-même. Il pouvait donc aller à l’essentiel et évoquer directement le souvenir.

« On était au primaire. On était venu se promener un samedi ou un dimanche, c’était au printemps, il faisait beau. Max était folle et courait partout. Cette idiote a réussi à échapper à la vigilance de mes parents et s’était jetée sur ce pont, puis était montée sur le rebord en écartant les bras en disant qu’elle était un oiseau ! J’en ai chialé de peur qu’elle tombe, ce qui l’a beaucoup faire rire ! Moins quand mon père lui en a collé une ! Ce qui du coup m’a encore plus fait pleurer, plus qu’elle-même ! Ça m’a choqué que papa lui fasse ça, même si je le comprends. Du coup, comme j’étais en crise, c’est elle qui m’a consolée. En me disant qu’on était tous les deux des oiseaux et que, si un jour j’étais triste, je pouvais venir ici et sentir le vent sur mon visage ! Elle, ça lui avait donné l’impression de voler… »

La confession eut comme effet bénéfique de rapprocher Kenna et Camille. L’adolescent de ES se montra sincèrement touché par le comportement et le naturel de son camarade de S. Il découvrait une personnalité qu’il s’était jusqu’alors contenté d’observer de loin avec tous ses préjugés. De son côté, l’androgyne eut de quoi raviser son jugement sur le mec de sa meilleure amie. À voix basse, il concéda qu’il s’était peut-être emporté un peu vite et que le bonhomme n’était peut-être pas le mufle débile qu’il s’était complu à imaginer. Il était au contraire sincèrement sympa et agréable, réagissant plutôt bien aux blagues et en sortant de son côté des assez drôles. Du coup, l’après-midi se poursuivit et se termina joyeusement autour d’une Bollée de Cidre doux et des crêpes promises et attendues. Nutella, Frangipane ou Caramel : n’arrivant pas à choisir, les trois adolescents décidèrent de partager trois assiettes. L’ambiance, particulièrement bonne, fut encore réhaussée par la joie de Camille, ravie d’avoir entendu le serveur s’adresser à sa table en lâchant un « et donc, pour le jeune homme et les demoiselles, ça sera quoi ? » tout à fait adéquat. Laissant son exubérance se libérer, il passa une partie du goûter à critiquer SON mec trop occupé par ses études pour se joindre à eux. Les absents ayant toujours torts, Cléo en prit méchamment pour son grade. Le clou du spectacle fut quand le serveur arriva avec une bougie sur une dernière crêpe en chantant « joyeux anniversaire » en breton, ce qui ne manqua pas de gêner Camille ni de lui tirer une larmiche, ni de ravir Kenna, fier de sa petite surprise. Après tout, il n’avait pas traîné les filles dans cet établissement pour rien. Même Margot n’était pas au courant de l’attention, ce qui lui valut des félicitations doublées de la promesse – tout en mimant le geste pour s’assurer que le message passe bien – que la soirée se finirait par le retour du massage préféré du garçon. Nouvelle qui lui déclencha immédiatement un afflux sanguin inopiné qu’il masqua du mieux qu’il put en se cachant le visage des mains et en croisant les jambes devant ses deux camarades hilares.

Ainsi se termina cette journée d’anniversaire. Puis après elle, les semaines de cours. Décembre était bien avancé. Les jeune se retrouvaient aux portes des vacances. Un seul évènement restait au programme avant une pause bien mérité. Un évènement auquel Camille n’accepta d’assister qu’en trainant des pieds.

« T’es chiant Gabriel. Me fais pas croire que t’es venu passer Noël dans le coin uniquement pour me forcer à aller à l’exposition de ton ex voir les photos de mon mec. J’ai dit à Cléo que je ne voulais pas. Je lui en veux encore, et ça fait depuis le truc avec Mika que je lui ai dit qu’il irait se faire foutre, que je ne viendrais pas ! »

Obligé de tirer par la main son camarade, Gabriel grogna et rouspéta, à la fois contre l’androgyne et contre son mec. Qu’est-ce qu’ils étaient chiants, ces deux-là !

« En fait, si. Même si tu ne veux pas me croire. Enfin, aussi parce que sinon, ma mère m’aurait fait la tête au carré et que ça me fait plaisir de voir mon oncle qui vient aussi. Mais c’est Cléo qui m’a le plus emmerdé pour que je bouge. Après, je t’avoue que j’avais bien envie de voir le résultat de son boulot et de celui de sa sœur. Et crois-moi, il faut que tu le voies aussi. Maintenant, arrête de faire la gamine et suis-moi. Sinon, je garde le dessin ! »

Ça, c’était traitre. Camille s’était fait avoir par les sentiments. Quand l’artiste avait débarqué devant chez lui avec une toile à lui offrir en échange d’un petit effort, le cœur du lycéen avait chancelé. Qu’est-ce que Cléo était beau sur cette peinture, réalisée dans un style romantique où il se retrouvait grimé en César, feuille de laurier sur la tête et toute nudité dehors. Camille s’était doublement étonné. Déjà que son mec ait trouvé le temps de poser. Ensuite que l’artiste ait choisi de le représenter avec une gaule telle qu’elle cachait forcément un message artistique sulfureux, novateur et érotique à propos de la lutte entre la vieille république et sa conquête. Ou quéquette. L’interprétation était laissée libre, mais l’inscription pseudo latine en dessous allait particulièrement dans ce sens : Veni, Vidi, Niqi. On ne pouvait faire plus clair.

Le châtain clair avait cependant nié une si grande complexité du message. Il avait simplement adapté sa créativité à l’état de son sujet sans trop y réfléchir, comme il le soupira fortement à Camille tout en le trainant derrière lui :

« Cet idiot a reniflé le drap sur le clic-clac. Comme j’étais pas trop là, on l’a pas changé depuis ton passage. Il a reconnu le parfum de ton déodorant, ça l’a foutu au garde à vous. J’lui ai dit tant pis pour ta gueule, j’te peins comme ça ! »

La création tenant en peu de choses, Camille trouva le résultat bien mieux ainsi. Foutues hormones féminines qu’il prenait en cachette et qui le faisait mouiller intérieurement à la vue de son homme en rut ! Toujours est-il qu’il s’était complétement fait avoir par le plan des deux garçons pour le convaincre de venir. Une petite visite contre un tableau érotique, c’était vil, mais lui était faible. C’était idiot. Il s’en voulait de se renier aussi facilement…

Arrivé à l’université, Gabriel lâcha rapidement le poignet de son accompagnateur. Une banderole avec marquée à la peinture noire « Expo Transgression » indiquait le chemin pour rejoindre les salles réquisitionnées pour l’occasion. Il se rua du côté des grosses pièces, laissant Camille seul à l’entrée d’un petit amphi où avait été écrit sur un panneau le mot « PictureS […] », de la main de Cléo. Le jeune photographe y avait fait installer une petite quinzaine de ses clichés, tout en respectant le thème imposé par sa sœur, mais en se laissant aussi une marge de liberté afin de suivre son propre fil conducteur. S’adressant à des visiteurs à qui il expliquait le sens de points de suspension – ils montraient qu’il restait d’autres photos à prendre et donc des choses à vivre –, ce dernier n’adressa qu’un signe poli à son amoureux lui indiquant qu’il était à lui dans cinq minutes, non sans afficher un immense sourire de satisfaction et de soulagement.

Un peu frustré, Camille s’avança seul en grognant. Pris de court, il n’avait pas eu le temps de se préparer et ne ressemblait à rien, ce qui l’énervait encore plus. Les images étaient numérotées, afin que les amateurs puissent suivre une certaine progression sans se perdre. Le premier cliché faisait apparaître Cléa, en noir et blanc et toute petite tenue, qui fumait un joint de manière ostensible et pratiquement érotique. Cléo avait titré l’image « Amour interdit ». Camille tourna la tête sur le côté. C’était osé. Tout du moins le titre, qui faisait partie intégrante de l’œuvre. Le message était d’autant plus fort que seuls les intimes du photographe pouvaient en connaître le sens véritable. Un art secret qui ne se révèle vraiment qu’à une toute minorité, et qui le rendait encore plus fort et poignant. C’était tout à fait le style de Cléo, songea Camille en passant au cliché suivant, non sans une certaine pointe d’admiration gênante. Son mec avait réussi à se nourrir de ses démons et de sa personnalité torturée pour en accoucher du sens. Rien que cela méritait un minimum respect.

Parmi les photos que Camille préféra, il y avait celle de cet enfant qui grimpait par-dessus une barrière avec marqué sur un panneau « sens interdit ». Le titre avait de quoi faire sourire : « Gamin ayant perdu ses clés ». Mais si la photo était plaisante, elle était bien moins impactante que cet autoportrait de Cléo dans des tons sépias, où, torse-nu et tenant l’objectif du bout des bras face à lui, le photographe s’était capturé en train de mimer un orgasme, visage que Camille connaissait bien et qui ne le laissait jamais indifférent. Le titre en avait révélé le sens profond tout en provoquant un sentiment de nausée à l’élève de terminale S. « Souffrance d’un escort en plein travail ». Le jeune préparationnaire n’avait pas tant mis en scène sa vision de la transgression que celle de sa propre vie, comprenant son lot de souffrances et de malheurs. Camille trouvait cela à la fois fou et admirable, à l’image du garçon dont il était tombé amoureux. Une autre capture, encore, l’avait fait se sentir mal. Deux pierres tombales côte à côte partageant le même nom. Clébert. Réuni pour toujours. Cléo l’avait intitulée « Nouvelle vie ». C’était violent autant que sarcastique.

Parmi tous les clichés, il y en un que Camille eut bien du mal à affronter en face. « Élève de prépa vendant son âme pour une fiche ». Il le fallait bien, pourtant, ne serait-ce que pour claquer la bise aux deux garçons qu’il connaissait bien et qui s’étaient mis à faire le pied de grue devant. L’un rigolait, l’autre râlait, non sans reconnaitre que le résultat final rendait bien. Mika avait d’ailleurs, avec un certain flegme, apostrophé son colocataire au loin, alors que ce dernier était toujours bloqué par sa discussion qui n’en finissait pas.

«  J’te jure Cléo ! Promets-moi de ne jamais montrer ça à ma mère. Jamais ! Sinon, ça fera deux morts. Toi déjà, parce que je t’aurais tué. Et ensuite moi, parce que si elle voit à quoi s’amuse son fils au lieu de réviser, c’est elle qui va me tuer ! »

Lui passant la main sur l’épaule, Fabien éclata de rire.

« Mais nan je ne vais pas te tuer, voyons Mimi ! »

Levant la tête vers son barbu de protecteur et meilleur ami, Mika haussa les épaules, leva les yeux au ciel et répondit avec impassibilité et malice :

« Je parle de ma vraie mère ! Celle qui fait peur et qui m'appelle mon bichon. Pas de mon abruti de coloc qui me fait à bouffer et qui m’appelle le bichon à sa môman ! »

Après avoir salué les deux garçons et admiré la composition avec soin, Camille soupira. Avec le recul, il se sentait un peu idiot de s’être emporté pour si peu. Vu les autres photos qui lui avait été donné de voir, il comprenait maintenant que celle-là s’inscrivait en effet dans un tout, même s’il avait encore du mal à bien comprendre où Cléo voulait vraiment en venir. Son petit ami lui avait simplement dit, un soir de pluie, que tout ça, c’était pour lui. Camille avait eu peur de cette phrase. Et là, alors qu’il ne restait plus qu’environ cinq photos, il tremblait.

L’image suivante, en noir et blanc afin de provoquer le doute, lui donna envie de pleurer. Une fois encore, Cléo s’était directement mis en scène, avec une vue plongeante d’au-dessus. Cette fois, nu dans une baignoire à l’eau trouble, les yeux fermés. Son bras, tombant sur le côté, donnait naissance à une trainée sombre qui goûtait jusqu’au carrelage sur lequel trainait un rasoir et plusieurs billets chiffonnés. Sur le rebord, une capote usagée laissée là, remplit de ce qu’on ne voulait pas voir. Sur le porte savon, un portrait de Cléa qui semblait tourner le dos et s’en aller. Comme titre : « Après l’effort, le réconfort ». Clair et définitif. C’était le dernier cliché sur lequel Camille n’apparaissait pas. Tous les autres le mettaient en scène. Mélancoliques et lumineux à la fois.

Le suivant le plaçait ainsi en plein contrejour, face à un coucher de soleil. L’adolescent se souvenait très bien de cette journée, pendant les vacances, l’été. Il reconnaissait son chapeau, ses lunettes et son paréo. Il avait encore en tête la chaleur du sable et la douceur des rires de ses amis. Le titre, une fois encore, se voulait à contrecourant. « Aurore ». Simplement. Premier d’un diptyque avec « Rayon de soleil » qui ne montrait que son visage.

Sur le mur non loin, il se reconnut en robe. Ce jour-là, l’illusion avait été totale et personne dans la rue ne s’était retourné sur son passage. « Sauriez-vous trouver l’homme ? » était la question posée au visiteur, incrédule, qui avait bien besoin de la photo juste à côté pour en comprendre le sens.

Camille eut un peu de mal avec celle-là, d’ailleurs. Elle le présentait nu, allongé sur le canapé de la colocation. Une photo prise le même soir où Gabriel était venu manger. Cléo s’était autorisé quelques cadrages pour lui, dont cette capture de son corps entier, sans aucun autre élément. On y voyait tout, à commencer par ce que Camille essayait le plus souvent de cacher. Le cliché se nommait « perfection féminine », rien que ça.

Enfin, il ne restait plus qu’une seule œuvre, tout au fond, cachée derrière un voile, symbole d’interdit qui invitait forcément à la transgression. Jusqu’au bout, Cléo avait travaillé le thème. Camille s’avança pour le découvrir, intrigué.

La photo lui sembla étrange. Plus simple, mal cadrée avec le sujet coupé au niveau du torse, moins sophistiquée, avec un grain d’une moins bonne qualité, elle avait été très clairement prise avec un autre appareil que les autres. En fait un simple iphone. Camille prit quelques secondes à se reconnaitre. Ou plutôt, à reconnaitre le lui de l’époque où il rentrait tout juste en seconde. Avec ses cheveux châtains et brillants en bataille recouverts d’un bonnet gris tombant sur l’arrière, lui-même assorti à un pull capuche à inscription noire et jaune qui lui remontait jusqu’au cou, le jeune adolescent se tenait adossé à un mur blanc, la tête légèrement penchée en avant, ses yeux presque clos fixés vers le sol. Ressortait tout particulièrement du cliché une sensation de calme absolu et de profonde douceur, à l’image de ce nez fin, creusé et adorable, de ces lèvres grenadine qui se finissaient en encoche vers le ciel et de ces joues très légèrement rosée de petit enfant. Camille ne s’était pas habillé en fille ce jour-là. Il était venu au lycée comme un sac. La photo n’en restait pas moins magnifique. Elle était peut-être même la plus belle de toute la série. Un instant simple capté en pleine cour entre deux orages, silencieux et profond. Le titre fit exploser Camille qui ne sut retenir ses larmes.

« Première photo volée de ma femme. »

Alors que sa langue subissait l’assaut du sel s’échappant de ses paupières, l’adolescent tourna la tête nerveusement en reniflant. Il souriait, mais ne pouvait s’empêcher de trembler et d’hoqueter. Il y avait trop de faux là-dedans, ce qui le blessait sans qu’il ne comprenne vraiment pourquoi.

« C’est pas vrai ! Tu te trompes ! J’suis pas ta femme. J’suis ton monstre si tu veux, mais pas ta femme…»

« Si tu l’es ! », coupa Cléo en l’enlaçant par derrière avant de lui picorer le cou. Enfin débarrassé du pot de colle qui lui tenait la jambe, le préparationnaire s’était avancé discrètement afin de ne manquer aucune réaction de la personne à qui tout cela était destinée. La voix chancelante, essuyant du pouce et du mieux qu’il le pouvait l’émotion sur la joue de Camille sans se soucier de celle qui dégoulinait sur la sienne, il continua : « Tu l’es. Ou tu du moins, tu le seras dès qu’on se mariera. Je sais pas quand, mais j’en suis sûr. Tu m’as sorti du brouillard, Cam, et c’est pour ça que je t’aime. Depuis le jour où j’ai croisé ton regard pour la première fois, en fait, même si je ne le comprenais pas à l’époque. C’est ça que je voulais te dire, mais tu m’en laisses jamais le temps. Alors je m’en fous bien de ce que disent les gens, des interdits et tout. Si c’est ton choix d’être une femme, ou ce que tu veux d’autre, je l’accepterais et t’encourageais. Je te le promets. Il faut juste que toi, tu acceptes de me faire confiance, même si je te déçois parfois… On change pas un connard en prince charmant d’un coup de baguette magique. Ça prend du temps. Comme ce que tu as commencé à faire dans mon dos et que je t’interdis de continuer comme ça… »

Assailli par des émotions tout à fait diverses, Camille eut du mal à savoir comment réagir. Le bonheur était à son paroxysme. L’étonnement, la crainte, la peur et la douleur aussi. Cléo avait serré son étreinte et ne le lâchait plus. Il lui faisait mal. Son regard et son ton s’étaient durcis, comme s’il était pris d’une froide et intense colère.

« Comment ça ? De quoi tu parles ? », bégaya le lycéen, sans comprendre. Ce à quoi Cléo répondit dans un éclat de voix qui fit trembler chaque parcelle de son visage. Il pleurait, tout simplement.

« Si tu veux le faire, ne te cache-pas ! Fais-le ! Mais avec un médecin pour te suivre et t’aider ! Avec ton père, tes amis et moi à tes côtés ! J’t’en supplie Cam, ça fait un mois, depuis que Gaby t’a grillé avec ces trucs dans ton sac, que je cherche les mots pour te le dire. J’ai pas trouvé mieux que ça… S’il te plait. Dis-le-moi ! »

D’un seul coup, l’adolescent perdit tout sens du réel. Le lieu où il se situait. Le jour de l’année. Ce qui l’avait mené jusqu’ici. Jusqu’à sa propre identité. Rien d’autre n’avait de sens que ce qu’attendait le garçon que le fixait. Trois petits mots. Trois petits mots de rien du tout qu’il n’avait jamais réussi à dire et à assumer mais qui représentaient pourtant tant de choses et qui changeraient tout, à présent. Trois petits mots qu’enfin il accepta de gémir, accompagnés d’un sourire au garçon qui l’enlaçait.

« Je veux transitionner… »

*****

Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°5

Nom de la photo : « Première photo volée de ma femme »

Effet : couleur – Lumière naturelle, prise avec un iphone

Lieu : au lycée

Date : un matin de septembre, quand j’étais en première

Composition : première photo que j’ai de Camille, depuis toujours au fond de mon téléphone. Je l’ai prise discrètement sans être vu quelques jours après l’avoir croisé pour la première fois à l’anniversaire de Gabriel. Je venais de rentrer en première et d’arriver au lycée Voltaire. Je ne sais pas à l’époque si cette photo représentait un amour dont je n’étais pas conscient, une frustration ou une obsession, même si c’est ce dernier point qui semble le plus crédible, sans quoi je ne me serais pas caché pour prendre cette photo et je ne l’aurais pas gardée si longtemps.

Camille y apparait en garçon, au naturel, comme souvent au lycée, parce qu’il n’a pas trop le choix. Et pourtant, il y a quelque chose de si féminin, si hypnotisant en lui… Son sourire, surtout. Je me revois encore regarder machinalement ce sourire en première les fois où j’étais le plus triste. Ça n’a pas toujours été suffisant. Mais aujourd’hui, ça l’est. Cette photo me donne de la force. C’est la première photo volée de ma (future) femme.

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PictureS[...] 4. Photo n°4 – MiseS en abime d’un artiste et de son sujet

Un kilomètre et demi en une heure de nage. Camille n’était pas mécontent de sa performance. Une fois toutes les semaines ou au pire, tous les quinze jours, l’adolescent se rendait à la piscine, histoire d’améliorer sa brasse et son crawl. La natation avait plusieurs avantages non négligeables. Déjà, il s’agissait d’une activité sportive, ce qui était particulièrement conseillé à un jeune organisme en pleine croissance. Ensuite, rien de tel qu’un peu d’exercice pour s’assurer un ventre plat, et celui-là était sans aucun doute un des plus efficaces et complets pour atteindre cet objectif. Non pas que Camille cherchait à se muscler, sinon, il y serait allé tous les jours. L’idée était bien plus d’affiner son corps, afin de s’approcher le plus possible d’une silhouette féminine.

Enfin, et par le plus grand des hasards, la piscine se situait à cinq minutes à pieds à peine des locaux de l’association LGBT que Camille fréquentait depuis le collège. Le détour ne coutait pas grand-chose et permettait au lycéen aux yeux bleus de passer faire un petit coucou souriant aux personnages hauts en couleur qui peuplaient ce petit refuge, avec leur dose de bonne humeur et de boissons chaudes pour réchauffer leurs corps autant que leurs cœurs. Et forcément, on y trouvait toujours quelques oreilles attentives pleines de bons conseils.

Les allées et venues de Camille variaient au gré des saisons et de son état moral. Joyeux, dynamique et assumé, il ne ressentait pas le besoin de venir se ressourcer auprès de ses semblables. Seul, mal dans sa peau, la tête pleine de questions, il y allait le plus souvent possible, ce qui avait fini par intriguer son père, curieux devant le besoin qu’avait son fils à aller trempouiller dans une piscine à plusieurs kilomètres de leur foyer, quand une autre très bien se situait à peine à cinq cents mètres de chez eux. En ce mois de novembre ou les éclaircies chassaient les nuages et inversement, le goût de la natation s’était montré particulièrement vivace. Et une fois encore, ce fut les cheveux mouillés, le cou sentant un mélange de chlore et de son déodorant préféré et le ventre vide que Camille poussa la porte du petit local, avant de se faire accueillir joyeusement par une voix roque et féminine.

« Camy ! Comment tu vas ? Je te sers un chocolat chaud, comme d’habitude ? Jordan a ramené une nouvelle machine et des capsules, tu vas voir, c’est super bon ! »

Cette chère Raymonde ! Un rayon de soleil qui trimbalait son « e » à la fin de son prénom depuis seulement sept ans. Immédiatement, Camille passa derrière le comptoir pour lui sauter au cou et lui claquer une bise.

La femme, maintenant à la retraite, était une habituée qui avait énormément fréquenté les lieux au moment où, ses enfants déjà grands, elle avait décidé de réaliser sa transition. Par chance, sa femme aimante et ménopausée l’avait soutenue et encouragée. Dans son genre, l’épouse en question ressemblait à une vieille mémé bourgeoise avec sac à main, petit chien et jupe en tissus démodée. La surprise surgissait dès lors qu’on lui demandait ses opinions politiques. Elle était anarchiste, et tous ces petits cons qui la faisaient chier pouvaient bien bruler, elle n’en avait rien à péter. Alors, si son Raymond voulait aider à foutre encore plus le bordel dans cette société qui partait en couilles, elle voulait bien qu’il foute les siennes dans un bocal et lui apprendre la position sexuelle ancestrale des ciseaux, dont elle était passée maîtresse dans sa jeunesse avant de se marier à un vieux plouc. Le vieux plouc avait apprécié le message et s’était gentiment inscrit sur la liste d’attente d’un bloc opératoire. Et maintenant qu’il était devenu elle et qu’elle avait touché ses droits à la retraite, Raymonde trouvait tout naturel de rendre au monde associatif ce que ce dernier lui avait apporté. Depuis, elle était préposée à l’accueil, ce qui avait laissé plus de temps à Yves, le fondateur de cette petite association locale, pour mener des interventions dans les lycées et entreprises de la région afin que les droits des LGBT sois mieux connus et défendus.

Camille adorait cet endroit, de ses murs colorés à ses poufs pour s’installer confortablement jusqu’à toutes ces brochures dont il prenait souvent un paquet dans son sac pour les abandonner au hasard dans des magasins. Le lieu avait été conçu pour que ceux y entrant s’y sentent bien et puissent y trouver les conseils et l’attention qu’ils recherchaient et méritaient. La majorité des visiteurs se composait de jeunes homosexuels en froid avec leur famille, de quelques curieux de tous âges, de militants assez vindicatifs et de concernés par les questions de transidentité, certes minoritaires mais dont les besoins étaient supérieurs à la moyenne. Outre Raymonde, Camille adorait discuter avec Jean, la trentaine, anciennement Jeanne, un FTM – female to male – dans le jargon. Barbes, tatouages de dragon sur le torse et le reste du corp, muscles, crâne rasé, poils, opérations chirurgicales, voix roques et prothèses bien placées, Jean avait accompli sa transition à la perfection. Bien malin celui capable d’affirmer au premier coup d’œil qu’il possédait deux chromosomes « X » dans son code génétique.  Son modèle ? Buck Angel. Connu dans le milieu du hard comme l’homme avec un minou. Il avait d’ailleurs beaucoup parlé à Camille de ce pornstar quand l’adolescent s’était lui-même interrogé sur le devenir des zones génitales dans une transition complète. Question qui forcément se posait pour tous ceux qui se sentaient concernés par une confusion des genres.

« Moi, j’me suis fait ligaturer les trompes et j’ai fait de la chirurgie pour que ça ressemble à une bite, mais Buck, lui, il a conservé tout l’attirail. J’ai des vidéos à la maison, si tu veux, je peux te les prêter ! »

Camille avait poliment repoussé la proposition. Il était encore mineur – à un âge ou on avait encore légalement le droit de pratiquer le sexe mais surtout pas de le regarder – et avait déjà internet à la maison, au cas où la curiosité était trop forte. Ce qui fut le cas, mais il ne s’en venta pas sur tous les toits.

Enfin, quand Jean n’était pas là, Camille se rabattait volontiers sur Jordan – le jeune amant d’Yves, très impliqué au quotidien, et sur Raymonde. Au premier, il racontait ses problèmes de couple, au second ceux qui avaient plus à trait avec son identité et aux réactions toujours plus stupides des autres. Ces derniers temps, les discussions tournaient toujours autour des mêmes sujets.

Suite à l’accident de la photo, l’adolescent avait accepté de se calmer et de rejoindre l’appartement de son petit ami pour se réchauffer avec lui sous la douche. Il n’avait pas voulu entendre la moindre explication ou justification sur la scène qui lui avait brulé les yeux. Si c’était simplement de l’art, tant mieux, mais la chose avait été bien assez désagréable à regarder comme ça sans en rajouter une couche et prendre le risque d’une nouvelle dispute. Nerveux jusqu’au bout des doigts de mains et de pieds, Cléo s’était mordu la langue en essayant de trouver les mots, avant de lâcher l’affaire après s’être explosé la main en cognant contre le mur. C’était sa manière « calme » à lui d’être énervé, ce qui ne donnait pas vraiment envie de goûter à la version la moins sage. Du coup, l’abcès n’avait jamais vraiment été crevé et Camille était resté seul comme un couillon avec ses doutes et ses interrogations.

Le lycéen restait furieux, autant contre Cléo que contre Mikaël, même si, suite à l’épisode, ce dernier s’était directement enfermé dans sa chambre pour chouiner, preuve qu’il était sans doute plus une victime qu’un coupable dans cette histoire. Mais cela n’était rien à côté de la colère que Camille ressentait pour lui-même. Les mots qu’il avait prononcé sous la pluie, il les pensait, et se sentait sale pour ça. Un immense bordel s’était glissé de manière pernicieuse dans sa tête, et il en souffrait. Une chose l’angoissait plus que tout : la perspective de ne plus suffire et de ne plus plaire à son petit ami. Jordan l’avait rassuré au mieux : à son âge, qu’un couple aussi particulier qui avait commencé par un flirt dure plus d’un an, cela ressemblait fort à un petit miracle. C’était la preuve d’une affection sincère, qui devait forcément être partagée. Il ne fallait pas s’en faire : Cléo n’avait pas de raison de regarder ailleurs.

Camille n’était pas entièrement convaincu. Son mec était ouvertement bi, dans le sens où il n’avait rien contre faire des choses avec des mecs, peut-être plus par habitude que par goût, mais s’excitait comme un clébard devant une paire de nibards. Et lui était plus plate qu’une planche à pain. En évoquant ses craintes, le lycéen avait laissé s’échapper quelques larmes. Il culpabilisait. Sa plus grande peur se résumait en quelques mots, qu’il gémit nerveusement, la tête fourrée entre les bras de Jordan :

« Il mérite mieux qu’une chieuse comme moi… »

Le bénévole eut bien du mal à calmer cette petite crise, symbole que, finalement, les couples LGBT sont on ne peut plus normaux, connaissant et subissant les mêmes tourments que les couples hétérosexuels classiques.

L’autre sujet qui revenait à chaque fois découlait du premier et relevait du domaine de Raymonde. Obnubilé par sa poitrine et son corps qu’il passait son temps à accepter puis à rejeter, Camille avait profité de ses différents passages pour réfléchir sur la notion de transition. C’était une décision lourde qu’il avait du mal à aborder sereinement. Mais les moqueries, ses craintes et son malaise le poussaient à y songer. Il n’avait que seize ans, tout du moins jusqu’au mois prochain. La législation l’autorisait à suivre un traitement, mais étant toujours mineur, la validation d’un tuteur restait nécessaire. Ce qui semblait hors de propos. Camille n’avait pas le courage de confronter son père sur cette question délicate. Acheter et mettre des robes était une chose. Faire un pas en avant vers le troisième sexe en était une autre. La peur d’un refus bloquait toute tentative de discussion. Mais ce qui au début ne relevait que d’un simple questionnement s’était rapidement transformé en obsession, puis en besoin. Suffisamment important pour que Camille se renseigne sur le net sur les médicaments disponibles et les moyens de se les procurer sous le blouson afin de commencer un traitement.

Cette perspective posa très rapidement un cas de conscience aux membres de l’association mis au courant de la démarche. Quel était leur rôle ? Pouvaient-ils se permettre de juger ?

Leur mission se résumait normalement à orienter les personnes se posant ce genre de questions vers des médecins amis, habitués à traiter ce type de problèmes. Mais si un visiteur refusait pour des raisons personnelles de consulter ? Que fallait-il décider ? Laisser souffrir, ou accompagner ? Yves avait été très clair : « On ne sort pas du cadre avec les mineurs. On a suffisamment de parents sur le dos qui ne supportent pas ce que sont leurs gosses pour risquer en plus de se prendre un procès en aidant un jeune à se procurer des hormones. Je vous rappelle que le passage chez le psychiatre est une étape obligatoire de tout processus de transition. On ne parle pas d’un piercing, là, mais d’un changement profond d’apparence ! »

Ce à quoi Raymonde avait répondu de manière encore plus claire. « Je ne laisserai pas une gosse faire ses conneries dans son coin au risque de se faire de mauvaises fréquentations et surtout d’avaler n‘importe quoi. Si Camy me demande mon aide, j’accepterais de la lui apporter. En dehors du local, en prenant sur mon propre traitement s’il le faut. »

Lorsque l’adolescent tint pour la première fois dans ses mains une boite d’Androcur, son corps se vit parcourir de nombreux frissons, signe d’une peur sincère doublée d’une certaine excitation. À chacun de ses passages à l’association, Raymonde lui remit ainsi discrètement plusieurs œstrogènes et médicaments, toujours dans des quantités très limités, avec pour seule consigne qu’il était question ici « d’essayer » et de « contrôler avec parcimonie la sécrétion d’hormones masculines », afin que Camille puisse, le jour venu, affronter famille et docteurs en ayant déjà en tête ce qu’impliquait la prise d’un traitement complet. Bref, plus qu’une transition, un simple petit coup de pouce pour se sentir bien. Le premier cachet passa plutôt bien, comme les suivant, apportant peut-être plus un effet placébo qu’un véritable changement dans son corps.

Toujours est-il que le chocolat chaud que Raymonde servit à Camille en cette fin novembre était d’autant plus agréable qu’il s’accompagna, une fois encore, d’un petit sachet que l’adolescent glissa rapidement et discrètement dans son sac à dos, entre son téléphone portable, son maillot et sa serviette.

En ressortant du local, Camille décida de marcher un peu en longeant la ligne de bus, histoire de profiter de la fraicheur de l’automne et d’une légère éclaircie emmitouflé dans sa doudoune bleu marine. Certes, c’était toujours le bordel dans sa tête, mais au moins, il pouvait lâcher sans peine un soupir souriant. C’était son choix, à lui seul. Son secret, aussi. Il ne voulait pas en parler à ses proches. Pas encore. Pas tout de suite. Pas avant d’avoir pu assez avancer pour leur prouver que c’était la bonne solution et que cela ne changeait rien. Qu’il restait le même être humain, celui que Jean-Marc avait enfanté, que Margot avait consolé et dont Cléo était tombé amoureux. Certes, il en aurait bien discuté avec sa meilleure amie, mais cette dernière ne lui accordait plus la même attention depuis qu’elle s’était trouvé un petit copain. Et elle lui avait caché des choses. C’était une juste vengeance.

Se perdant dans ses pensées, Camille en oublia la rue et les passants, multitudes d’anonymes sans nom qui peuplaient un paysage bien plus froid et gris que la chaleur des hormones qui s’activaient dans son corps. Il leur passa devant sans même les regarder, ce qui eut pour effet d’en agacer un en particulier, qui s’était arrêté comme un piquet, mains dans les poches, en le voyant arriver et qui l’invectiva sévèrement de derrière son dos :

« Tu pourrais me dire bonjour, Camille, merde ! »

Reconnaissant la voix, l’adolescent sursauta et se retourna. Il se sentait intensément gêné et bredouilla une excuse maladroite à son interlocuteur.

« Oh, Gabriel… Pardon, excuse-moi, je ne t’avais pas vu, j’étais en train de réfléchir… Mais… Qu’est-ce que tu fais là ? T’étais pas censé être à Paris pour tes études ? »

Si, il était. Et d’ailleurs, là, il n’avait qu’une envie : y retourner au plus vite squatter le minuscule appartement du blond de service histoire de reprendre ses activités artistiques et de passer un peu de bon temps avec ses potes parigots avec qui il jouait au hand au collège. Surtout celui pété de thunes avec qui il se marrait bien quand ils se promenaient jusqu’à pas d’heure dans les rues de Paname.  

S’il s’était pointé ce samedi-là dans la région du Rhône, cela avait été pour deux raisons. La première : déjeuner avec sa mère. Il la voyait au moins deux fois par mois, et si la plupart du temps, c’était elle qui montait, cela arrivait naturellement à l’artiste de redescendre. La deuxième : conclure une dispute qui durait depuis plusieurs semaines au téléphone et sur les réseaux sociaux. En bref, être traîné de force au café préféré de Cléa pour mettre les points sur les « i » à propos de leur relation.

Comme attendu, la jeune étudiante reprocha à son ex de s’être cassé et de ne presque jamais revenir. Elle voulait bien passer sur les activités récréatives qu’il menait dans la capitale et qui nourrissaient son inspiration, mais il n’était pas obligé de poster sur son mur tous les dessins de ses muses, dont certaines avaient le tort d’être particulièrement belles, en plus de celui de facilement ouvrir les cuisses quand on savait s’y prendre pour les charmer. Gabriel ne niait pas. Réussir à faire poser une nana à poil, forcément, nécessitait un peu de savoir-faire et de persuasion. Une fois qu’elles étaient nues pour autre chose et qu’elles en avaient bien profité, il était plus simple de se poser avec un crayon. Quand ce n’était pas l’inverse qui se produisait : la peinture d’abord, le pinceau frétillant après. Cela dépendait des filles. Mais en vérité, il ne couchait pas avec toutes. Juste avec la majorité. Enfin, Cléa pouvait parler, elle n’était pas en reste ! Gabriel avait bien vu la vidéo qu’elle avait uploadée, et il n’était pas stupide au point de croire que cinq mecs nus en laisse qui se faisaient peindre le corps par une artiste en petite tenue devant une caméra était une performance parfaitement dénuée de toutes arrières pensés. La réflexion horripila Cléa. Elle ne s’en était tapé que deux sur les cinq, et encore, avant la réalisation de cette œuvre complète et novatrice qui lui vaudrait à coup sûr un prix si elle trouvait un concours où la présenter. Deux potes de fac en plus, l’un facilement amoureux, l’autre facilement influençable. Les autres étaient des modèles professionnels qui posaient moyennant finance et qu’elle avait dû payer de sa poche pour cette réalisation.

« Bref, si t’es jaloux, remets-toi avec moi et viens plus souvent ici. Avec l’expo qui approche, un peu d’aide ne sera pas de refus ! »

Une fois encore, et comme à chaque fois qu’ils se parlaient par téléphone ou sur Skype – ce qui arrivait plutôt souvent – Gabriel refusa. Il était majeur – depuis septembre – et vacciné – depuis l’enfance – et il tenait à sa liberté retrouvée. Si on lui demandait s’il aimait toujours Cléa, la réponse était sans doute oui. Cette fille avait compté et comptait toujours pour lui. Partir pour Paris avait été une décision difficile à prendre. Pour autant, il n’était pas triste. Il avait passé une année de terminale merveilleuse avec elle et en gardait d’excellents souvenirs autant qu’un attachement sincère et inaltérable. Mais il avait été accepté dans une formation d’excellence. C’était son avenir, son devenir d’artiste et sa liberté qui étaient en jeux. Il en avait besoin. Il devait se forger des expériences et vivre. Ce qu’il résuma assez simplement en terminant la dernière gorgée de son Orangina :

« Reviens dans dix ans, on fait des mômes et je t’épouse. Mais en attendant, lâche-moi la grappe avec ça, Cléa. Ça nous est profitable à tous les deux. Par contre, si t’es libre ce soir, j’dis pas non. T’es libre ? »

La réponse arriva d’un coup, sous la forme d’une gifle doublée d’une insulte, que Cléa avait lâché en se levant brusquement et en attrapant son blouson.

« Connard ! J’te laisse payer l’addition ! »

Gabriel avait trouvé la réaction un peu abusée. La dernière fois, quand Cléa était venue sur Paris pour lui faire une scène et lui montrer les photos de son frère, elle n’avait pas dit non. Ce qui avait été d’ailleurs une sacrée rigolade de faire ça en douce dans les toilettes du café où ils s’étaient retrouvés. Quand bien même le bruit qu’ils avaient fait leur avait valu de se faire bannir ad vitam aeternam du lieu en question. C’était le problème avec l’électricité entre deux personnes. Souvent, elle passait trop bien, provoquant de belles décharges. Et puis parfois, c’était le court-circuit. Sans doute que sa plus belle histoire d’amour était à court de liquidité à cause de la fin du mois, et qu’elle avait réagi aussi nerveusement pour trouver une bonne raison de ne pas faire cinquante-cinquante. On se rassure comme on peut.

Voilà donc comment Gabriel s’était retrouvé plus léger de dix euros à errer dans les rues de Lyon sans but dans l’attente de son retour en train prévu pour le lendemain. Situation qui l’avait mis plutôt de mauvaise humeur, rien n’étant pire aux yeux d’un artiste que l’ennuie. Quel con il avait été, aussi, de ne rien prévoir pour la soirée, dans l’espoir qu’après la dispute réglementaire vienne le réconfort habituel.

Tomber sur Camille lui apparut donc comme une véritable chance qui éclaira ses yeux bleus maya. Renseignement pris, le jeune androgyne avait un trou de plusieurs heures à combler avant de se rendre à la colocation de Cléo pour le diner et la nuit. L’artiste n’avait rien de prévu non plus. Une proposition pas du tout innocente fusa immédiatement :

« Ça te dirait de me servir de modèle ? On fille chez ma reum, elle ne rentrera pas ce soir et j’ai toujours accès à mon petit atelier ! Attends, tu ne peux pas refuser ! Je connais Cléo, je sais qu’il va craquer si je lui offre un « Gabriel Original » signé et daté avec toi comme sujet ! Bon, en fait, je crois qu’il n’en a rien à foutre de la signature, mais là, j’ai eu une idée de fou dans le train, et ça me soule de devoir attendre de rentrer sur Paris pour demander à Kilian de baisser son calbut ! »

Tout d’abord pris de court et gêné, le lycéen commença par refuser, avant de se raviser devant les arguments de son interlocuteur. C’était vrai qu’il avait déjà accepté de poser une fois, en seconde, alors que Gabriel illustrait un roman dont un personnage s’inspirait de sa personne. Malgré ses peurs, la séance s’était particulièrement bien passée. De plus, l’artiste avait un sacré coup de pinceau. Camille se souvenait encore d’un dessin en particulier qui lui avait particulièrement plu. Et le tout en une seule petite heure ! Alors en trois, Gabriel pouvait sortir une petite merveille. Un tel cadeau ne pouvait que plaire à Cléo ! Ou pas. Mais il n’y avait qu’une seule façon de le savoir.

Camille était d’autant moins fan de son corps que d’autres semblaient le trouver magnifique. Enlever son jean pour afficher sa culotte en dentelle fut un moment compliqué et un peu humiliant. Se débarrasser du sous-vêtement et montrer la zone parfaitement épilée qu’il contenait fut douloureux. Sortant de la piscine, Camille n’avait pas pris le soin de se remaquiller ou de se féminiser. Sans ses vêtements, il était dans un état de neutralité absolue. Son genre n’était que le reflet du regard des autres. Restait cette protubérance que l’androgyne n’aimait pas montrer. Gabriel, lui, ne cligna même pas d’un œil. Des bites, il en avait vues et gribouillées d’autres. À force, il s’était même mis à dessiner à ses heures perdues une petite série de strips comiques en style manga-yaoï mettant en scène les ébats homosexuels d’un brun grognon et pervers et d’un blond niais et obsédé. Toute ressemblance avec la réalité étant tout à fait non fortuite. La petite série lui avait quand même permit de pécho une fille qui passait par là et qui avait fangirlé à mort. Ce qui avait doublement énervé le blond, d’une part parce que c’était son intimité qui était moquée et jetée en pâture sur le net, ensuite parce qu’il ne supportait pas qu’on fangirle plus que lui sur les dessins de son artiste préféré.

Laissant son modèle du jour s’installer sur le drap blanc du clic-clac, Gabriel revint rapidement de la cuisine avec un verre de lait et une assiette de cookies qu’il posa machinalement sur un tabouret à côté du lit. Quand Camille lui demanda à quoi cela pouvait bien servir dans la composition, l’artiste s’arrêta de respirer pendant dix bonnes secondes à la recherche de la réponse, avant de simplement hausser les épaules et lâcher un « Bof, déformation blondinienne. Fais-toi plaisir, c’est pour toi ! »

Obéissant, Camille attrapa un biscuit et but une gorgée du liquide blanc. L’ambiance était agréable. Une lumière tamisée, un petit fond musical discret et un oreiller. L’adolescent n’avait plus qu’à se laisser aller, l’artiste s’occupait de tout, comme le manipuler avec délicatesse pour lui faire prendre la position voulue, proche de celle du tableau « Olympia » d’Edouard Manet, à cela près que la main censée couvrir la fleur s’était retrouvée à la place délicatement posée sur la cuisse.

Armé d’un large panneau horizontal qu’il sortit d’une armoire et de plusieurs tubes de gouache, Gabriel se mit à peindre à toute vitesse. Parfois, il accélérait en donnait de grands coups de pinceau. À d’autres moments, il se posait sur des détails qu’il fignolait avec une précision folle. Avec le peu de temps qu’il avait devant lui, il fallait qu’il se dépêche pour réaliser son œuvre. Son idée lui semblait géniale. Il l’avait eu en fouillant sur une application de peinture et en tombant sur un tableau de Picasso peu connu qui l’avait ébloui avec ses teintes blanches et ses motifs bleus, tout en lui semblant inachevé. « Painter at Work, Mougins » était le nom de l’œuvre. Elle représentait l’artiste, sous des traits abstraits, en train de peindre une toile, blanche pour l’occasion. C’était là qu’il manquait quelque chose ! Gabriel voulu immédiatement en faire sa propre version et avait gribouillé dans un carnet le schéma global de l’œuvre. Il changerait l’orientation de la peinture, l’artiste, plus petit, serait vu de dos sur la droite. Toute la partie gauche, pour plus de la moitié de la surface, servirait à la mise en abime. Un dessin dans un dessin. Volontairement dans des styles différents, mélange d’impressionnisme teinté de réalisme pour le sujet et de cubisme pour le peintre. Au début, Gabriel avait imaginé se servir de son modèle préféré, comme à son habitude. Mais à la réflexion, Camille ferait tout autant l’affaire et nourrirait avec perfection sa folie créatrice.

Pour finir, les trois heures et quelques passèrent comme s’il ne s’était écoulé que quelques minutes. La faute sans doute à l’air doux, à l’odeur de chaleur qui embaumait la pièce et à la mélodie Stickerbrush Symphony que Gabriel adorait écouter quand il peignait et qui avait un petit quelque chose d’hypnotisant et d’envoutant. Camille n’avait su résister et s’était assoupi, laissant son corps se décontracter et sa jambe fine d’adolescent glisse le long du drap. Lorsqu’il émergea, aidé par la sonnerie de son téléphone qui s’activait dans son sac, il était déjà dix-neuf heures. Gabriel finissait les dernières retouches. La bouche pâteuse et l’esprit dans le brouillard, le lycéen aux yeux couleur bleu de minuit se passa la main sur ses lèvres grenadines puis s’étira en ronronnant, avant de s’adresser à l’artiste :

« Mhhh, tu peux me passer mon portable, s’teuplait ? La flemme de me lever ! »

Arrivant au terme de son ouvrage, Gabriel sautilla jusqu’au sac à dos et se mit à fouiller dedans. Déplaçant serviette, maillot de bain et un petit sachet, il hésita quelques secondes avant de sortir le téléphone, de capter le nom qui s’affichait et de directement décrocher, s’adressant d’une voix joyeuse et mystérieuse à son interlocuteur.

« Salut Cléo ! Tu ne devineras jamais avec qui ta chérie a passé l’après-midi… Ah, bah si, t’as deviné… Ok, ta sœur t’a appelée pour me vomir dessus ? La bourrique ! Du coup tu savais que j’étais dans le coin, et tu m’as reconnu… Bah justement, vu que je crèche chez ma reum, j’ai rien à bouffer pour ce soir. J’peux passer squatter ? Avec Cam, on a un cadeau pour toi ! C’est lourd, faut qu’un homme le lui porte ! Okay, ça marche, à tout à l’heure ! »

Alors qu’il était sur le point de raccrocher, Camille se jeta à son cou pour lui arracher le combiné des mains pour au moins avoir le temps d’embrasser son homme et de s’excuser pour le comportement un peu sans-gêne de Gabriel. Trop tard. Admirant son modèle du jour réagir naturellement jusqu’à en oublier sa nudité, l’artiste éclata de rire, ce qui fit rougir l’androgyne jusqu’aux oreilles et le poussa à se masquer une zone que pourtant son camarade avait pu passer l’après-midi à admirer.

« Allez, rhabille-toi, on bouge ! J’enveloppe la toile, tu découvriras le résultat en même temps que lui, ça sera plus drôle ! »

Une bonne demi-heure plus tard, Camille et Gabriel frappèrent à la porte. Ce fut une fois de plus le jeune Mikaël, en t-shirt, calbut et chaussettes, décoiffé et les yeux complétement éteints qui leur ouvrit. Clignant des paupières, il mit bien cinq secondes à tourner la tête vers le couloir avant de hurler.

« Faaaaaab, y a Camille, elle a ramené un mec chelou qui me regarde et sourit bizarrement et qui me fait peur ! »

Heureusement, Cléo arriva avant que son colocataire ne ferme la porte au nez des deux invités pour le rassurer, ou tout du moins essayer.

« Nan, t’en fais pas, c’est Gabriel, un bon copain ! S’il te regarde comme ça, c’est parce qu’il est obsédé par les blonds, mais il veut pas te baiser, hein, il est hétéro et c’est l’ex de ma sœur. Nan, il veut juste sans doute juste te peindre… »

Il n’en fallait pas plus à Mikaël pour partir se planquer dans sa piaule. S’il ne regrettait pas du tout d’avoir choisi Cléo comme coloc, qu’il trouvait particulièrement sympa et intéressant, il commençait à avoir un peu de mal avec ses fréquentations bizarres. D’autant plus que celle-là en rajouta une couche en se léchant les babines.

« Mais tu m’avais caché que tu habitais avec un truc pareil, mon p’tit Cléo ! C’est mal ! C’est très très mal ! Eh, machin, reviens ! Attends, j’vais pas te faire de mal ! Rho, bon, quelqu’un à une corde ? »

Le coup sec que Gabriel se prit sur la tête le calma immédiatement. Il s’accompagna d’un côté par un « aieuh » sonore et de l’autre par une mise en garde : « Arrête de martyriser mon coloc, le fourbe ! Déjà que j’gueule pas alors que tu m’as piqué ma meuf toute l’aprem ! Et arrête d’énerver ma sœur. Parce que c’est peut-être TOI qu’elle gifle, mais après, c’est moi qu’elle fait chier ! Bon, entrez, Fabien, mon autre coloc, est aux fourneaux. J’l’ai prévenu qu’on avait du monde, il fait des pâtes de sa création. C’est chelou mais ça a l’air bon ! »

Et en effet, cela l’était. Chelou et bon. La sauce, centre du plat, était composée de chair à saucisse, de steak haché, de tomate, d’oignon, de carotte, de courgette, de sel, de poivre, de cumin, de piment, de fond de bœuf, de basilic et de crème fraiche. Le tout cuit avec soin dans un ordre précis afin que rien ne crame et que tous les arômes se mélange.

Acceptant de sortir de sa chambre pour le repas, Mikaël proposa poliment un jus de fruit aux invités. Cléo s’en amusa, un donnant un coup de coude à Gabriel.

« Ça va, il t’a adopté ! Nectar de poire fait par sa mère, son préféré, il n’en propose qu’aux gens qu’il aime bien ! Sinon, il s’en enfile des bouteilles entières en cachette dans sa piaule ! »

Mikaël rougit et grogna immédiatement. S’il avait sorti le grand jeu, c’était bien plus pour Camille que pour l’étrange artiste châtain qui faisait beaucoup de bruit. Lui, il ne l’avait pas encore apprivoisé, et s’il avait le culot de lui demander son aide pour une prestation artistique, c’était non, non et non et mille fois non. Il avait déjà donné, merci pour lui. Une petite réaction grognonne qui amusa Gabriel, poursuivant ainsi la discussion avec Cléo :  

« Ah ah, ouais, c’est vrai, Cléa m’avait montré la photo, je savais pas que c’était ton coloc dessus, mais franchement, elle déchire. Le message derrière surtout. Y a de la réflexion, c’est ça qui est cool. D’ailleurs, en parlant d’art, c’est l’heure du cadeau ! Bon, j’espère que ça va te plaire. J’ai voulu bosser un peu la mise en abime, tout ça… »

À peine avait-il fini sa phrase que l’artiste était de retour dans le salon avec sa toile, qu’il dévoila au public. Et ses réactions furent variées. Fabien écarquilla les yeux et avoua avoir du mal à croire que c’était quelqu’un de sa génération qui avait fait ça en à peine quelques heures. En tant que littéraire pur jus porté sur les arts, il reconnut immédiatement les influences, ce qui ne fit qu’accentuer son respect. Mika, lui, était trop occupé à continuer de grogner pour penser à faire autre chose. Il ne niait pas que c’était assez joli, mais il n’y bitait rien. Et en parlant de bite, celle qui s’affichait peinte sous son nez le dérangeait, sans qu’il n’arrive à déterminer vraiment pourquoi.

Pour Camille, par contre, la source de cette dissonance ne faisait aucun doute. Elle provenait de la manière dont Gabriel l’avait dessiné. Un choix artistique assumé qui fit tituber sur place le bel androgyne. Ce corps était clairement le sien, de le lueur sombre de ses yeux bleus jusqu’au bout du zgeg. Un garçon, oui, mais avec autre chose. Les formes avaient été arrondies. Une poitrine s’était affirmée. Surtout, un sentiment de naturel semblait se dégager de la toile. La pureté et la finesse des traits du sujet ressortaient d’autant plus que le peintre qui occupait moins de la moitié de l’espace était représenté grossièrement de manière difforme. Une façon de remettre l’art au centre de l’œuvre, encore plus présent que s’il avait été seul. S’approchant, Camille s’admira en détail. Pour la première fois depuis longtemps, il se trouvait beau. C’était perturbant. Tout autant que les mots que Gabriel lui chuchota à l’oreille après l’avoir saisi par la taille.

« J’ai voulu représenter le reflet de ton âme. J’espère que tu ne m’en veux pas trop avec les libertés que j’ai pu prendre. Je préférais te représenter tel que je te vois plutôt que ce à quoi tu ressemblerais si on prenait une photo ! C’est ça, l’art »

Même si la confidence était adressée à Camille, Cléo ne passa pas à côté. Lui aussi plutôt fan du tableau – il ne lui avait fallu que quelques secondes pour décider où l’accrocher dans sa piaule –, il garda quand même un certain recul, déformation de sa passion pour la photo. Cette histoire de différence entre la peinture et son médium fétiche l’intriguait et l’intéressait. En s’arrêtant à son dessin, Gabriel n’était pas allé au bout des choses. Une idée traversa son esprit tel un flash lumineux ! Il savait comment compléter le tout et en faire ressortir le sens profond.

« Cam, tu veux pas te foutre à poil sur le canap et prendre la même pose ? Gaby, assis toi sur un tabouret et fais semblant de finir ta toile. Fab, ferme les rideaux et recrée moi l’ambiance de la peinture. Mika, va me trouver un pinceau, on doit avoir ça quelque part… J’reviens, vais chercher mon appareil ! »

Pris au dépourvu, tout le salon obéit aux consignes, à l’exception de Gabriel qui sautilla en direction du panda.

« Attends, j’viens avec toi, j’ai un truc à te dire ! »

Particulièrement gêné, Camille demanda aux colocataires de se retourner alors qu’il se déshabillait. Il ne savait même pas pourquoi il obtempérait de la sorte. Sans doute était-il encore trop hypnotisé par la toile pour réagir de manière conscience. Cinq minutes plus tard, Cléo et Gabriel sortirent de la chambre et l’artiste prit position pour se mimer pendant l’effort. L’étincelle dans les yeux de son camarade, toujours intacte, s’accompagnait à présent d’une certaine crispation au niveau des mâchoires que seul Mikaël sembla percevoir. Le tout jeune préparationnaire aux cheveux blonds ne savait pas de quoi ces deux-là avaient parlé, – de la sœur de son colocataire ou d’autre chose – mais ce ne devait pas être particulièrement agréable. Toujours est-il que Cléo fit mine de rien et se réjouit de sa photo. Même s’il lui avait fallu plusieurs essais avant de trouver le bon angle et la bonne luminosité avant que le corps sur la peinture et celui réel allongé à côté se retrouvent par un jeu de perspective avec des proportions similaires.

Une fois arrivé au bon résultat, il s’enferma immédiatement pour travailler le cliché sur ordinateur en prévision du tirage qu’il comptait en faire. Mikaël et Fabien se retirèrent eux aussi dans leur espace personnel pour travailler, laissant la vaisselle à qui voulait bien s’en occuper. Gabriel déclina la proposition. Il était claqué et avait envie de rentrer se coucher pour être en forme demain matin pour son train de dix-sept heures. Camille ne réagit même pas à cet odieux foutage de gueule et lui fit simplement la bise, en le remerciant pour cette journée et en espérant le voir très bientôt. Une fois seul dans le salon, le lycéen s’assit sur le canapé, torse nu pour n’avoir pas eu le temps de finir de se rhabiller, puis plaça la toile devant lui, et l’observa longuement avant de se passer doucement et lentement ses doigts timides sur son torse. Sentant sa température monter, il respira de plus en plus bruyamment par le nez, accompagnant ses nombreux tremblements. Son imagination se cala sur le dessin. Son cerveau imagina des sensations de toucher que, pourtant, il ne percevait pas et qui lui firent un bien fou. Camille en était sûr. C’était lui. C’était ça.

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Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°4

Nom de la photo : « MiseS en abime d’un artiste et de son sujet »

Effet : couleur – lumière tamisée

Lieu : à l’appartement

Date : un samedi soir, fin novembre

Composition : cette photo consiste simplement à une reproduction d’un moment qui a réellement eu lieu dans la journée, à savoir Gabriel au travail en train de peindre Camille, qui posait nu pour l’occasion. Le tableau de Gabriel est partie prenante de la construction. On y voir l’artiste dans un style grossier et son sujet sur une toile, bien plus détaillé. Camille y est représenté avec son corps masculin, mais avec des formes très clairement féminines, qu’il n’a pas forcément. S’en dégage quelque chose de dérangeant, d’érotique, de transgressif et d’excitant, le tout renforcé par la mise en abime de l’artiste au travail, peu détaillé par rapport à son œuvre, éblouissante. Le vrai message que Gabriel voulait faire passer, c’était d’accentuer la perception qu’avait l’artiste de son sujet en le magnifiant et en le représentant tel qu’il le voit, plutôt que tel qu’il apparaitrait réellement si on prenait une photo. D’où l’idée que j’ai eu de prendre cette photo, justement. Ou on voit le vrai corps de Camille, que j’adore tout autant, ainsi que l’artiste de dos au travail qui finalement apparait avec bien plus net. En mettant le tableau dans la photo, on perçoit le sens qu’a voulu donner Gabriel à son œuvre. La photo ne remplace pas l’œuvre, mais la complète. Tout du moins, c’est l’interprétation que j’en ai.

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PictureS[...] 3. Photo n°3 – Élève de prépa vendant son âme pour une fiche

« Écoute sœurette, je t’aime bien, mais là, j’ai vraiment pas le temps… »

Parfois, il faut savoir dire non. Entre ses devoirs, son couple et les tâches ménagères à la coloc, Cléo était bien trop occupé pour se permettre d’autres distractions, comme flâner, aller au cinéma ou, encore pire, répondre aux attentes extravagantes de sa sœur. Comme celle de venir prendre un café à trente minutes de là pour qu’elle lui expose son nouveau projet associatif dans lequel il avait toute sa place. Ce qui, dans la bouche de Cléa, ressemblait plus à un ordre qu’à une proposition.

Cléo avait été ferme avant de raccrocher : il fallait le laisser tranquille. Fier de lui pour avoir tenu bon, sa mine n’en fut que plus déconfite lorsqu’une heure plus tard, il se retrouva attablé à écouter la jeune femme s’exciter toute seule. Pour grogner, ça, il grognait, se plaignant autant du temps qu’il était en train de perdre que du goût de jus de chaussette du café qu’on venait de lui servir et que du comportement de sa sœur, qui était allée le chercher sur place pour le tirer de force hors de sa chambre pour le tirer, comme elle le prévoyait, jusqu’à la terrasse de son bar préféré de perpette-les-oies. Le tout plutôt que de se poser tranquillement au mac do du coin de la rue.

« Comment tu fais, bordel, pour toujours me mener par le bout du nez ? », avait râlé le jeune étudiant, une fois sa tasse engloutie. Ce à quoi Cléa avait répondu avec un de ses fameux sourires provoquants, en se posant le menton sur le dos de ses deux mains accoudées à la table.

« T’es mon frère ! Ça fait depuis l’enfance que j’me fous de ta gueule sans que tu réagisses, j’ai fini par en conclure que tu aimais ça ! »

Un point pour elle. Cléo bougonna encore plus fort. Foutue sœur jumelle à qui il n’avait jamais rien pu refuser, même quand elle était odieuse avec lui, ce qui était souvent arrivé. À elle la réflexion sur les mauvais coups, à lui la réalisation. Sous son contrôle, il était passé maitre dans l’art d’être un connard. Ce qui laissait peu de doute sur le haut potentiel de fourberie de la dame.

Heureusement que tout cela faisait partie du passé et que le frère autant que la sœur avaient fini par se calmer. Ce qui n’empêchait pas du tout Cléa d’avoir des idées tordues en pagaille. Il fallait bien qu’elle s’occupe depuis que son mec était monté à Paris pour ses études. Le vil, le monstre, l’outrageux ! La belle avait assez mal vécu cette séparation forcée. Certes, elle aurait très bien pu le suivre et lui accrocher un collier autour du cou. Elle en aurait été capable, et cela ne l’aurait pas dérangée plus que cela. Mais un artiste en cage était toujours moins créatif et heureux qu’un artiste en liberté. Et c’était bien de son état à elle dont elle se préoccupait. L’autre, il s’en serait accommodé, elle en était sûre : elle ne lui aurait pas laissé le choix ! Mais elle ? Perdue et désœuvrée en région parisienne alors qu’elle avait tous ses projets et amis dans la région ? Compliqué !

Ce n’était pas qu’elle ne voulait pas quitter son petit foyer. Le contraire était même sans doute plus proche de la vérité. Elle rêvait de grands espaces, de nature et de dépaysement. Changer d’atmosphère pour changer de vie et définitivement tirer un trait sur certaines choses du passé… Paris ne répondait pas du tout à cette définition. Respirer l’air pollué de la capitale en dessinant les pigeons qui chiaient sur le sable de Paris-plage, très peu pour elle.

Alors elle avait acté la séparation et était resté dans le coin, se rassurant comme elle le pouvait en se disant que plus d’un an de relation, c’était beaucoup pour elle et qu’un peu de nouveauté ne lui ferait pas de mal. Non pas qu’elle s’était lassée – on ne se lasse jamais de Gabriel –, mais voilà, les choses étaient ainsi. Elle gardait de cette histoire de merveilleux souvenirs. Elle avait profité de ces mois d’affection pour créer comme jamais, baiser aussi – dit de cette manière, c’était cru, mais pour son châtain d’artiste, le romantisme était avant tout un mouvement culturel et artistique et il avait un peu de mal avec le sens communément admis du terme – et se détacher de certains démons. Elle avait arrêté la consommation de tout ce qui retournait le cerveau et ne se fumait pas ! Un sevrage salutaire. Et pour l’herbe, elle avait tellement diminué qu’elle ne tirait plus qu’une taffe ou deux en soirée quand un cône passait, envoyant chier ses dealers préférés à coup de talon dans le cul lorsque ces derniers s’inquiétaient de ne pas avoir de nouvelles de son portefeuille. En revanche, elle clopait. Cela lui avait servi de palliatif, ce qui énervait au plus haut point son frère qui détestait ça. Déjà parce qu’il ne supportait pas que sa sœur à qui il tenait plus qu’à lui-même se ruine la santé. Ensuite parce qu’il avait la gorge sensible, et se taper la fumée dans le nez tout en grelottant sur une terrasse humide parce que madame avait besoin de sa dose quotidienne de nicotine pour ne pas passer en mode berserker et tout détruire sur son passage – elle en était capable –, c’était désagréable. Il n’y avait que lorsqu’elle créait ou tirait son coup que, trop occupée et hypnotisée par son activité, elle en oubliait cette dépendance. Heureusement pour ses poumons, elle trouvait toujours facilement de quoi faire l’un ou l’autre, même si l’absence de Gabriel était pesante. Au moins, avec lui, elle pouvait faire les deux en même temps.

Du coup, malgré quelques frustrations, elle se sentait plutôt bien dans sa vie. Son regard marron s’était éclairci, ses cheveux courts servait de toile bariolée à sa créativité. Son corps entier, en réalité, vu les tenues extravagantes qu’elle portait et qu’elle se confectionnait souvent elle-même avec des fripes, chutes et autres morceaux de tissus qu’elle récupérait ici et là. Ses vêtements étaient toujours couverts de traces de peinture, comme le bout de ses doigts. Elle s’occupait et vivait plutôt bien. À ce sujet, elle avait même beaucoup de choses à raconter ! Elle avait intégré un cercle d’artistes sympa comme tout avec lequel elle s’éclatait bien entre les cours. Cours auxquels son oncle l’avait forcée à s’inscrire. Ce n’était pas que l’Histoire de l’art était ennuyante. Elle était même plutôt intéressante à étudier, en fait, et c’était une matière dans laquelle Cléa n’avait aucun mal à briller. C’était juste chiant de devoir se lever à des heures précises pour aller bosser, et de perdre du temps le cul vissé sur une chaise avec nul autre support de distraction qu’un simple cahier.

Elle en avait tellement à dire, notamment sur certains profs incroyablement fatigants, qu’il fallut que Cléo lui coupe la parole pour recentrer la discussion avant que les minutes ne se transforment en heures, hypothéquant toujours un peu plus son temps de sommeil.

« Bon, tu m’as pas trainé ici juste pour fumer sous mon nez et me parler de ta vie ? J’ai Facebook, je suis au courant, hein. J’te rappelle que je te stalke dessus H24 depuis tes treize ans. Sister complex oblige, tu sais ? Sœurette ! »

Pour la première fois de la journée, Cléa grimaça. Ça, elle ne pouvait pas dire qu’elle était passé à côté. Cela faisait depuis la classe de première que tout le monde était au courant de l’attirance maladive de son « petit » frère envers sa personne. Elle-même l’avait toujours plus ou moins su, et avait tiré avantage de cette affection sans borne pour contrôler le frangin. Cette histoire n’avait jamais été saine.  Même Camille, qu’il aimait d’une passion sincère, n’avait pas complètement guéri Cléo de ce que lui-même considérait comme une turpitude. Enfin, c’était ce qu’il s’amusait à faire croire à la jeune femme pour la provoquer. Lui aussi pouvait se montrer vicieux, quand il le voulait…

« Rho, ça va, j’déconne ! », sourit-il d’un air fier et narquois, la joue posée dans sa paume gauche. « Ça fait une semaine que je ne me suis pas connecté ! Pas le temps ! Bref, tu voulais quoi ? »

Écrasant son mégot dans le cendrier, Cléa fixa son frère dans les yeux. La réponse coulait de source.

« J’ai besoin de toi. Enfin, de tes talents. C’est à propos de la fac, je me suis inscrite dans une association, on s’est fixé comme objectif de réaliser une exposition pour la dernière semaine avant les vacances de noël. On est en recherche d’artistes en tout genre, confirmés ou amateurs. On veut de tout. Et j’ai promis à mes potes que tu exposerais tes photos. Moi aussi je vais sur Facebook, et putain, quand je vois ce que tu sors, j’suis fière du frangin ! »

Heureusement pour Cléo que sa tasse était vide. Sans quoi, il se serait étouffé avec. Lui, exposer ? Il était le cartésien de la famille ! Il aimait les maths et les sciences ! À la limite poser pour rendre service, il pouvait. Mais créer ? La folle qui voyait des couleurs partout, c’était Cléa ! Lui, il était monochrome jusqu’à la teinte de sa peau et celle de ses cheveux. Alors oui, il s’était certes découvert assez jeune une passion pour la photo, mais c’était avant tout une histoire de physique et de géométrie. Cadrer, composer, gérer l’ouverture, la focale… Il fallait comprendre le comportement de la lumière, sa diffusion, sa nature. C’était tout cela qui l’avait passionné. Avec peut-être aussi récemment une obsession pour Camille, sujet par excellence à ses yeux. Mais de là à se considérer comme un artiste, jamais il n’en aurait eu le culot. Comme agacé par ce qui lui semblait être une blague de mauvais goût ou une moquerie, il répondit sèchement à la proposition.

« T’as sans doute de biens meilleurs photographes que moi dans ta fac. J’peux savoir pour quelle stupide raison tu penses à bibi ? »

Sans se démonter, Cléa s’approcha à quelques centimètres de l’oreille de son frère pour lui chuchoter sa réponse, alliant de ce fait discrétion et provocation.

« Déjà, t’es pas mauvais, vraiment. Même Gaby le dit, il a vu tes clichés, il était impressionné par ton sens de la symbolique. Ensuite, j’ai réussi à imposer le thème de l’exposition : la transgression. Et là, j’ose pas imaginer ce qu’un déglingué du ciboulot qui bande sur sa sœur, qui chauffait des vieux au lycée contre du fric, qui s’est ouvert le front en se le cognant contre un miroir et qui se tape un ladyboy entre deux équations peut sortir sur le sujet, mais putain ça m’excite ! Me déçois pas, frérot… J’ai déjà vendu ton talent aux autres ! »

Déglutissant de peur devant le regard déterminé de l’étudiante qui, en prime, se mordilla la langue pour le provoquer, Cléo hocha la tête. Foutue laisse invisible qui le poussait à toujours dire oui à sa sœur. Tout juste osa-t-il imposer sa condition, qu’il murmura du bout des lèvres :

« D’accord, mais aucune censure. Et je ne le fais pas parce que tu me le demandes, mais parce que ça m’intéresse et que j’ai une idée derrière la tête… »

Cléa éclata de rire et accepta sans problème, tant qu’il prenait sa mission au sérieux. Au passage, elle lui signala qu’elle trouvait sa tête gênée adorable, ce qui eut pour effet de le faire rougir encore plus fort.

Puis le tonnerre gronda. Le petit crachin se transforma en averse. L’automne était bel et bien entré dans sa phase la moins agréable, celle où l’humidité et le froid se conjuguaient avec la disparition de plus en plus précoce, chaque soir, du soleil. Les vacances de la toussaint touchaient à leur fin. De l’autre côté du Rhône, Camille soupirait, accoudé à sa fenêtre en pensant à la rentrée qui approchait. Le lycéen androgyne n’avait pu voir son petit ami qu’à de trop courtes reprises. Certes, son corps s’en souvenait encore de la plus belle des manières – cela lui avait fait un bien fou de partager quelques moments intimes avec son mec qui n’avait peur ni de prendre, ni d’être pris, même si ce dernier point indifférait Camille la plupart du temps –, mais après le plaisir, le manque se faisait toujours rapidement ressentir. Et là, Cléo lui manquait outrageusement.

Bien sûr, le préparationnaire avait fait des efforts. Il l’avait invité à la colocation pour manger et passer la nuit à plusieurs reprises, à la grande joie de Fabien et Mikaël qui appréciaient les visites pouvant les sortir quelques minutes de leur cours. Enfin, uniquement lorsqu’elles ne les sortaient pas plus que ces quelques minutes précisément. Cléo avait même accepté de perdre un peu de temps au cinéma, pour lui faire plaisir. Camille n’avait pas vraiment de raisons de se plaindre. L’incident de la dernière fois avait été glissé sous le tapis, et ni l’un ni l’autre n’avait essayé d’en reparler. L’adolescent s’ennuyait juste. Tournant la tête à droite, il pouvait observer la pluie cogner en de grosses gouttes sur la vitre au son d’un « ploc ploc » régulier. La tournant à gauche, la glace fêlée de son armoire lui faisait face et le ramenait à ses doutes et ses peurs. Il devait sortir, au plus vite. Pour, pourquoi pas, réitérer un de ses deux coups de folie des vacances.

Cela lui avait pris comme ça, sans prévenir. Comme un besoin de se marquer, ou simplement de se faire un peu de mal pour se sentir bien. Cléo n’avait pas jugé bon de donner son avis. Le premier avait consisté à se faire un piercing discret au-dessus de la lèvre haute, du côté droit. Comme bijou, il avait opté pour une toute petite perle noire, qu’il était bien décidé à porter dès que possible, en dehors des heures de cours. Cela faisait longtemps qu’il en avait envie, mais jamais il n’avait osé aller jusqu’à demander l’autorisation à son père. Jusqu’à cette année, donc, où Jean-Marc avait levé les yeux au ciel en disant qu’il s’en fichait et que son enfant était une grande fille capable de prendre ce genre de décisions toute seule, à condition de ne pas foutre le bordel au bahut avec ni de se transformer en porte pin’s.

Du coup, libéré d’un poids, le deuxième coup de folie arriva de manière beaucoup moins réfléchie et s’inscrivit plus durablement dans la chair de l’adolescent. Alors qu’il se promenait tranquillement avec son petit ami dans les rues de Lyon, passer devant l’échoppe d’un tatoueur renommé lui rappela subitement son envie de se marquer un jour. Cléo avait grimacé, avant de hausser les épaules. Tant que c’était un joli motif et non pas un message débile en italique du genre « Je cœur Cléo », il n’avait pas son mot à dire. Camille le rassura sur ce point. C’était juste un magnifique tatouage sur le haut de son bras gauche, et cela serait sans doute le seul de sa vie. Mais il voulait porter sur lui le symbole de sa transidentité, de manière stylisée. Gabriel lui avait un jour offert un dessin qu’il adorait. Un cercle noir d’où partaient une flèche, une croix, et une deuxième flèche barrée d’un trait. Mélange de masculin et de féminin à même la peau. Mais le tout destructuré, afin qu’on puisse reconnaitre le logo sans qu’il s’agisse d’une simple reproduction de celui-ci. Les traits étaient remplacés par des filaments qui s’entrecroisaient à la manière d’une plante éclatant en de fines feuilles et en de légers pétales. Le tatoueur n’eut aucun mal à le reproduire. Le résultat était somptueux et il avait fait la joie de Camille pour au moins vingt-quatre heures, avant que la grisaille ne le rende mélancolique à nouveau.

S’enfonçant sous la pluie sans réfléchir, il se demanda bien ce qu’il pourrait se faire cette fois-ci. Un tatouage, c’était hors de question, un seul lui suffisait. Un piercing ? Il avait toujours voulu en avoir un à l’arcane sourcilière et un au nombril. De toute manières sa décision était prise : après ceux-là, il arrêterait. Il ne voulait pas décevoir son père et abusant de sa compréhension. En entrant dans la boutique, il se décida pour l’arcane, en ayant bien conscience que rares seraient les occasions pour lui de porter le bijou sur lequel il venait de craquer.

Ce qui ne l’empêcha pas d’essayer de se pointer avec au lycée la semaine suivante. Non pas pour le plaisir de braver les interdits, mais juste par pure réaction puérile, tentative de s’affirmer face à une remarque faussement innocente qu’Alec lui avait balancé à la figure entre midi et deux.

« Faudrait des chiottes pour trans, non ? Moi, j’pisse pas à côté de Camille, mais j’peux comprendre les filles qui ne voudraient pas se retrouver non plus en face de sa bite ! »

Cela avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Ça plus un cours de SVT sur les hormones qui avait fait les choux gras de sa classe et dont le contenu avait circulé dans tout le bahut, affichant un peu plus Camille à qui des filles écervelées avait demandé s’il en prenait. Quand la réponse « non, pas encore » fut lâchée, ce fut toute sa transidentité qui fut remise en cause. Accusé par Alec d’être un « faux trans pédale à couilles velues », Camille dut mettre les points sur les « i ». Déjà, il détestait ces termes que les gens utilisaient le plus souvent par curiosité malsaine et qui était bien trop limités pour décrire sa réalité. Ensuite, il s’épilait les parties et ne supportait pas qu’on puisse critiquer le fond de sa culotte sans y avoir glissé les doigts ! Ce qui n’était pas du tout une invitation, celui qui essayait risquait fort de se faire écrabouiller la main. Enfin, il était comme il était, et ce n’était pas sa faute à lui si le lycée l’empêchait de s’épanouir et le forçait à se masculiniser à contre cœur ! Ou tout du moins à ne pas se féminiser autant qu’il en avait envie. En larmes, il cracha qu’il s’assumait pleinement et qu’il en avait marre de souffrir du regard de tous ces cons qui trouvaient plus simple de le juger que de le comprendre. Et s’énervant encore plus fort, il meugla qu’il n’était pas gay, même s’il n’avait rien contre ça vu que certains de ses meilleurs amis l’étaient. Mais si lui sortait avec un mec, c’était bel et bien parce qu’il se considérait comme une femme, tout du moins dans ses bras. Ou comme autre chose, il ne savait pas, mais certainement pas comme un mec. En tout cas, pas uniquement. C’était compliqué.

Ce fut donc pour prouver ses dires que, le vendredi, il mit ses deux piercings en place, se maquilla de manière franche avec son rouge à lèvre préféré et enfila une robe et son plus beau débardeur, malgré le temps frisquet, afin que personne ne puisse passer à côté de son nouveau tatouage ou de la douceur de ses bras. Avec un léger rembourrage dans son soutien-gorge, il apparut ce jour-là bien plus féminin que la majorité des filles du lycée, ce qui fit soupirer Margot, comme à chaque fois qu’elle se sentait dépassée par son meilleur ami. Certains mecs durent bien avouer qu’il y avait de quoi se laisser prendre, et que, s’ils n’avaient pas été ou en couple, ou rebutés par le paquet surprise qui les attendait au fond du slip, ils n’auraient pas forcément dit non à une telle créature. Malheureusement, cette prestation ne mit pas fin aux moqueries d’Alec et de sa bande. Au contraire, même. Ces derniers se moquèrent alégrement du tatouage qui, de l’avis de certains, étaient une négation des réalités biologiques. Ce à quoi Camille répondit par la négative : c’était juste une remise en cause des constructions sociales qui n’avaient pas d’autre fondement que la volonté du sexe dit fort à consolider son emprise et sa domination du sexe prétendument faible.

Le débat improvisé ne dura pas plus longtemps. Monsieur Musquet y mit fin de manière assez sèche, en envoyant Camille faire un tour dans le bureau du proviseur. Ce dernier, bonne crème, n’aimait pas sévir et se montrait la plupart du temps tolérant. Les vêtements et le maquillage, ça pouvait passer de manière exceptionnelle, si ce n’était ni trop souvent ni trop marqué. Mais les piercings et le tatouage, là, on était clairement en infraction du règlement intérieur. Et ce n’était pas une question de sexe ou de genre. La règle était la même pour toutes et tous, garçon comme fille. Et s’il fallait rajouter une nouvelle catégorie pour le bon plaisir de Camille, ce n’était pas un problème : l’interdit restait. L’élève était donc prié de se couvrir les épaules et d’enlever ses bijoux au plus vite, sans quoi les heures de colles tomberaient, et avec elle sans doute un avertissement de discipline.

Furieux, l’adolescent obéit à contre cœur avant de claquer la porte. De retour en cours, il s’assit au dernier rang jusqu’à la fin de la journée, afin de ne pas montrer aux professeurs la teinte rosée qu’avait pris le blanc de ses yeux. Il n’avait qu’une seule envie : pleurer au plus vite dans les bras du seul mec qui le comprenait vraiment. Quand bien même ce dernier ne l’attendait pas forcément ce soir-là.

Qu’importe ! Camille connaissait l’adresse et savait comment s’y rendre. Un bus, un peu de marche à pied et il y était. Afin de donner l’impression qu’il préparait une surprise et qu’il ne s’invitait pas de force, il s’arrêta à la boulangerie en passant pour acheter de la fougasse, une quiche et une tarte aux fruits, celle que Cléo préférait. Au pire, si son mec n’était pas disposé, il repartirait comme il était venu, avec au moins le plaisir de l’avoir vu et de lui avoir caressé les lèvres. Et puis, c’était l’occasion de lui montrer son nouveau piercing – Cléo n’avait vu que le premier – et de demander leur avis à Fab et Mika à propos de son tatouage dont ils avaient entendu parler mais qu’ils n’avaient jamais observé.

En arrivant sur le palier, Camille constata avec étonnement que la porte était ouverte et entrebâillée. Oubliant de frapper, il entra et posa son manteau dans l’entrée. Du bruit s’échappait du salon, indication comme quoi les colocataires n’étaient pas dans leur chambre. Sans doute faisaient-ils une petite partie de jeux vidéo avant de retourner bosser, ce qui était bien mérité.

Le lycéen se trompait. Jamais Mikaël n’aurait accepté de lâcher ses cahiers un vendredi soir pour s’amuser avant d’avoir fini ses devoirs pour le samedi matin. Il redoutait trop le relâchement de fin de semaine pour prendre ce risque. Il lui fallait une bonne raison. Sans doute en avait-il une, d’ailleurs. Camille en était persuadé. Il « devait » avoir une bonne raison. Sans quoi, pourquoi cette scène qui lui brula les yeux et qui lui fit lâcher le sac des courses, qui s’écrasa par terre.

Comment diable Mikaël s’était-il retrouvé presque nu, en sous-vêtements féminins, longue perruque blonde sur la tête, maquillage pas très fin sur le visage, une pancarte sur le dos avec écrit en gros en son centre de manière visible « J’aime le jus* » et bien plus discrètement en tout petit en bas à droite « *préparé avec amour par ma môman », en train d’embrasser SON mec qui lui passait les mains sur les fesses ? Pourquoi ces éclairages d’appoint en plus de la lampe du plafond ? Et pourquoi Fabien photographiait-il le tout avec l’appareil de Cléo en rigolant comme jamais au lieu d’intervenir pour arrêter cette hérésie totale ? Celle de son mec en train de le tromper – ou tout du moins d’essayer – avec une caricature de lui-même, devant témoin. Complétement choqué devant cette scène qui n’avait aucun sens, Camille ne s’entendit même pas proférer l’odieuse grossièreté qui lui sortit autant du fond de la bouche que du cœur :

« Bordel de chiotte de merde de couilles de mammouth ! Putain, Cléo, j’vais t’butter ! Je sais pas ce que tu fais ni pourquoi tu l’fais, et je ne veux pas savoir, mais j’te jure, j’vais te butter ! J’vais te butter, et ensuite, j’te ressuscite et j’te rebutte… CONNARD ! »

Tout s’enchaîna ensuite à la vitesse de l’éclair. Furieux, Camille n’attendit pas de réponses pour éclater en sanglot et se jeter dans les escaliers avec l’envie furieuse de se laisse dépérir dans un parc entre deux clodos en attendant que les vers fassent leur boulot de recyclage de cadavre. Immédiatement, Cléo repoussa Mikaël d’un coup ferme pour se jeter à la poursuite de son petit ami en meuglant.

« PUTAIN, CAM ! CALME-TOI BORDEL ! Je ne sais pas c’que tu crois, mais c’est pas ce que tu crois ! Rhaaaaaa, mais c’est pas possible d’être teubé pareil, merde, attends-moi ! »

Dans l’appartement, Fab manqua renverser le trépied de l’appareil en le rattrapa à quelques centimètres du sol, en soufflant un bon coup. De son côté, Mika tomba à genoux et, d’un réflexe idiot que lui-même ne comprenait pas, se mit à hurler et à pleurer en se serrant la poitrine. Être vu dans cette situation... L’humiliation était plus que totale ! Il n’avait que seize ans ! Et il voulait sa maman. Quel crétin il avait été, aussi, d’accepter la demande de Cléo en échange d’un accès illimité à des photocopies de ses fiches bristols. Sur le moment, il n’avait pas réfléchi et s’était laissé faire. La promesse était trop alléchante et il ne comprenait de toute manière pas vraiment ce que son coloc avait en tête. Cléo lui avait simplement expliqué qu’il avait besoin de son aide pour un projet associatif, que c’était de l’art et que ses fiches étaient vraiment bien faites. Le fait que Fabien, mort de rire en écoutant la proposition, avait immédiatement donné son accord avait un peu forcé la décision de Mikaël... Si son meilleur ami disait oui, il ne voulait pas foutre une mauvaise ambiance dans l’appart en refusant. Avec le recul, l’adolescent s’était quand même fait la réflexion que sa mère de substitution avait reçu le rôle le plus facile. Cléo, qui s’était déjà occupé du cadre et des réglages, lui avait simplement demandé d’appuyer sur un bouton. Alors que de son côté, lui avait dû se dévêtir, se déguiser et même se faire embrasser. Par un mec. Il en avait tremblé de peur, mais les fiches que Cléo lui avait agité sur le nez l’avait fait craquer et poussé à fermer les yeux en attendant que les choses se fassent, afin de vite pouvoir se rhabiller et retourner bosser. Choqué à vie, il espérait vraiment que les fiches valaient le coup. Ne serait-ce que pour rembourser toutes les séances de psy dont il aurait besoin pour se remettre de tout ce remue-ménage.

Tout cela, Cléo n’en avait cure. La seule chose qui comptait à l’instant était de rattraper Camille au plus vite, et tant pis si la pluie détrempait ses épaules et si le sol rugueux brulait ses pieds nus qu’il n’avait pas pris le temps de chausser. Après trois cents mètres de course poursuite, il réussit enfin à attraper sa proie par le poignet, avant de la projeter contre le mur le plus proche et de lui hurler dessus.

« Putain, mais ça va pas la tête, de réagir comme ça ? T’es cinglé ou quoi ? De débarquer comme ça sans prévenir et de piquer une crise ? Ça va vraiment pas, Camille ! Vraiment pas ! »

Outragé, le lycéen détourna le regard. Voilà qu’en plus ça allait être sa faute, maintenant… Les yeux chargés autant de pluie que de tristesse, il rétorqua d’une voix tremblotante mais tout de même assumée, et particulièrement hargneuse.

« Tu me fais mal, connard ! Connard, connard, connard ! Comment tu peux vouloir me remplacer ? Obsédé ! J’te suffis plus, alors tu travestis des gosses pour nourrir ton vice ? Avoue, c’est ça que t’aimes chez moi ! J’suis un monstre et tu kiffes ! C’est pour ça que tu me baises ! Parce que tu te nourries de ça ! Fantasmer sur ta sœur te suffisait pas, il te fallait un truc encore plus horrible ! Moi ! »

Cléo aurait pu réagir de bien des manières. L’une aurait été de serrer et de crier encore plus fort. Une autre aurait été de fondre sur les lèvres de l’insolent pour le faire taire. Il ne choisit ni l’une ni l’autre. Étrangement, il préféra relâcher son étreinte et se calmer. Immobile, ses bras et mains sans force lui tombant sur le flanc, il se força à sourire. À cette instant, Camille était bien incapable de s’avoir s’il pleurait à chaudes larmes ou si c’était seulement la pluie qui coulait sur de ses joues à son menton, dégoulinant sur sa bouche entrouverte en se mélangeant à la goutte liquide qui s’échappait de sa narine gauche. Ce furent ses mots et l’intonation de sa voix qui indiquèrent au lycéen que son petit ami était bel est bien en train de chialer.

« J’voulais pas te tromper ! J’l’ai pas fait. C’était juste une photo. Une putain de photo pour un projet. Qui te concerne en plus, parce que c’est pour toi que j’ai accepté de me lancer là-dedans ! Une photo que j’allais te montrer tout de suite en t’en expliquant le sens avant ! Mais tu m’as même pas laissé le temps de la prendre ! C’est toujours comme ça avec toi ! Tu ne me laisses jamais le temps de rien ! Même pas de te montrer à quel point je t’aime ! T’es chiante ! T’es vraiment trop chiante ! »

*****

Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°3

Nom de la photo : « Élève de prépa vendant son âme pour une fiche »

Effet : couleur – Éclairage d’appoint, lumière jaune

Lieu : à l’appartement

Date : un vendredi soir de novembre

Composition : photo à double symbolique réalisée dans le cadre de l’exposition de Cléa sur le thème de la transgression. Cette photo joue sur cette thématique de plusieurs manières, alliant à la fois le faux et le vrai. Au niveau du faux, déjà, la photographie montre deux garçons (le sujet principale et le photographe pour une fois acteur de la scène) en train de s’embrasser. Le sujet, mineur, est grimé en fille, en tenue très légère et provocante, avec une pancarte au message volontairement ambiguë et se faisant caresser. Cela renvoie à de nombreuses transgressions en un seul cliché : l’homosexualité, la libéralisation de la jeunesse, le travestissement, le sexe, la rébellion contre l’autorité parentale, l’inceste et la confusion des genres. Ce dernier point s’inscrit dans la série plus large des photos réalisées pour l’expo, thème centrale que je veux développer. Mais toutes ces transgressions sont irréelles. Elles ne s’inscrivent pas dans la réalité et n’apparaissent que par construction, pour l’occasion. On est dans le faux, l’illusion, le jeu. La vraie transgression n’est pas l’image en tant que telle. Elle n’apparait qu’à partir de son titre : « Élève de prépa vendant son âme pour une fiche », qui reflète la pure réalité de ce cliché. Cela renvoie à d’autres problèmes graves qui peuvent toucher la jeunesse, comme le culte de la réussite scolaire, la compétition, l’épuisement moral ou la prostitution estudiantine. Ces éléments, cette transgression réelle, est caché des yeux et ne s’offre qu’à ceux qui vont plus loin dans la compréhension. Je ne suis pas artiste, mais c’est peut-être là ma meilleure définition de l’art.

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PictureS[...] – 2. Photo n°2 – Les deux chocolats froids

« T’es vraiment trop con, Camille ! Oh, pardon, conne ! Pour ce que ça change ! Qu’est-ce que t’es conne, bordel ! Jamais vu une conne pareille ! Pire qu’une nana ! Là, franchement, bravo, si tu cherchais à faire ta transition, c’est réussi ! Quelle conne ! »

Margot n’aimait pas garder sa langue dans sa poche. Ménager les autres ? Très peu pour elle. Encore moins, d’ailleurs, quand il s’agissait de son meilleur ami qui venait lui faire une crise de nerfs injustifiée. Dans ce cas, l’adolescente savait recevoir, et elle ne se privait pas de le faire.

Camille n’avait toujours pas digéré l’incident du lundi. Après une bonne nuit de repos chez Cléo, le lycéen avait laissé passer une journée, pour voir si Margot allait venir lui parler. Il n’en avait rien été. Dès le mercredi, donc, il était arrivé, son sac à dos remplis de reproches et de critiques. « Pourquoi tu me caches des choses ? Deux jours et pas, un mot, tu te fous de moi ? C’est qui ce type ? Je suis sûr qu’il ne te respecte pas ! C’est un salaud ! Et toi, tu fais ça derrière mon dos, t’es vraiment pas mieux ! Tu me délaisses, c’est ça ? Et tu te dis ma meilleure amie ? J’suis triste et déçu, j’pensais pas ça de toi. »

Et cætera, et cætera.

Calmement, Margot avait inspiré un grand coup, en se tenant la main droite de la gauche. La gifle pouvait encore attendre, même si ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Après tout, c’était Camille, l’adolescente ne pouvait pas faire mine de ne pas connaître le côté possessif à fleur de peau d’un individu qu’elle avait souvent embrassé quand il s’habillait en garçon et souvent conseillé quand il se cherchait une robe ou souhaitait apprendre à se maquiller. Mais là, bordel… rarement il s’était montré aussi abruti ! Après un flot d’insultes non mesuré, les réponses fusèrent au même rythme que les questions. L’aigreur dans la voix de Margot était parfaitement palpable.

« Déjà, fous-toi dans le crâne que je ne suis ni ta sœur, ni ta meuf ! La liberté des femmes, c’est pas que pour celles qui ont des couilles. Ensuite, je n’étais pas censée être au courant que tu m’espionnais ! Et J’ALLAIS t’en parler ! Mais lundi soir, t’es partie comme une furie alors que je te cherchais, et hier, je n’ai pas eu une minute à moi dans la journée et j’avais rendez-vous avec Kenna ! Parce que oui, son prénom, c’est Kenna ! Il est en ES, t’as jamais fait attention à lui, j’suppose. Quand c’est pas ton petit monde à toi, les gens, tu t’en fous bien ! Et comment t’oses le juger alors que tu ne le connais pas ? Quel connard ! Pardon, conasse ! Et pourquoi je m’excuse d’abord ? C’est toi qui m’emmerde ! »

 Les larmes n’étaient pas loin. De la part de n’importe qui d’autres, les critiques et questions déplacées auraient coulé comme de l’eau sur une pierre lisse. Margot n’était pas du genre à accorder de l’attention à l’avis de tierces personnes aigres et méchantes. Mais venant de Camille, c’était insupportable. Le pire, c’était que l’adolescente disait exactement la vérité. Rien de tout cela n’avait été programmé ou préparé. Elle n’était pas vraiment amoureuse. Avant ce lundi où son quotidien calme et plat avait été traversé par une brise rayonnante imprévue, elle n’avait jamais réellement fait attention à Kenna. Enfin, bien sûr, elle le connaissait de vue et avait déjà retenu son prénom, mais elle ne lui avait jamais parlé. Enfin si, une fois, à une soirée en fin d’année précédente. Ils s’étaient croisés autour des chips. Il lui avait servi un verre, affichant son sourire rayonnant, avant de repartir draguer sur la piste de danse. De près, Margot l’avait trouvé plutôt mignon. Mais sa réputation de dragueurs préférant largement se prendre des baffes que de ne rien tenter n’inspirait pas confiance. Elle avait simplement soupiré et l’avait chassé de son esprit pour l’été.

La réciproque n’avait semble-t-il pas été vraie. Pendant toutes les vacances, de retour dans les montagnes de ses ancêtres en Algérie, l’adolescent kabyle avait pensé à cette étrange fille aux cheveux bouclés et lunettes sur le nez qu’il avait croisé ce soir-là. Elle lui avait semblé différente de ses conquêtes habituelles. Quelque chose de plus mature et adulte, comme si elle était habituée depuis toute petite à porter sur ses épaules le poids du monde, où tout d’une moins d’une partie proche d’elle.

Oui, Kenna était un dragueur, et il n’avait aucun problème à le reconnaître. Avec sa peau mate qui sentait bon la méditerranée, son sourire rieur qui creusait les facettes de son visage triangulaire d’une adorable manière et ses yeux marrons en formes d’amandes, il n’avait aucun mal à faire craquer les filles. Son seul défaut, à son goût, était un nez un poil marqué, mais seul lui semblait le remarquer. Malgré tout, s’il n’avait pu compter que sur son apparence, Kenna se serait pris bien des râteaux. Il détestait les filles superficielles, et pour chasser sur le terrain de celles qui avaient quelque chose dans le crâne, il se devait d’avoir du charme et de la personnalité. La sienne était éblouissante. Apprécié de tous ses camarades, il était rieur, diplomate et toujours de bonne humeur. Il assumait ses origines et son histoire, tout en parlant toujours de son futur, proche ou lointain. Car pour organiser des sorties, allant du road trip à Paris pour s’éclater à Disneyland au simple pique-nique dans son jardin, il était toujours d’attaque. Quand ses camarades le voyaient débarquer tout sourire avec ses bracelets de perles au poignet droit et son pull ras du corp blanc et bleu ou chaque grain semblait juxtaposé aléatoirement au suivant à la mode pointilliste, ils savaient que c’était pour les embarquer dans de folles aventures. C’était à lui que sa classe devait son surnom de « meilleure ES de Voltaire depuis dix générations », et elle était fier de ce sobriquet accordé par les professeurs.

Même ses cheveux noirs et brillants avaient un petit quelque chose que ceux des autres n’avaient pas. Sa manière de les coiffer influait sur son comportement du moment. Court et en brosse ? Il était prêt à rigoler et à passer un bon moment. Lisse et tombant en plusieurs mèches stylées sur le front ? Voilà que débarquait le bon ami, calme et posé, toujours à l’écoute. Rasés sur le côté et coiffés en l’air avec de la laque ? Si en plus il sortait sa chemise bleu ciel préférée et son écharpe en laine, alors le bourreau des cœurs qu’il était sonnait l’ouverture de la chasse. Mais comment lui résister ? Enfin, quand il ne prenait même pas le temps de les arranger et qu’ils pétardaient sur son crâne, ce qui allait bien avec ses t-shirts amples et colorés et ses lunettes de soleil, cela signifiait simplement qu’il était heureux et qu’il laissait son charme opérer naturellement. Là, de mignon, il devenait carrément beau. Mais il fallait pouvoir le fréquenter le week-end pour avoir la chance de l’observer ainsi.

  Que Camille ose traiter Kenna de salaud sans même le connaître était une réaction suffisamment puérile pour que Margot sorte de ses gongs. Elle connaissait sa réputation. Elle était au courant des risques, à savoir qu’il la délaisserait sans doute pour une autre quand il se serait lassé, incapable de chasser son naturel. Et alors ? En quoi était-ce un problème ? Elle n’était pas amoureuse et n’était certainement pas une fille crétine et décérébrée qui se faisait des illusions. Elle avait simplement été charmée, quand, la semaine précédente, il l’avait abordé de manière un peu gauche avec son roman préféré à la main. Un vieux livre de poche écorné qu’il avait lu et relu – encore une fois pendant les vacances –, signé d’un italien et publié au tout début des années quatre-vingt. Un policier médiéval qui nous faisait suivre les aventures d’un certain Guillaume de Baskerville. Rien à voir avec le chien, ici, il était plutôt question de fleurs. Kenna pensait que l’ouvrage lui plairait et voulait le lui prêter, car il s’était souvenu, lors de la fameuse soirée où ils s’étaient rencontrés, que l’adolescente s’était glissé une rose dans les cheveux. Quand bien même la rose en question n’était présente que dans le titre et n’avait aucune incidence sur l’histoire. Étonnée par cette méthode de drague bien peu classique, Margot avait dévoré l’ouvrage pendant le week-end, afin de pouvoir le rendre à Kenna le lundi, et en parler avec lui. À l’abris du bruit et des autres, après les mots, ce fut autre chose que leurs lèvres s’étaient échangé. Kenna n’avait pas hésité. Margot s’était laissé faire. Elle avait adoré se faire draguer de manière aussi poétique et intellectuelle. Et merde, il lui plaisait. Donc oui, ils s’étaient embrassés et avaient commencé à flirter sagement. Et c’était tout. Pour le moment. Elle insista d’ailleurs fortement sur ce point. Si elle avait le temps de profiter d’un bon coup de tonnerre avant que l’ondée ne passe, elle ne s’en priverait pas. Elle était une femme, et ne détestait pas ça. Euphémisme.

Finalement, Camille ne reçut pas sa gifle promise. Le flot de paroles de sa meilleure amie l’avait laissé muet. Il n’avait même plus de raison de se plaindre : s’il lui reprochait de ne rien lui avoir dit, le tort était réparé, et il se sentait con. Ou conne. Pour ce que ça changeait…

Piteux, il s’en alla comme il était venu et s’installa sur les marches de la cour pour bouder. Depuis qu’un certain blond qui avait réservé le spot pour cette activité s’en était allé poursuivre ses études ailleurs, la place était libre. Pour justifier son mauvais tempérament, le lycéen argua à ses camarades qui passaient pas là qu’il ne pouvait pas laisser l’endroit se rafraîchir. Mais qu’il fallait le laisser tranquille, maintenant. Il ne voulait pas forcément que d’autres voient son rimmel couler. Quelle idée de merde aussi, il avait eu de s’en foutre une grosse couche pour contrebalancer son t-shirt et son jean unisexe, comme pour marquer quelque chose que tout le monde avait déjà bien compris. Une jupe aurait été moins vulgaire, pensa-t-il à haute voix en observant son visage défiguré dans son miroir de poche. Par manque de chance, ses paroles furent captées par un garçon qui trainait là avec sa bande, ce qui provoqua une moquerie particulièrement lourde et déplacée, au moins autant que les rires qui l’accompagnèrent :

« La prochaine fois, plutôt que sur ta tronche, tu te le foutras dans le cul ton maquillage ! »

Depuis la dernière échauffourée, particulièrement aigre d’avoir été sermonné par le CPE à cause de la « folle » du lycée, Alec se sentait nerveux. Il grimaçait, râlait et ne tenait pas en place. Il avait le sentiment d’avoir été traité injustement, ce qui lui déplaisait. Et la seule manière de corriger cet état de fait intolérable était de rééquilibrer un peu la balance. S’il s’était fait allumer à cause de Camille, alors Camille devait en chier encore plus en conséquence. Logique implacable. Et pour ce faire, les insultes pouvaient bien fuser, surtout les plus gratuites. Tant qu’il n’y avait pas de témoin, cela ne gênait personne ! Et vu que la victime désignée de cet acharnement avait fait le vide autour d’elle...

Seule la cloche qui sonnait la reprise des cours évita à Camille de se casser un ongle en égorgeant directement avec ses doigts l’abruti de service. Mais le problème n’était pas tant de se faire emmerder – le lycéen aux yeux bleu de minuit avait l’habitude de cela depuis bien longtemps – que de subir ces brimades immatures au quotidien. L’effet de répétition avait un petit quelque chose d’usant. Et cela, Alec l’avait bien compris. Plutôt que d’aller au clash, il cherchait à provoquer la faute. Toute la semaine et la suivante, dès qu’il le put, il en rajouta une couche, toujours pour « faire rire » ses potes. Des blagues, des critiques, le tout en présence du concerné, sans forcément s’adresser directement à lui.

Qu’est-ce que Camille détestait ce mec à l’air pataud. Tout chez lui l’insupportait. Depuis toujours, déjà quand gamin il leur tournait autour, à lui et sa sœur. Son visage commun mal proportionné ; ses cheveux châtains mi-longs mal lavés qui frisaient quand il ne les coiffait pas et dont une mèche lui tombait sur le front et l’œil droit ; ses lèvres proéminentes ; sa manie de porter des débardeurs noirs et blancs même au début de l’automne ; ses pantalons troués au niveau des genoux à l’aide d’une paire de ciseaux ; et surtout cette atroce boucle d’oreille ronde qui lui faisait un trou dans le lobe, à la manière des petites frappes à la mords-moi-le-nœuds qui pensaient encore que cela avait du style et faisait rebelle que d’adopter les codes d’une mode stylisées qu’ils ne comprenaient même pas.

Alec, dans son genre, était atrocement commun. Sans sa nervosité qui le rendait physiquement dangereux et parfois violent, et sans sa méchanceté gratuite et naturelle, il l’aurait été. Le pire, c’était de voir qu’il était autant apprécié de ses potes, dont tous n’étaient pas forcément cons ou stupides. Cela semblait entendre qu’il avait aussi des côtés positifs, chose que Camille se sentait bien incapable de percevoir. Ce qu’il expliqua en boucle au téléphone à Cléo les mercredi, jeudi et vendredi soir.

Forcément, avec ses études, son amoureux ne pouvait pas lui accorder autant de temps que nécessaire, ce qui tranchait avec l’année précédente, où ils étaient inséparables. Le contact manquait atrocement. Là, il n’y avait qu’une poignée de kilomètre entre eux, mais un monde de différence entre leurs quotidiens. L’un était un étudiant concentré sur son avenir et son travail, qui vivait de manière indépendante comme un adulte dans un appartement avec des semblables, le tout en bénéficiant du soutien d’une bourse d’études non négligeable et de celui d’un oncle qui souhaitait la réussite de son neveu, même s’il n’en avait jamais été affectivement proche. L’autre était un simple lycéen qui, s’enfermant chez lui en jupette le soir, passait son temps à se faire chier à se lamenter dans sa solitude. Ils n’appartenaient pas au même univers. Camille se sentait inférieur et infantilisé par la force des choses. Cléo n’était pas responsable de cette situation. Il faisait au mieux. Mais quand le mieux se résumer à quinze minutes au téléphone, c’était insuffisant pour combler le vide et soigner les fêlures.

Cette tristesse environnante eut vite fait de pourrir l’ambiance à la maison, au désarroi de Jean-Marc. L’adulte avait déjà le sentiment d’avoir échoué en tant qu’époux et père. Les départs de sa femme et de sa fille en étaient la preuve absolue. Ne lui restait plus que Camille comme trésor. Un trésor sensible et compliqué à gérer au quotidien. Il leur avait fallu du temps à tous les deux. Puis finalement, les choses s’étaient arrangées pour le mieux, grâce aux bonnes fréquentations de l’adolescent. Pour cela, Jean-Marc avait de l’estime pour la fameuse bande, à commencer pour ce fameux Cléo qu’il n’avait pas beaucoup vu et dont il avait beaucoup entendu parler « en mal » au début avant qu’il ne devienne comme par magie le garçon le plus merveilleux sur terre. Avant de redevenir un sombre connard quand il raccrochait trop tôt.

Ne supportant plus cette ambiance lourde qui n’avait que trop pesé ces dix derniers jours, Jean-Marc imposa à Camille une sortie en famille le samedi. L’automne était déjà-là, il fallait profiter des derniers beaux jours de l’année avant le retour de la grisaille pour une petite promenade « père-fille » à la campagne. Une marche de plusieurs kilomètres à travers champs et bois qui ferait le plus grand bien à tout le monde. L’adolescent n’eut pas le choix, et ne protesta même pas. De une, cela lui permettrait de porter son mini-short en jean une dernière fois avant la toussaint. Il ne s’était tout de même pas épilé les jambes à la cire, hurlant de douleur à chaque bande arrachée, pour rien. De deux, Cléo n’était de toute manière pas disponible avant le dimanche après-midi, faisant passer ses trop nombreux devoirs en priorité avant son couple.

La discussion eut bien du mal à se lancer. Jean-Marc ne savait pas comment crever l’abcès et demander à son fils pourtant si chaleureux et dynamique quand tout allait bien ce qui, justement, n’allait pas. L’adolescent, lui, n’avait pas particulièrement envie de parler. Il n’avait même pas conscience que cette promenade n’était qu’un prétexte. Pourtant, ce fut bien lui qui amena un sujet qui lui tenait à cœur et qui avait tout à voir avec son état du moment, juste après le pique-nique, alors que leur petit périple les avait menés au bord d’un lac. Les fesses dans l’herbes et les orteils dans l’eau, une larme coula sur sa joue et accompagna ses parôles.

« Tu penses que Max me conseillerait quoi ?  J’veux dire, je vais bientôt avoir dix-sept ans. Je ne peux pas rester un garçon toute ma vie… Enfin, pas comme ça. Est-ce que tu crois qu’elle penserait que je dois transitionner ? Prendre des médocs et tout ? J’en ai ma claque d’être considéré comme le travelo de service quand je m’habille ou me maquille. Et toi, aussi, t’en penserais quoi ? Que ton fils change comme ça, de manière définitive ? »

Rares avaient été les fois où Camille s’était autorisé à parler aussi librement avec son père de cette question qui, pourtant, le taraudait depuis longtemps. Avec les témoignages disponibles sur internet, il avait eu accès à plus d’informations que nécessaire à la vue de son jeune âge. Plus que de le rassurer, cela n’avait fait que l’angoisser encore plus. Il y avait quelque chose de tabou là-dedans. Il avait reçu la bénédiction paternelle pour habiller son corps androgyne comme il le souhaitait et pour se comporter de la manière qui lui semblait le plus agréable et naturelle. Même si pour cela, il devait multiplier les aller-retours entre deux sexes. Mais là, c’était différent. Comment faire la part des choses entre ce qui pouvait relever des simples tourments de l’adolescence et de douleurs plus profondes ? Jean-Marc resta sans voix. Bien sûr, il savait que Camille était tiraillé par ce genre de questions. Mais de là à trouver les mots… À vrai dire, lui-même ne savait pas. Une partie de lui avait envie de murmurer tendrement « Je te soutiendrais quoi que tu fasses », une autre avait envie de hurler « Non, tu es trop jeune, ne fais pas ça… ». Les deux étaient aussi aimantes, ce qui ne lui facilitait pas la tâche. Alors, plutôt que de répondre à la deuxième question, celle qui lui était directement adressées, l’adulte tenta de répondre à la première, avec le plus de sincérité possible.

« Je crois que Maxime t’aurait encouragée. C’était dans son tempérament. Quand vous étiez petits, elle ne supportait pas qu’on t’embête. Qu’elle soit la cible, cela ne lui posait aucun problème, mais toi, elle s’énervait tout de suite. Je crois qu’au primaire, dans une petite classe, elle avait parlé de toi dans un devoir. On doit encore l’avoir dans un carton. Je te montrerais en rentrant. Je ne pense pas qu’elle aurait changé d’avis avec le temps… »

Surpris, Camille écarquilla les yeux, avant de se les frotter et de sourire. Il pensait que son père, voulant faire table rase d’un passé qui le rendait fou, avait presque tout jeté. Son cœur, semblait-il, en avait été incapable. C’était rassurante. Même si, forcément, ouvrir cette boite aux souvenirs ne pouvait que déclencher une crise de larmes.

Le soir, le lycéen hésita un moment. Cela faisait des années qu’il n’avait pas observé l’écriture de sa sœur. Il avait peur. Après plusieurs minutes à tourner entre le jardin et sa chambre, il s’enferma enfin dans la cuisine et se mit à fouiller dans les affaires que son père venait de sortir du fond d’une armoire. Plusieurs choses l’émurent. D’autres lui piquèrent la gorge. Enfin, il tomba sur l’essai en question. Une interrogation sur l’impératif. Le devoir en question ne lui disait rien. Il l’avait depuis longtemps oublié. Outre des phrases à trou à compléter, la maitresse avait laissé un espace blanc de cinq lignes, avec une petite consigne assez simple. « Vous devez ordonner à un de vos proche quelque chose qui vous tient à cœur. Utilisez la forme impérative ». Prenant la consigne à la lettre, Maxime s’était adressée directement à son frère :

« Coucou Camille ! Mon frère adoré ! Voilà mon ordre : sois-toi-même ! Je t’aime ! Même quand tu es énervant et que tu te comportes comme une fille, pire que moi ! Si t’as envie de te comporter comme une fille, ne laisse personne t’embêter. Sinon… POING SUR LE PIF ! »

La double utilisation de l’impératif avait valu à l’écolière de récupérer tous les points. Alors que la feuille portait déjà des marques d’émotion – sans aucun doute celle de Jean-Marc –, Camille mouilla à son tour le papier jaunit de ses larmes. « Idiote » fut le premier mot qui sortit de sa gorge, avant plusieurs autres… « J’aimerais t’y voir, moi… C’est pas si simple de briser des nez, quand on est lycéen… »

Cette nuit, Camille dormit assez mal. Plutôt que de l’apaiser, cette réponse l’avait rendu anxieux. Déjà, il en voulait un peu à son père de lui avoir caché l’existence de ce petit mot. Il en aurait sans doute eu besoin plus tôt, mais il ne pouvait pas blâmer son géniteur qui avait sans doute eu ses raisons. Ensuite, cela ne l’aidait pas beaucoup. Pire, cela avait eu l’effet inverse à celui désiré, en créant le trouble dans sa tête d’adolescent. Difficile de savoir quoi faire…

Le lendemain, après une grasse matinée et un repas léger composée d’une salade « tomate-moza » agrémentée de basilic frais du jardin et de vinaigre balsamique puis d’un yaourt à la confiture, Camille s’envola pour rejoindre Cléo. Ils avaient rendez-vous dans le vieux Lyon, pour trainer un peu.

Les traits tirés mais le visage plutôt calme et souriant, le préparationnaire accueillit sa petite amie – de loin, la robe longue et la coiffure de Camille ne laissaient aucun doute à ce sujet – par une étreinte et un baiser. Il était claqué, n’avait dormi que quatre heures cette nuit-là, mais avait enfin réussi à rattraper son retard et boucler son taf ! S’il avait tenu, c’était en grande partie grâce à l’aide de ses deux adorables colocataires qui, outre le fait de bosser autant que lui – ce qui mettait dans l’ambiance – avaient conjugué leurs efforts pour lui servir un cocktail bien dynamique, conçu avec les fond de jus de fruit de l’un et bouteilles d’alcool de l’autre. Cléo en ressentait encore la brulure au fond du gosier, mais cela eut le mérite de le garder éveillé. Et du coup, il avait toute l’après-midi de libre devant lui, avant de devoir quand-même retourner bosser sur les coups de vingt-et-une heure afin de préparer la prochaine khôlle. À moitié satisfait – quelques heures, c’est bien, la nuit, c’eut été mieux –, Camille grogna, avant de se jeter tête la première dans les rues à la recherche d’un petit musée inconnu à visiter ou d’un coin sympa où se poser. Un peu éteint, Cléo le suivit avec son appareil photo, qui lui servit à mitrailler autant les lieux que son sujet préféré, qu’il adorait capturer sous toutes les coutures possibles. Un peu gêné, Camille lui demanda de ralentir la cadence. Cela faisait étrange, et même les touristes japonais paumés en plein milieu de la région du Rhône commençaient à se poser des questions. Ce dont Cléo, peut-être encore un peu sous l’influence du cocktail qui l’avait tenu éveillé, n’avait rien à faire. Au contraire, même, vu qu’il insista pour prendre une photo de Camille au milieu du groupe de visiteurs, qui posèrent de manière disciplinée, s’imaginant sans doute qu’il s’agissait là d’une coutume locale fort pittoresque. Du coup, ils laissèrent aussi leur e-mail, afin de recevoir sur leur téléphone le fameux cliché qu’ils s’empresseraient de montrer à leurs amis une fois de retour au pays.

Finalement, l’après-midi se serait sans doute mieux passée si une averse non prévue par la météo n’avait pas pointé le bout de son nez. Forcés de se réfugier dans le premier café venu afin de rester au sec, les deux adolescents discutèrent autour d’un chocolat chaud. Suffisamment agréable et lacté pour que Camille se réchauffe, mais pas assez pour que Cléo émerge totalement. Foutu Fabien qui avait sans doute foutu de drôles de choses dans sa boisson merveilleuse. Cela ne faisait pas forcément rire Camille. Non heureux de ne pas voir son mec autant qu’il le voulait, il fallait en prime que celui-ci ait la tronche d’un zombi mal rasé. Ce qui, pour un Cléo toujours plus soigneux de son apparence était particulièrement rare, pour ne pas dire exceptionnel. Ce dernier ne moufta même pas devant la critique et ne se donna même pas la peine de signaler qu’avec sa peau, le tout ressemblait plus à du duvet de merde qu’à de la barbe. Prenant tendrement la main qui s’agitait devant lui, il préféra lui couper la parole.

« Bon alors, ça se passe comment au lycée ? Tu ne t’ennuies pas trop sans la bande ? »

S’il y avait bien une question stupide qu’il ne fallait pas poser, c’était bien celle-là. Déjà parce que Camille avait passé son temps à y répondre par téléphone. Son mec aurait pu se montrer plus attentif, ça aurait moins fait « j’en ai rien à foutre de ce que tu racontes, je bosse », qui semblait être sa nouvelle attitude habituelle. Ensuite parce que justement, cela se passait plutôt mal. Enfin, parce que lancer Camille sur le sujet n’était pas forcément l’idée du siècle. Toute la frustration accumulée ces derniers jours sortit d’un seul coup. Le pauvre Cléo, les yeux toujours dans le vide, la prit dans la figure au nom de tous les autres. Margot et son mec, Alec et sa bande, même Maxime et son petit mot qui n’avait fait que rajouter de la confusion à un bordel déjà assez profond. Bordel qui finit naturellement sur la table, en une toute petite question pas si innocente que ça, lâchée brusquement.

« Si je prenais des hormones, que je décidais de transitionner, tu m’aimerais toujours ? Je veux dire, si j’étais vraiment ta petite copine, tu n’aurais plus à te justifier devant tes colocs et les autres… »

Ce qui ressemblait à un reproche tenait bien plus d’une simple inquiétude d’une pauvre créature ayant besoin d’être rassurée. Dans son état second, Cléo eut pourtant bien du mal à l’interpréter de la sorte. Que Camille « change », cela ne lui posait pas vraiment de problème, même si, de son propre aveu, il y avait des choses qu’il aimait beaucoup telles quelles. En fait, c’était plutôt qu’il ne voyait pas forcément de raisons immédiates de se lancer dans ce type de démarche. Ou en tout cas, ni besoin, ni urgence. Du coup, que Camille imagine que la situation lui pesait et qu’il devait changer à cause de lui pour rendre son quotidien plus facile, il en était hors de question. Et ça, il devait le lui dire fermement, sans mâcher ses mots.

« Je t’aime comme tu es, moi… »

Ce n’était malheureusement pas la réponse que Camille attendait. Au contraire, même. L’adolescent aux yeux bleus ne désirait qu’un seul petit « oui » pour se sentir bien. « Oui, je t’aimerai toujours ». Simplement ça, un simple « oui » que son abruti de petit ami semblait incapable de prononcer, et pas cette réponse à la con qui laissait entendre que peut-être que non…

Sans voix devant deux tasses vidées de leur chocolat, Cléo mit plusieurs secondes avant de comprendre le sens de la gifle qu’il venait de recevoir. La fuite de Camille, en larmes, qui s’était levé et avait tourné le dos en criant « De toute manière, je le ferais avec ou sans ton assentiment, connard ! », l’avait aidé. Devant les autres tablées médusées, il se prit la tête entre les mains avant de gémir, dents serrées, un « putain, quel con ! » que lui seul semblait comprendre.

Sur le chemin du retour, Camille ne fit même pas attention aux gens qui le regardait. Tout juste insulta-t-il joyeusement une vieille bourgeoise qui grimaçait à son passage au lieu de ramasser les déjections de son chien. Le reste, le lycéen n’en avait plus grand-chose à battre. Sa colère chaude à destination de Cléo avait laissé sa place à une plus froide, contre lui-même. Sa réaction avait sans doute été un poil disproportionnée. Ce qu’il avait dit sur le coup de l’émotion aussi. Il s’en voulait, mais sa fierté l’empêchait de s’excuser autrement que par un simple SMS, dont le réel objet fut d’ailleurs de quémander un peu de tendresse, ce qui avait trop manqué ces derniers temps et ce que Cléo s’empressa de lui promettre en lui accordant une nuit entière lors de leur prochaine rencontre, même s’il croulait sous le boulot.

Cela suffit à Camille pour retrouver un semblant de sourire jusqu’au diner. Pourtant, lorsque vint l’heure du coucher, toutes ses mauvaises pensées lui revinrent à l’esprit. Comment ne pas douter, de lui, de Cléo et de ses propres choix ? Nu devant la glace de son armoire, il ressassa encore et encore les mêmes idées. Ceux qui l’emmerdaient au lycée, ses disputes avec Margot et Cléo, sa solitude depuis que ses meilleurs amis étaient partis, le devoir de Maxime qui lui avait retourné les entrailles, ces foutues questions dont il ne connaissait pas encore les réponses, et ce corps, qu’il ne pouvait s’empêcher d’observer et de caresser. Il se haïssait pour ça. Ses lèvres douces sur lesquelles il passa le bout de ses doigts aux ongles taillés en amande ; ses yeux qui coulaient encore, comme s’il s’agissait de leur état normal ; son cou qu’il serra avec poigne comme pour se punir d’exister ; cette poitrine qu’il détestait plus que tout et qu’il jugeait coupable d’une partie de son malheur ; son ventre féminin qui était digne d’une top-model et lui permettait de mettre des hauts courts et d’afficher à la vue de tous son nombril ovale et son absence totale de graisse ; ses fesses fermes et rebondies que son petit ami disait adorer ; ses cuisses, enfin, dépouillées de toutes pilosités, qui lui semblaient si accueillante quand il les fermait et si grossière lorsqu’il laissait s’échapper ce symbole honni de virilité, que pourtant il ne pouvait s’empêcher de toucher et de sentir se durcir dans sa paume au rythme des vas et vient de son poignet. Il haïssait tout, le meilleur comme le pire, caractérisé ce soir-là par un relâchement soudain et explosif qui vint tapisser le miroir, alors qu’il s’appuyait de sa main libre contre lui en gémissant et pleurant à s’en arracher les poumons. Observant cette viscosité blanchâtre qui émanait de lui et qui recouvrait le reflet de son image, il hurla et cogna de toutes ses forces sur la glace, suffisamment pour la fendre.

À genoux, les poings posés sur le sol, en larmes dans son plus simple appareil devant son armoire, Camille n’entendit même pas son père entrer en trombe dans sa chambre, alerté par le bruit et les cris. Il ne fit même pas attention à lui lorsque ce dernier s’approcha pour recouvrir son dos d’un linge en le serrant dans ses bras, lui murmurant à l’oreille les mêmes mots que ceux qu’il lui chuchotait enfant pour le rassurer après un cauchemar. L’adolescent était ailleurs. Dans un monde où il se sentait trop merdique pour exister.

Quand enfin il réalisa la présence de son père, il se jeta dans ses bras et pleura de plus belle, en gémissant la cause profonde de son malheur à cet homme dépassé qui ne savait pas quoi répondre.

« Mais pourquoi j’ai dit ça à Cléo ? Pourquoi ? »

*****

Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°2

Nom de la photo : « Les deux chocolats froids »

Effet : couleur – Filtre bleu

Lieu : dans un café du vieux Lyon

Date : un dimanche d’octobre

Composition : deux chocolats, que nous venions de boire, Camille et moi. Symbole d’un moment joyeux et agréable tout autant que d’une déchirure. Les tasses vides et froides ne doivent pas nous faire oublier leur chaleur et plénitude originelle. À l’image de notre couple et de mon amour pour lui. Pour elle.

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PictureS[...] – 1. Photo n°1 – La tortue, les colocs et la goyave

La vie permet bien des miracles. La simple existence d’une espèce de grands singes capables de se construire des abris solides pour se protéger du monde extérieur et pouvoir dormir paisiblement sur leurs deux oreilles en est un. Qu’un réveil qui ose sonner peu avant sept heures un lundi matin ne finisse pas son existence écrasé contre le mur en est un autre, peut-être plus incroyable encore.

Camille détestait devoir se lever tôt. La douceur de sa couette et la présence d’une grosse peluche sensée combler l’absence de bras réconfortants lui étaient de loin préférables à la perspective d’une journée complète de cours, à s’ennuyer en SVT et à ne rien comprendre en Philo. Si seulement l’adolescent aux yeux bleu sombre avait eu le choix, il aurait volontiers plongé sa tête sous son oreiller en faisant mine de ne pas entendre la sonnerie qui lui vrillait les tympans et qui venait de le sortir d’un seul coup d’un doux rêve dont il ne se souvenait déjà plus grand-chose. Mais non. Sa liberté n’était qu’illusoire. À peine propre et sorti de ses couches, il avait été condamné à une peine de seize ans de scolarité ferme, sans remise possible. Et encore, alors qu’il n’était qu’à quelques mois d’en voir le bout et de décrocher « le bac », symbole de sa libération, il encourait déjà une prolongation de son tourment dans le supérieur. Le bagne. La torture était d’autant plus violente que ses geôliers, abusant sans cesse de leur pouvoir, aimaient le tourmenter à coup d’interrogations et de devoirs. Comme si la souffrance d’être enchaîné à une chaise à longueur de temps en ne bénéficiant que de quelques semaines par an de permission pendant les vacances n’était pas suffisante. Le pire avait peut-être été de voir ses co-prisonniers préférés libérés avant lui. C’était le plus douloureux. Certes, il restait bien sa meilleure amie, Margot, pour lui tenir compagnie. Mais tous les autres membres de sa bande l’avaient abandonné. La faute à leur petite année de différence, qui ne pesait pas grand-chose à l’échelle d’une vie mais qui était impitoyable au niveau d’une scolarité. En seconde, Camille s’était mis à traîner avec un groupe de première, le seul qui le comprenait vraiment, l’appréciait et le soutenait dans ses choix et besoin. À sa tête, il y avait un blond et un brun, le couple le plus fameux du lycée qui avait fait s’arracher plus d’une fois les cheveux du CPE. Ils traînaient toujours avec un roux sympathique et avec un châtain déluré, Gabriel, admiré par ses semblables et craint par le reste du monde pour sa capacité à organiser un feu d’artifice en plein milieu de la cour sans même demander l’autorisation, juste pour le plaisir. Tous s’en étaient allés à Paris une fois diplômés.

Mais il y avait pire. Dans cette bande de joyeux drilles, Camille pouvait aussi compter sur les jumeaux. La fille, Cléa, s’était mise avec Gabriel. Lui avait récupéré le garçon. Cléo, qu’il appelait le plus souvent par ses surnoms : Cléochou, Cléclé et connard de merde. Ce dernier titre était réservé à leurs petites crises, quand ils se disputaient pour des bricoles. Le quotidien normal d’un couple hétérosexuel tout ce qu’il y avait de plus basique.

Certes, Camille était né garçon. Ce qu’il avait entre les jambes et qu’il se caressait de bon matin pour se donner autant le courage de se lever qu’une bonne raison d’aller à la douche enterrait tous les doutes à ce sujet. Son service trois pièces était la marque la plus virile de son corps. Pour le reste, une fois épilé – ce qui arrivait très souvent –, si on omettait son manque de formes et de courbes, l’illusion commençait à prendre. Mais au-delà de l’apparence, le plus important était plutôt ce qui se passait dans le cerveau. Camille avait des connections particulières, disait-il. Il était tout à fait normal, juste d’un genre plus difficile à déterminer que pour d’autres. Ce besoin de se sentir fille était encré en lui depuis l’enfance. Plus doux, timide et « chochotte » que sa sœur, il lui arrivait d’être pris pour une demoiselle. Son androgynie était déjà marquée, mais à cet âge-là, cela ne posait de problème à personne. Ce fut plus tard, au collège, qu’il comprit ce qui était vraiment en lui. Ce besoin profond de se transformer, d’être « elle » plutôt que « lui ». Ce plaisir de s’habiller avec des robes et de la lingerie fine, à rendre l’illusion réelle et tout simplement à vivre sa vie. Il ne niait pas être biologiquement un garçon, il n’était pas dans le déni de cette réalité, mais il ne supportait pas non plus qu’on réfute son genre féminin, celui qui lui convenait le mieux et l’apaisait. Dans son quotidien, rien ne lui faisait plus plaisir que d’entendre Cléo le présenter comme sa petite copine, plutôt que son petit copain.

Voilà à seize ans et demi où il en était, à devoir composer entre un horrible sentiment de solitude, des mathématiques agressives qui attaquaient ses neurones et un bordel sans nom dans sa tête, ne serait-ce que pour trouver les mots qui convenaient le mieux pour le définir. Travesti ? Le terme lui semblait limitatif et vulgaire. Le fait qu’il s’habille en garçon au lycée pour éviter les remarques et critiques ne signifiait pas que ses tenues du week-end n’étaient qu’un déguisement. Bien sûr, tout avait commencé par du cross-dressing, mais il ne créchait pas chez Michou. C’était plus profond, c’était une question d’identité. Transsexuel alors ? Il n’avait jusqu’alors entamé aucune procédure de transformation physique. Certes, la puberté avait durci sa voix – ce qui l’avait obligé à la travailler pour conserver ses aigues et maintenir l’illusion – et très légèrement augmenté sa pilosité, sans que son corps ne perde son caractère naturellement androgyne. Mais le terme ne lui convenait pas non plus. Trop brutal, trop direct, trop caricatural dans son cas précis, trop simple par rapport à la réalité de ce qu’il ressentait. Et il n’en était de toute manière pas encore là. C’était trop tôt, même si la question se posait. En fait, à la fois garçon et fille, il n’était ni vraiment l’un, ni vraiment l’autre, ni même les deux. Il était autre chose de plus complexe. Une recherche sur wikipedia lui avait appris l’existence du mot « pangenre » dont l’utilisation variait entre les personnes cherchant à transitionner et les autres. Trop complexe. Dans le fourre-tout, il y avait bien la non-binarité, ou genderqueer. On y classait tout ce qui avait du mal à se définir et à se positionner, notamment le troisième sexe, celui auquel Camille avait de plus en plus l’impression d’appartenir. Non-binaire, c’était encore le terme qu’il utilisait le plus ces dernières semaines. Il lui permettait de se définir facilement sans avoir réellement à le faire.

À chaque fois que l’adolescent avait fait un pas en avant en essayant de mieux se comprendre, il avait eu l’impression d’en faire trois en arrière à cause du poids des mots et des cases qui l’enfermait dans une obligation de construction sociale. On attendait de lui précision et clarté. Plus la réponse était simple, plus les gens se sentaient rassurés et avaient l’impression de maîtriser la situation. Pur réflexe primaire d’homme des cavernes cherchant à contrôler son environnement. Certes, Camille ne pouvait pas blâmer les autres d’avoir du mal à piger sa réalité. Lui-même n’y arrivait pas totalement...  Si la chose était si facile, il s’en serait forcément rendu compte. Mais même les mots qu’il sortait comme par magie du net n’arrivaient pas réellement à exprimer « sa » réalité. Celle qu’il avait au fond du bide et qui semblait ne convenir qu’à lui. Le pire, c’était qu’il ne pouvait même pas compter sur le soutien de son petit ami pour y voir clair. Cléo avait depuis bien longtemps abandonné l’idée de trouver « la » bonne définition. Il le lui avait encore répété avec insistance le samedi dernier, après un petit accident dans la rue avec une bande de jeunes du lycée dont l’intelligence et la finesse n’étaient pas les points forts.

« Mais qu’est-ce qu’on s’en fout ! T’es comme t’es, point barre ! Comment tu peux passer six mois super bien sans te prendre la tête, et d’un seul coup me faire une crise d’angoisse parce qu’un mec t’a traité de pédale et s’est moqué de ta jupe ? T’es chiante, Cam ! »

Ce fut l’occasion pour le lycéen aux yeux bleu de minuit de lâcher un affectueux « connard de merde » à son petit ami. Ce n’était pas forcément juste. Cléo l’acceptait sans se poser la moindre question, et lui, il l’insultait derrière. C’était même assez dégueulasse, en y repensant. Son mec n’y était pour rien. Mais parfois, quand la pression était trop forte, ça sortait tout seul. Heureusement qu’au lit, tout ce malaise disparaissait. Nu, Camille ne pouvait pas fuir. Il était obligé de se laisser dévorer, avant de dévorer en retour. Quand il tremblait, à la limite de sentir son corps exploser de plaisir, les mots n’avaient plus d’importance. Seules comptaient les lèvres sur lesquelles il pouvait se jeter pour que ses cris d’extases ne réveillent pas le chien du voisin. Son orientation, sa position pendant l’acte et même son genre, les mots n’avaient plus besoin d’avoir du sens.

Le souvenir vivace de ce samedi soir permit à Camille de se sortir de ses draps. Haletant et couvert de sueur, il se précipita nu, en courant, du couloir à la salle de bain, afin de se laver sa main droite – témoin de son activité matinale – au robinet avant de se jeter sous la douche. Trop pressé, il n’entendit même pas son père Jean-Marc l’appeler de la cuisine pour lui demander s’il voulait boire du chocolat chaud comme depuis qu’il était tout petit ou du café, comme il le faisait parfois quand Cléo passait à la maison et dégustait cette boisson d’adulte. La tête levée face au pommeau, l’adolescent soupira de bonheur en sentant l’eau chaude couler sur son corps. C’était presque aussi agréable que de se blottir sous sa couette.  Il y resta de longues minutes, à se savonner le corps et à laver sa longue chevelure châtaigne à l’aide d’un doux shampoing parfumé au lait d’amande. Jusqu’alors souvent coiffé à la garçonne, Camille avait fait le choix depuis la fin des vacances en Corse avec toute la bande de se laisser pousser un petit peu la tignasse. Pas trop longue, pour ne pas ressembler à une caricature de lui-même, mais suffisamment pour expérimenter quelques styles féminins qui lui faisaient envie dans les magazines de mode. Au pire, si cela ne lui allait pas, il les attacherait ou recouperait tout. Il verrait bien. Là, ses cheveux commençaient à lui tomber légèrement sur la nuque, ce qui plaisait particulièrement à Cléo qui adorait y glisser ses doigts.

« Camille, ça va être froid ! Bon… Je fous tout dans des thermos, tu te démerderas. »

L’adolescent fit mine de ne pas entendre la voix de son père, en partie couvert par le bruit de la douche. Il avait besoin d’encore quelques secondes pour se réveiller. Et surtout, de beaucoup plus de temps pour se préparer avant de rejoindre le lycée. Foutu réveil qui sonnait toujours bien trop tôt pour qu’il soit reposé et bien trop tard pour lui laisser le temps de se faire une beauté. Outre sa coiffure qu’il souhaitait toujours parfaite, le jeune androgyne tenait à sa petite touche – toujours légère – de maquillage. Un coup de mascara sur les yeux pour faire ressortir leur teinte bleutée, un autre de gloss sur les lèvres pour les hydrater, et parfois un poil de fond de teint pour se donner bonne mine. Il ne fallait pas qu’il paraisse trop tartiné pour ne pas s’attirer remarques et critiques, mais il ne voyait pas pourquoi il refuserait de se faire belle alors que toutes ses camarades de classe semblaient faire le concours du chantier le plus désorganisé.

Restait la partie garde-robe. De retour dans sa chambre, Camille jeta son peignoir sur le lit et se plaça devant le miroir recouvrant les portes de son armoire. Il fallait choisir ce qui irait le mieux avec son corps. Jupes et robes étaient le plus souvent proscrites en semaine. Il avait essayé à plusieurs reprises et déjà obtenu l’autorisation ponctuelle de se faire ce petit plaisir, mais au quotidien, les galères étaient trop nombreuses. Un débardeur ? Trop frisquet dehors. Un haut moulant avec un grand décolleté ? Ça faisait pute. Un t-shirt manches longues blanc avec des fleurs et un jean bleu coupe slim ? Trop classique.

Tous les matins, c’était la même histoire. Camille avait un mal fou à se décider et tournait en rond dans sa piaule en se mordillant le bout des doigts à la recherche de la culotte ou du pantalon qui lui irait le mieux.

Cette chambre était à son image. Fouillie, désordonnée, indécise. Après la mort de sa sœur, Camille avait emménagé dans un beau petit pavillon de 150 mètres carrés avec son père, en pleine petite banlieue lyonnaise. Orienté plein est, l’espace personnel de l’adolescent était suffisamment vaste pour une personne. Assez pour y emmagasiner de nombreuses bricoles, comme tous ces souvenirs qui provenaient d’un voyage un Inde. La porte était située contre le mur du fond, à côté du lit. En face, une grande baie vitrée. À droite, un mur bleu avec des posters. À gauche, un mur rose avec l’armoire, un bureau sur lequel était posé la photo de deux enfants souriants et enlacés – un petit garçon et une petite fille – et d’autres affaires. Au moment de choisir la couleur dans laquelle il voulait vivre, Camille n’avait pas réussi à se décider. Fatigué par ces hésitations trop nombreuses, Jean-Marc avait pris lui-même la décision d’utiliser les deux pots de peintures et de laisser la dernière cloison blanche. L’adolescent avait plutôt apprécié. Il se sentait bien dans cet espace qui lui ressemblait. Même dans cette maison, avec un tout petit étage et un grand rez-de-chaussée, un salon et une cuisine éclairée.

« Tu vas être en retard, ma grande… Bouge-toi. J’t’ai mis un sandwich nutella et un thermos de chocolat dans ton sac. »

Tandis que Camille changeait pour la troisième fois de paire de chaussettes à la recherche de celle qui irait le mieux avec ses baskets, Jean-Marc était entré dans la pièce pour rappeler le fruit de ses entrailles à ses obligations scolaires. Ce dernier sourit et jeta son dévolu sur les crèmes. Cam appréciait que son père utilise le féminin pour s’adresser à lui. Son géniteur était plus que compréhensif. C’était une chance rare, il en avait conscience. Se jetant à son cou, il attrapa son sac à dos et lui claqua une bise sur la joue avant de courir hors de la maison pour chopper son bus. Le calvaire pouvait commencer.

Comme prévu, la journée se passa mal. En réalité, peut-être encore plus que ce que Camille avait anticipé. Certains cours étaient soporifiques au possible, une interro surprise manqua de déclencher une révolution, aussitôt calmée par la promesse de coller pour de nombreuses heures ceux qui s’essayeraient à la mutinerie, et comme prévu, l’intolérance régna en maître dans la cour carrée lors de la pose du midi. Alors que le terminale finissait tranquillement sur les marches son sandwich Nutella du matin qui avait passé la matinée au fond du sac, tout en se faisant la réflexion que, l’année précédente, un certain blondinet se serait jeté sur lui pour lui en piquer un bout, la bande du samedi fit sans grand retour. Des élèves de sa classe, menés par un certain Alec, bien connu de tous pour sa lourdeur absolue et ses capacités de raisonnement proche de celles du bulot le plus intelligent de la création. Même génial, un bulot restait malheureusement limité par la viscosité de son cerveau. Alec, lui, dégoulinait carrément de crétinerie et de méchanceté. Oh, il avait sans doute des circonstances atténuantes telles la frustration d’être toujours plaqué au bout de deux semaines par toutes les filles qu’il réussissait à charmer, son éducation de bistrot violente et misogyne – son père tenait un bar et lui, il servait depuis tout petit les habitués le week-end – et l’incroyable dissonance entre son intelligence réelle et celle qu’il s’attribuait. Plus c’est con, moins ça doute. Alec était l’exemple parfait pour illustrer cette maxime, que Camille tenait d’un brun amoureux et déboussolé de voir son petit ami blond l’année précédente affirmer qu’il était capable de grimper à mains nues sur le mur de l’école jusqu’à une fenêtre du premier étage, et essayer de réaliser cet exploit directement sous le nez du CPE, dont la fenêtre en question donnait pile-poil sur son bureau.

Pour ses potes, Alec était un comique en devenir. Ni grand ni petit, brun, un peu bronzé mais pas trop, commun sans être laid ni beau, il était connu pour être nerveux, violent et agressif, quand il ne passait pas son temps à faire des blagues sur tout et n’importe quoi. Son style préféré ? Se moquer des autres. Et quand cela ne suffisait pas, il n’hésitait pas à les insulter pour déclencher chez son public acquis à sa cause quelques rires gras et dérangeant.

Camille n’avait pas trop eu à subir son humour en seconde et première. Ils n’étaient pas dans la même classe et, surtout, l’androgyne aux yeux bleus avait toujours autour de lui une bande solide pour le protéger. S’il y avait bien des crétins dans le lycée qui auraient bien voulu s’attaquer à lui, personne n’était assez fou pour se mettre à dos à la fois Kilian, Aaron, Gabriel, Cléo et Cléa. Les quelques-uns qui, par erreur, s’étaient essayés à la chose l’avaient payé très cher.

Mais cette année, tout avait changé. Alec avait retrouvé l’ovni du bahut – il connaissait Camille depuis l’école primaire, même s’ils avaient toujours été distants – et cela l’avait inspiré. Le voir se balader un week-end habillé en robe – ce qui allait bien plus loin que la simple touche de maquillage quotidienne – aux bras d’un mec avait été une révélation comique. Sa meilleure blague ? « À quoi reconnait-on un homme d’une femme ? ». Camille n’avait même pas écouté la réponse. Il savait qu’elle lui était destinée, et qu’elle n’était pas agréable. Mais ce n’était rien à côté des insultes. La faute sans doute à un mauvais public. Quand une audience ne rigolait pas, cela ne pouvait pas être la faute de son humour. Le problème venait forcément des autres. Et la solution pour le régler était toute trouvée. On rigole tellement plus facilement, et de bon cœur, quand on n’a pas le choix.

Se faire traiter de folle, de tarlouze, de tapette, de travelo et de malade mental avait de quoi énerver, mais ça passait encore. Même si Camille hurlait de rage et n’hésitait pas à répondre des mots fleuris accompagnés de gestes particulièrement vulgaires, cela ne restait que des insultes. Il n’y avait pas mort d’homme ni de femme – ni même de non-binaire – et cela ne méritait pas plus qu’une grosse crise de nerfs. Mais quand le contact physique s’ajoutait au reste, là, ça devenait vraiment problématique. Sentir Alec forcer un attouchement « pour voir s’il était fait comme les hommes » fit exploser Camille :

« Tu me retouches les couilles, je te brise les tiennes, j’les arrache, j’en fais de la confiture et je te les fais bouffer ! »

C’était une erreur. Alec n’était pas préparé au fait qu’on attaque sa virilité. Cela lui fit beaucoup de peine, et légitima à ses yeux le fait de pousser par terre « la petite pute » qui s’y croyait, tout en donnant pour consigne à ses fidèles amis de ne surtout pas traîner avec ce « dégénéré » qui mériterait mieux de mourir, comme il avait pu le lire sur un très sérieux site internet qui sentait bon les bottes de cuir et les triangles roses brodées sur des pyjamas rayés. Forcément, Camille ne se laissa pas faire et répondit en se jetant au visage de l’autre abruti. Non pas pour le griffer comme il s’y attendait, mais pour lui en coller une méchante au milieu des dents. Seule l’intervention du CPE, Monsieur Musquet, empêcha l’affaire de dégénérer plus encore. L’adulte refusa d’écouter la moindre explication ou de départager les torts. Toutes les personnes impliquées dans cette rixe étaient bonnes pour un avertissement s’ils recommençaient, après les trois heures de colles qu’ils venaient de récolter, de manière méritée.

Furieux, Camille osa lever le ton. C’était toujours pareil. La lâcheté était la forme la plus expéditive de justice ! Il gagna en échange de sa franchise une quatrième heure de retenue, et l’ordre de la boucler au plus vite avant de très sérieusement avoir des problèmes.

« Je pense que nous sommes très compréhensifs avec toi, Camille, depuis longtemps. Le deal, c’est qu’on te laisse une certaine liberté, à condition que de ton côté, tu restes mesurée. Je ne veux pas revivre le cinéma d’il y a deux ans. »

Finalement, l’adolescent accepta à contrecœur de se calmer. Il ne souhaitait pas rentrer dans une guerre ouverte avec le CPE. Au pire, s’il voulait se venger de ce personnage, le plus simple était encore de passer directement par Gabriel. Depuis que Musquett se tapait sa mère, le châtain avait à plusieurs reprises essayé de l’intoxiquer ou de le rendre fou. Avec un certain succès, il fallait bien l’avouer.

Bien qu’ayant ravalé sa rage, Camille n’en restait pas moins furieux. Il l’était d’autant plus qu’il s’était retrouvé tout seul contre un groupe de plusieurs personnes, et pas même sa meilleure amie n’avait levé le petit doigt pour l’aider. C’était inhabituel chez Margot, qui veillait sur lui depuis leur enfance, étant même allée jusqu’à sortir avec à plusieurs reprises au collège. Camille y était particulièrement attachée. Elle était toujours sa confidente et son principal soutient, et vu tout ce qu’il vivait, ce n’était pas une tache négligeable. Son absence à ce moment critique passait plutôt mal. Les poings serrés et le nez coulant, Camille se mit immédiatement à sa recherche.

« Mais elle est où, putain ? »

Ce ne fut qu’après cinq minutes à tourner dans les couloirs qu’il l’a trouva, planquée dans une salle de classe. Observant à travers l’entrebâillement de la porte une scène qu’il aurait préféré ne jamais voir, Camille tourna de l’œil et s’enfuit en courant.

Bien sûr, il n’y avait rien de mal à ça. C’était même tout à fait normal. Et même souhaitable. Margot méritait largement de vivre sa vie et de s’amuser. Elle ne lui appartenait pas, et cela faisait plus d’un an qu’ils avaient officiellement et définitivement rompu, sans que cela n’ait changé quoi que ce soit à leur amitié. Mais pourquoi alors Camille se retrouva-t-il enfermé dans les toilettes à pleurer ? Lui-même l’ignorait. Elle n’avait fait qu’embrasser discrètement un garçon. Ce n’était rien. Alors quoi ? La jalousie ? La peur d’être abandonné et de se retrouver seul pendant cette trop longue année de terminale ? La colère de ne pas avoir été le premier au courant de ces sentiments alors que lui n’hésitait pas à lui confier les moindres détails de sa vie ? C’était sans doute un mélange de tout cela. Toujours est-il que Camille sécha la première heure de l’après-midi. Quelle foutue idée il avait eu, aussi, de se maquiller ce matin-là. Avec les traces de larmes qui avaient ruisselées sur sa peau, il ne ressemblait plus à rien. Et il se sentait triste. Trop pour un lundi. L’ennuie couplée à la sensation d’étouffer lui faisait ressentir un vrai calvaire. Cette réalité passait d’autant moins qu’il n’avait jamais été aussi heureux que l’année précédente. C’est la perte de ce qu’on plus que l’absence de ce qu’on n’a jamais eu qui cause les plus gros tourments.

Sortant de classe dès la sonnerie, Camille ne prit pas le temps de se retourner et n’entendit même pas Margot qui l’appelait du haut des escaliers en semblait souhaiter lui parler. Il n’avait qu’une idée en tête : se foutre une robe en dentelle et pleurer dans les bras de son homme. Après plus d’une heure à essayer de le joindre et à l’appeler encore et encore sur son mobile, Cléo décrocha, non sans pousser une petite gueulante.

« PUTAIN, CAM ! Je t’ai déjà dit que je finissais les cours tard ! J’allais pas répondre en plein pendant les maths ! Quand t’as un truc d’urgent à me dire, tu me textotes, tu satures pas ma messagerie ! Bon, y a quoi ma puce ? »

Les larmes de l’être qu’il chérissait plus que tout calmèrent immédiatement sa voix. Cléo comprit immédiatement aux reniflements que Camille lâcha que la journée avait été difficile. En sanglot, le lycéen raconta la scène du midi et quémanda un peu de tendresse. Il en avait diablement besoin pour oublier cette vie de merde. Gêné, Cléo hésita. Il avait une blinde de devoirs pour le lendemain et ne pouvait pas se permettre de faire le tour de la ville en bus. Mais ils pouvaient parler au téléphone, autant qu’il le voudrait. Camille grogna. Ce n’était pas ce qu’il voulait et le fit comprendre en raccrochant d’un coup, non sans oublier de lâcher en route une petit « connard de merde » toujours aussi affectueux. La réponse arriva moins d’une minute après, par SMS.

« Viens à l’appart. J’te présenterai à mes colocs, puis je te ferai des bébés en douce. Et rappelle-moi. Je t’aime, poussin. »

La proposition surprit l’adolescent. Son visage prit immédiatement une teinte ocre. C’était… quelque chose. Enfin, que Cléo l’invite comme ça. Cela faisait à peine trois semaines qu’il avait emménagé, et tout ce qu’il avait dit aux deux personnes qui partageaient son toit était qu’il avait « une copine ». La règle usuelle, lorsqu’on cohabitait ainsi et qu’on était élève de prépa, c’était de ne pas ramener du monde pendant les heures de travail, afin de ne pas déranger les autres. Autant dire que les visiteurs étaient très rarement les bienvenus. Que Cléo déroge aussi vite à l’accord tacite, ce n’était pas un geste anodin. Immédiatement, Camille plongea dans son armoire, en sortit la première jupe qui trainait, prévint son père en criant qu’il ne mangerait pas à la maison ce soir, claqua la porte et rappela son homme, déjà pour s’assurer que la proposition n’était pas une blague, et ensuite pour vider son sac avant d’arriver, histoire de ne pas foutre une trop mauvaise ambiance sur place.

Le sujet rapidement mis sur la table ne fut pas tant la méchanceté des autres que les doutes qui assaillaient l’élève de terminale aux lèvres grenadine. Les critiques de l’abruti de service avaient réveillé des interrogations. Un flot de paroles sortit à voix basse – pour ne pas choquer les passagers du bus – de la bouche de Camille.

« J’aime pas mon corps. J’veux dire, il est mal foutu. J’suis obligé de passer un temps de malade pour soigner ma peau et chasser les poils. Et ce truc difforme au milieu des cuisses, c’est ridicule. Je serais cent fois plus belle avec un vagin… Au moins, ça serait clair. Je ne serais pas à me poser des questions et à devoir assumer une connerie génétique que je n’ai pas choisie ! »

« Mais arrête de raconter des conneries ! », coupa Cléo en se pinçant le haut du nez d’une main, résolvant une équation de l’autre. « Il est magnifique, ton corps. Et toutes les gonzesses passent du temps dans la salle de bain. Même moi ! Et j’en suis pas une. Et laisse ton machin à sa place ! Je l’aime beaucoup, moi ! C’est un super jouet ! En plus, sérieusement, t’as pas forcément besoin d’un trou en plus ! J’veux dire, sans paraitre vulgaire, t’en as déjà deux, et moi, j’ai qu’une bite. Donc si je ne suis pas trop mauvais en math, j’crois qu’on est bon. À la limite, le truc qui serait cool, c’est que tu aies un peu plus de poitrine. Là, j’avoue, j’adore tellement te caresser que je kifferais te peloter les seins. Mais t’es parfaite, sinon ! »

Camille hésita franchement entre lâcher un attendrit Cléochou d’amour ou une insulte nerveuse. Ses mots se voulaient rassurant. Ils l’étaient par certains aspects. Mais contrairement à ce que pensait son homme, ces questionnements n’étaient pas des conneries. C’était sérieux. Vraiment sérieux.

« T’es chiant, connard d’am, heu, Cléochou d’amour. J’rigole pas, moi… Oups, attends, le bus vient de s’arrêter à ton arrêt ! J’raccroche, à tout de suite. »

Cinq minutes plus tard, l’adolescent frappa à la porte, puis sursauta et recula d’un pas en découvrant la personne qui lui ouvrit. La surprise sembla parfaitement partagée. Les yeux écarquillés, le jeune Mickael tourna le visage et hurla en direction des chambres :

« Faaaaaaaaaab ! Y a une fille dans le couloir ! »

« C’est pour moi ! », coupa Cléo en s’approchant et se collant par derrière à son camarade de classe tout en posant ses mains, l’une sur le rebord de la porte, l’autre contre le mur, avant de tendre sa tête en avant et effleurer les lèvres de sa bien-aimée, paralysée sur place. « Bon, tu entres ? Je suis sûr que t’as hâte de rencontrer mes supers colocs. Lui, le blond à la tête d’ahuri, c’est Mika. Il est… mhhh… comment dire…  blond. Mais intelligent, hein, pas comme le nôtre. Mais il est blond, quoi. Donc c’est normal qu’il fasse cette tête. Et l’autre qui arrive en calbut et gilet en laine, avec la barbe et la moustache, c’est Fab. Le mec le plus sympa du quartier dans la catégorie philosophe, joueur de guitare et cuisinier. À ce sujet, y doit rester du gigot dans le Frigo ! »

Les présentations continuèrent dans le salon, autour de reste de viande froide, d’une bouteille de blanc et d’un jus de goyave. Pas du tout mécontents d’avoir un peu de visites qui les sortaient de leurs cours, les colocataires expliquèrent d’où ils venaient, comment ils se connaissaient, et pourquoi il s’appréciaient autant. Singeant une grimace, Fabien durcit sa voix tout en caressant les cheveux de Mikaël :

« J’suis sa mère. »

À ces mots, Cléo éclata de rire. C’était exactement ça. Avec une barbe. L’un et l’autre avaient cette drôle de relation depuis leur rencontre. Leurs différences avaient été la base de leur amitié. Le plus âgé avait des réflexes protecteurs envers le plus jeune. Le plus jeune faisait rire le plus âgé et le surprenait à chaque fois par l’incroyable finesse de ses raisonnements et analyses, qui juraient avec son air et son comportement gamins. Enfin, l’occasion était toute trouvée pour mettre les pieds dans le plat. Mieux valait être honnête et direct pour éviter les mauvaises surprises. Cléo prit une grande inspiration et se lança dans un petit discours.

« Bon, il est temps que je vous présente plus en détail ma meuf ! J’vous en avais déjà un peu parlé, mais j’vous avais pas encore tout dit. Ce que vous saviez, c’est que ça fait environ un an qu’on est ensemble et qu’on s’est rencontré au lycée. Le truc dont vous étiez pas au courant, c’est que malgré sa jupe, c’est biologiquement un mec… »

Ne s’attendant pas du tout à une révélation aussi cash, Camille s’étouffa sur place avec son verre de Goyave, là où Mika recracha le sien dans son gobelet en affichant des yeux de merlan frit et où Fabien, pris d’un spasme spontané, pouffa en entrouvrant la bouche. Cléo, lui, continua comme si de rien n’était.

« Donc, biologiquement un mec, mais c’est mieux de vous adresser à elle au féminin. C’est pas une obligation, hein, mais elle préfère. Le fait est que, si son corps est celui d’un mec, et croyez-moi, c’est pas dégueulasse, son genre est plus complexe que ça. Si vous avez des questions, c’est à moi, pas à elle, parce que c’est super lourd au quotidien. La seule chose que vous avez à savoir, c’est que je suis grave amoureux et que le premier qui juge, il finit la tête au fond du Sanibroyeur. »

Devant cette menace, Mika se fit tout petit et se resservit un verre. Ni sa maman réelle, ni Fab ne lui avaient parlé de ce genre de choses. Ce n’était pas du tout dans son logiciel, mais sa bonne éducation le poussait à la fermer et à ne pas préjuger de ce qu’il ne connaissait pas. Même si apprendre dans une même soirée que son coloc trop cool était à la fois homo ET hétéro, le tout avec la MÊME personne, c’était encore plus perturbant que le problème P=NP. Ce qui, pour un passionné de maths, avait de quoi retourner le cerveau. Fabien, lui, lâcha simplement un simple et sincère « chanmééééé » admiratif. Bien que parfaitement surpris devant cette information inattendue, il ressentait une forme d’admiration envers ce « garçon » dont l’apparence féminine était bluffante, mais aussi et surtout pour Cléo, qui avait réussi à déballer et à assumer ce genre de choses avec une classe folle et un petit sourire provoquant, le tout en se nettoyant la gorge à coup de vin blanc un peu trop sec. Ce dernier, d’ailleurs, avait déjà enchaîné, pour se prémunir de toute réaction.

« Bref, Cam, c’est un peu ma petite tortue à moi. Elle est magnifique, mais elle a tendance à se cacher dans sa carapace. Mais quand elle a confiance dans les gens, c’est elle qui nous entraine ! Si je ne l’avais pas, je crois que je resterais cloitrée nuit et jour à préparer mes khôlles. »

Gêné au possible, Camille soupira la tête penchée sur le côté. Enfin au moins, l’abcès était crevé. Rassuré de voir que les colocs de son homme étaient plutôt sympathiques et compréhensifs, il pouvait librement être lui-même. Ce qui en soit lui faisait un bien fou. Très vite, il retrouva son sourire, et commença à participer plus activement aux discussions, racontant avec joie à quel point son mec s’était comporté comme un véritable connard avant de lui mettre le grappin dessus et expliquant comment, alors qu’il était en seconde, un blondinet de la classe que Cléo avait poussé toute une partie du lycée à porter une barrette dans les cheveux en soutient à sa cause. Avec le recul, c’était parfaitement ridicule.

L’apéro dinatoire connut cependant une fin prématurée. Une heure de perdue à discuter, c’était trop pour Mika qui commença à se ronger d’angoisse le bout des doigts. S’il ne se remettait pas tout de suite au travail, il se pouvait qu’il n’ait pas la meilleure note à la prochaine interro, ce qui ne manquerait pas de rendre furieuse sa mère. Le risque était trop grand, il devait s’éclipser au plus vite. Fabien en profita pour en faire de même. Il avait un gros bouquin à lire et à résumer, la nuit serait courte. Mais avant de disparaître dans le couloir, il tint quand même à souligner que le moment avait été très agréable et que, naturellement, Camille était la bienvenue quand elle voulait. Si ça mettait un peu d’animation dans l’appartement, c’était bénéfique pour tous.

La soirée se termina dans la chambre de Cléo. Ce dernier dut travailler jusqu’à minuit pour être à jour, avant de rejoindre sa petite amie qui l’attendait, nue, dans son lit. Ce soir-là, il n’y eut pas de grands ébats – il était trop tard pour crier – mais tout de même des gestes d’une grande tendresse. Une main caressant une poitrine imaginaire, l’autre se glissant entre des cuisses douces et rosée pour s’amuser avec son petit jouet préféré, Cléo ronronna de plaisir en voyant que son petit trésor se laissait faire sans la moindre protestation. Tout juste Camille, tremblant et sur le point de jouir, s’autorisa-t-il une petite remarque qu’il lâcha dans un gémissement.

« Pourquoi une tortue ? J’ressemble pas à une tortue, moi ! Ça m’énerve quand tu dis ça ! Panda anorexique, va ! »

Cela, Cléo s’en fichait bien. Sentir sa moitié au bord d’une explosion d’endorphine l’intéressait bien plus que ses états d’âme à propos d’un surnom. Et puis, il avait de bonnes raisons de l’avoir utilisé, et de l’utiliser encore, comme il le lui chuchota tendrement à l’oreille.

« Parce que t’es ma tortue ! Tu es fragile, tu te protèges, mais t’es faite pour régner sur cette terre pour des siècles et des siècles… »

*****

Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°1

Nom de la photo : « La tortue, les colocs et la goyave. »

Effet : couleur – Filtre couleur chaude

Lieu : dans ma collocation

Date : un lundi soir de septembre

Composition : première visite de Camille à la coloc, autour d’un verre de vin pour Fabien et moi, et d’un jus de goyave pour Mikael et Cam. Les joues roses, Camille planque son nez dans son gobelet. Il venait d’arriver et avait peur de gêner. J’ai choisi un filtre permettant de faire ressortir les couleurs chaudes, afin de montrer que l’ambiance était chaleureuse en ce début de soirée. Je suis content que cela se soit bien passé.

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PictureS[...] – 0. Photo n°0 : Comment je suis tombé amoureux

Je m’appelle Cléo Clébert, et j’ai changé.

Les choses sont parfois étranges. Elles se déroulent d’une certaine manière et suivent leur cours sans qu’on ne comprenne bien comment. Prenez « moi », par exemple. Je suis un jeune homme de dix-huit piges. Sans vouloir me venter, je suis beau. Je n’ai aucun doute à ce sujet. Il suffit pour s’en convaincre de voir l’effet que j’ai toujours pu faire aux autres, à commencer par certaines personnes dont la fréquentation ne serait pas recommandable.

Mais que voulez-vous ? Est-ce ma faute si certains sont prêts à payer uniquement pour avoir le droit de poser leurs doigts gras et dégueulasses sur les cuisses d’un adolescent en fleur ? Est-ce ma faute si ma peau très blanche, mes cheveux très noirs, la douceur de ma peau, ma taille fine et mon sourire éclatant et pervers, rehaussé par l’étincelle de mes yeux gris bleuté, attirent les ours affamés de miel ? De mon miel ?

Et est-ce ma faute si, au lycée, j’ai si souvent accepté leurs caresses, sans trop leur en donner mais toujours en essayant de tout leur prendre ?

Certains seraient tentés de répondre que non, qu’on ne choisit pas ces choses-là, qu’on ne se présente pas sur une place publique pour subir des gestes infamants, que nul jeune homme ne mérite de passer ses nuits à pleurer en se trouvant dégueulasse, en haïssant sa vie et en voulant parfois en finir. Personne.

Ils se trompent.

Je mérite ce qui m’est arrivé. Non pas parce que je l’ai cherché ou voulu, ni même provoqué. Je le mérite car je suis moi. Je ne sais pas très bien comment l’expliquer, comment exprimer ce sentiment. Mais c’est ma vie, telle que je l’ai vécue, mes choix, mes erreurs et surtout mes névroses.

Bien sûr, les personnes les plus avisées auront vite fait de me trouver des circonstances. Perdre ses parents si jeune… se retrouver avec sa sœur jumelle placés chez un oncle, ne plus jamais ressentir l’amour d’une mère, la fierté d’un père, l’étreinte protectrice d’un adulte… Ça casse. Tout comme comprendre trop jeune que son propre corps est à la fois une marchandise autant qu’une arme. Un collégien ne devrait pas avoir ce genre de considérations, pas plus qu’un lycéen. Personne, en fait.

Mais savez-vous à quelle introspection un jeune garçon ne devrait jamais être confronté ?

« Pourquoi j’aime ma sœur ». Une question qui en entraîne d’autres. « Pourquoi je la désire ? Pourquoi suis-je à ce point en perdition quand je pense à elle ? Pourquoi ces idées traversent-elles mon esprit ? Pourquoi suis-je incapable de maîtriser mes rêves quand je me caresse ? Pourquoi je pleure en le faisant ? Pourquoi suis-je comme ça ? Pourquoi un tel monstre ? Pourquoi ne puis-je rien faire pour elle qui se détruit de son côté ? Pourquoi suis-je si lâche ? Pourquoi j’existe ? Pourquoi je ne meurs pas ? »

Toutes ces questions, je me les suis posées. Charmer des filles et des garçons de mon âge et rendre fou de désir des vieux schnocks était alors pour moi une façon d’y répondre. J’étais un salaud qui faisait du mal aux autres et qui souffrait en retour. La réponse était tellement simple. Elle m’allait.

Aujourd’hui, je fais près d’un mètre quatre-vingts. Je suis plutôt grand, élancé, et toujours aussi beau. J’ai une tête de bébé, qui n’a presque jamais besoin de connaître les joies du rasoir, mais qui sait faire fondre n’importe qui d’un seul regard. Mes cheveux sont lisses et brillants. Ils me tombent sur les oreilles, parfois sur les yeux. J’entretiens mon corps à la perfection, ne laissant rien pousser ou dépasser, chassant la graisse comme la peste. Je suis beau. Au zénith de ma beauté. Je le sais. Je ne peux plus que me faner, vieillir et devenir un jour le miroir de ceux que je déteste. Et je m’en fiche éperdument. Cela ne revête aucune forme d’importance. Je m’appelle Cléo Clébert, et je viens de rentrer en première année de classe préparatoire scientifique au lycée du Lac, à Lyon, un des meilleurs de la région, voire de France. Je m’appelle Cléo Clébert, et j’ai changé.

J’assume avoir mérité le mal que je me suis fait. Parce que j’en ai fait aux autres, et que j’en cherchais en retour. Était-ce utile ? Non. Fut-ce efficace ? Encore moins.

J’ai failli tout perdre. Je n’ai à propos de mon comportement passé presque que des regrets. Je me suis moi-même détruit, encore plus que ce que la vie m’avait prévue. Mais je ne suis pas à plaindre. Les gens peuvent bien passer leur chemin et me regarder d’un air dépité sur le bord de la route. Ils ont raison. Si j’étais eux, j’en ferais de même. Non, c’est en réalité exactement ce que j’ai décidé de faire, avec ce garçon qui n’est plus moi.

Il m’aura fallu une année de première bien tourmentée et presque une année de terminale pour m’en remettre, pour enfin pouvoir sourire comme je le fais aujourd’hui. Alors que j’étais au bord du précipice, des camarades de classe m’ont rattrapé, m’évitant une chute mortelle. Je les avais tous blessés, je pense, mais ils n’en eurent rien à faire. Ils m’ont offert leur amitié, à condition que j’apprenne à m’aimer. J’ai accepté de les écouter.

Je n’ai jamais cessé de désirer ma sœur, je n’ai jamais cessé non plus d’admirer sa folie, sa créativité incroyable, sa façon de voir le monde et de se moquer de tout. Je n’ai jamais cessé de me soucier d’elle, de vouloir la protéger, voire la servir. C’est en acceptant la nature de mes sentiments que j’ai réussi à m’en détacher. J’ai pu m’apaiser en la laissant dans les bras d’un garçon qui la méritait et en vivant ma propre vie à côté. Forcément, j’aurais souhaité pour elle que son histoire d’amour dure toujours. Mais son petit copain, un véritable ami à côté de ça, a choisi de suivre une bonne partie de la bande à Paris, là où sa dulcinée a préféré rester dans la région. Elle souhaite se lancer dans divers projets artistiques, faire du théâtre, créer. Notre oncle l’a convaincue d’au moins essayer une année de fac. Du coup, elle s’est inscrite dans un cursus d’histoire de l’art à l’Université Lyon 2. Elle semble heureuse, mais elle parle encore de Gabriel comme s’il était toujours à elle. Elle dit s’être remise de son récent départ et le prendre bien, mais elle m’a tout de même confié vouloir l’étriper s’il remettait les pieds dans le département. J’ai quelques doutes sur le fait qu’elle ait réellement accepté leur séparation, mais je lui fais confiance pour avancer et gérer ses sentiments. Elle aussi, elle a grandi.

Je me sens tellement plus libre aujourd’hui en ayant renoncé à me détruire. Je n’ai toujours pas vraiment compris comment ma vie avait pris ce chemin, et je ne cherche même pas à savoir. Cela ne représente plus grand-chose. Mes camarades de classes actuels ignorent tout de cette partie de mon passé. Ils voient en moi celui que je suis maintenant. Une tête en maths qui mâchouille du chewing-gum à la pastèque en cours, qui résout des systèmes d’équation en se léchant les lèvres d’excitation, qui grogne en bossant la nuit, qui s’amuse de la vie et la croque à pleines dents en essayant de se construire un avenir. À vrai dire, cela ne fait que deux semaines que les cours ont commencé, mais je me suis déjà fait des amis. Deux en particulier, et ce de manière assez imprévue.

Alors que je logeais toujours chez mon oncle, dans la banlieue lyonnaise, j’ai fortement balisé le premier jour de classe en prenant conscience du temps que j’allais perdre dans les transports. Pas de chance pour moi, m’y étant pris bien trop tard, il n’y avait plus la moindre place de disponible dans l’internat. C’est en me voyant ruminer et stresser que deux camarades se sont retournés vers moi. Potes de collège, ils avaient poursuivi leur scolarité dans le même lycée, avaient été acceptés dans la même prépa – dans des sections différentes – et s’étaient mis en coloc dans un super appart de 120m² situé à à peine cinq minutes du bahut. Le pied total, idéalement placé, bien orienté, avec un grand salon et trois chambres séparées. C’était d’ailleurs là leur seul problème. Ils avaient signé le bail au début de l’été. Mais c’était avant que celui qu’ils avaient choisi comme troisième ne leur fasse faux bon pour des raisons personnelles. Il leur restait une place de libre qu’ils avaient bien envie de combler afin de payer le loyer, et je leur semblais sympathique.

Voilà comment, moins de trois jours après le début des cours, j’emménageai en coloc avec Mika – en MPCI comme moi – et Fab, en Khagne. Les deux sont adorables, mais n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Mikaël est plus jeune et plus petit que moi. En avance scolairement de deux ans, il a survolé son lycée. Avec sa petite taille, on dirait un gosse tout droit sorti des jupes de sa mère découvrant le monde et même pas foutu de se laver lui-même ses chaussettes sales ou de se faire cuire un steak. Toujours en t-shirt à manches longues, il ne boit que des jus de fruit, si possible pressés par sa maman qui lui dépose un stock tous les lundis. Puceau gêné de l’être, il n’a même jamais embrassé une fille, alors qu’il est mignon comme tout. Un vrai gamin aux cheveux blonds et aux yeux bleus avec une tête de bébé, mais mieux faites et plus rapide à calculer que la majorité de celles qu’il m’ait été données de rencontrer.

Fabien, lui, est son exact opposé. Grand, plus âgé – il a retapé une classe au primaire à cause d’un déménagement compliqué–, châtain, possédant des yeux sombres et doté d’une barbe hirsute aux reflets orangés qui lui descend jusqu’en haut de la poitrine, il porte avec une certaine classe un béret sur ses cheveux longs, noués par un chignon. Quand en plus il sort ses vieilles chemises à carreaux achetées dans une brocante et se fout devant la Playstation 4 une bière à la main en parlant de sa toute dernière copine, on se croirait transporté dans un tout autre univers que celui des classes prépas. Fab, c’est tout un personnage, différent, mais aussi attachant que Mika. Ces deux-là n’ont vraiment rien à voir, et pourtant, ils s’apprécient comme des frères. Leur seul point commun ? L’intelligence ! Mon barbu de coloc est un tueur niveau culture G. Du niveau intellectuel d’un insupportable brun vaniteux que j’avais dans ma classe au lycée et avec qui j’ai pu faire, une fois, des choses qui ne me rendent pas fier. Foutu passé. Et dire que je le compte aujourd’hui dans le rang de mes amis sincères…

M’être retrouvé en coloc avec Mika et Fab a été une sacrée veine. Fabien est une vraie mère de substitution pour Mikaël, et moi, je profite des bons petits plats que cet hédoniste lui prépare. Il n’y a pas à dire, il y en a qui savent se faire plaisir dans la vie. Si nous n’avions pas déjà autant de boulot, je crois que nous passerions tous les trois nos soirées de libre à nous éclater sur Rocket League à refaire le monde en parlant tantôt d’Histoire, tantôt des grandes théories scientifiques de ce monde. En attendant, on se retrouve surtout pour bouffer avant de nous enfermer dans nos chambres respectives. La prépa, ça ne pardonne pas. Il faut travailler, encore et encore si on peut avoir une chance de réussir. Du coup, cela laisse bien peu de temps pour les loisirs, et encore moins pour s’occuper de son petit copain. Ou de sa petite copine. Dans mon cas, les gens peuvent dire les deux, cela ne me dérange pas, et lui non plus. Des fois, cela m’arrive de passer d’un genre à l’autre, usant du masculin quand j’en parle, m’adressant à lui au féminin, surtout lorsqu’il ressent le besoin d’afficher cette apparence. Les termes sont trop limités pour décrire tout ce qu’il est.

Camille. Son prénom, c’est Camille. Il partage avec moi le poids d’un passé douloureux. J’ai perdu mes deux parents, lui sa mère et sa sœur. Chacun, nous avons vécu nos traumatismes à notre manière. Moi en me dégradant, lui en se cherchant. Peut-être ne s’est-il pas encore vraiment trouvé, même si je souhaite de tout cœur lui apporter le bonheur qu’il mérite. Parce que de tout ce qui a pu m’aider à aller mieux et à me reconstruire, c’est son sourire et les frissons qui parcouraient son corps quand je l’embrassais dans le cou qui ont été le plus décisif. Je lui dois mon bonheur actuel. Je lui dois donc tout. C’est aussi simple que cela.

Cet essai que j’écris, à destination de je ne sais qui – peut-être personne, peut-être un inconnu qui tombera un jour dessus par hasard –, c’est un peu l’histoire de comment je suis tombé amoureux. Ou plutôt, comme cet amour m’a sauvé. C’est en tout cas ce que je souhaitais coucher sur papier entre deux exercices de maths, alors qu’il est déjà si tard.

Si je remonte à cette année de première ou tout allait si mal, je ne peux que penser que le temps et le destin ne connaissent pas de hasard, qu’il ne faut pas chercher à comprendre le cours des évènements mais simplement se laisser porter par son flot. Seul Camille, un amour transgressif, pouvait me libérer d’une passion transgressive et destructive, celle qui me rongeait de l’intérieur et que je nourrissais pour ma sœur. Seulement dans ses yeux sombres « bleu de minuit » pouvait se refléter mon portrait. Seules ses lèvres couleur grenadine pouvaient happer mon souffle. Seulement à sa poitrine pouvait se caler le rythme de mon cœur. Seules nos deux âmes tourmentées pouvaient se rencontrer et s’enlacer ainsi, jusqu’à ne faire plus qu’un. C’était écrit.

À lui aussi, pourtant, j’ai fait du mal. Peut-être plus encore qu’à d’autres. Dès le collège, Camille s’est mis à douter. Non pas seulement de lui, mais aussi de son genre. Le départ de sa sœur l’a chamboulé au point qu’au tout début, il a essayé de lui prêter son corps pour qu’elle continue à vivre à travers lui. Je n’étais pas là pour découvrir son premier travestissement, ni les suivant. Je n’étais pas présent lorsqu’il a compris que sa douceur, ses traits féminins, son comportement et son androgynie naturelle lui permettant de se fondre dans l’un ou l’autre sexe sans se faire repérer n’étaient pas un hasard. Que son besoin de se sentir fille n’était pas une lubie, mais une partie de lui.

Beaucoup se sont fait avoir. Moi le premier. C’était à l’anniversaire de Gabriel, en tout début de première. Camille avait été invité pour faire plaisir au blond de service, qui s’en était pris d’affection pendant l’été, après l’avoir longtemps pris pour une véritable demoiselle. Sur le moment, je l’ai trouvé adorablement mignonne, tout à fait à mon goût. Un petit sucre d’orge venant tout juste d’entrer en seconde, prêt à être dévoré par le garçon que j’étais. J’avais envie de tenter ma chance, mais je me retins. Ce n’était sans doute qu’une autre gamine inintéressante qui pouvait peut-être me plaire, mais guère plus. Je me trompais lourdement. Ce ne fut que de retour au lycée que je découvris la vérité. Sous cette robe et cet air triste et esseulé se cachait une vigueur masculine que je n’avais pas suspectée. J’ai trouvé ça merveilleux, sincèrement. Alors que tout dans ma vie n’était que mensonge et faux semblant, je faisais face à un garçon qui avait trouvé en lui les couilles de s’en affranchir. Qui avait le courage de se pointer à une soirée non pas comment les autres le voyaient, mais comment il voulait être vu.

Et moi, tout ce que j’ai trouvé à faire, ce fût de le draguer lourdement, espérant égoïstement que sa subversivité, que je trouvais à la fois poignante et hautement érotique, n’irrigue mon corps et mon esprit.

Cette année fut pour lui un calvaire, largement à la hauteur du mien. La puberté n’est pas l’ami des jeunes adolescents qui sont plus heureux en jupe qu’en jean. Certes, Camille n’a jamais prétendu être une fille, et ce de manière exclusive. Il n’a jamais nié être né garçon, acceptant la vérité de son corps et de ce qu’il pouvait en faire, jouant sur les deux tableaux au grès de ses envies et du temps qui passe. Cela ne fut pas simple. Sans le blond de service et l’odieux brun de la classe pour s’occuper de lui, je ne sais pas comment Camille aurait fini l’année. Son organisme, son apparence pourtant si féminine mais encore trop masculine à son goût, sa voix douce mais pas assez, le règlement interne du lycée qui lui interdisait de se vêtir comme il le souhaitait, les disputes avec sa meilleure amie Margot… Tout le faisait souffrir, le poussant parfois à s’enfermer chez lui pour pleurer.

Notre rapprochement s’est fait de manière naturelle, au moment-même où, tous les deux, nous cherchions des raisons d’aller mieux. Je m’étais calmé, moins agressif, moins lourd, mais pas moins motivé. Il me plaisait. Lui tout entier, y compris elle. Ce qu’il voulait être, je m’en foutais. Ce n’était ni le Camille garçon, ni le Camille fille qui m’intéressait. C’était Camille tout court, comme pille et face n’appartiennent jamais qu’à une seule et même pièce. Alors je l’ai embrassé, on s’est enlacés, aimés, et très rapidement assumés.

Je n’ai pas de genre préféré. Les gens peuvent trouver cela étrange, mais c’est ainsi. Je ne me suis jamais vraiment posé la question. À l’âge où les garçons commencent à s’intéresser aux filles, j’avais déjà pris conscience de mon corps et de son potentiel, je savais à qui je plaisais et à qui je pouvais plaire. Je ne voyais dans toutes ces histoires d’orientation sexuelle que de l’hypocrisie. L’un ou l’autre, je m’en tape, aujourd’hui encore. Le désir n’est pas quelque chose d’assez rationnel pour qu’on y colle des mots. Qu’y puis-je si Camille est tout simplement merveilleux ?

L’année de terminale fut la plus belle de toute ma vie. Nous étions ensemble, au même endroit, moi préparant le bac, lui me suivant de près. J’étais avec l’être le plus merveilleux qui soit. Tourmenté, Camille se renferme sur lui. Libre, « elle » rigole, s’affirme, s’amuse et nous entraîne. Sa beauté m’apaise. Son charme me séduit. Son tempérament me fait voyager. Nous étions heureux. Tellement que je chéris chacun de ces instants, ceux qui ont fait de moi le Cléo bien dans sa peau qui n’a plus peur d’avancer. Même mes proches ont noté ma transformation. Pour me féliciter pour mon bac, mon oncle m’a offert un appareil photo, un Canon EOS 80D de grande classe dont je me sers à présent presque tout le temps, afin de garder en mémoire les images qui font mon bonheur. Cela me fut étrange de me replonger dans ce qui représentait ma grande passion d’enfance avant que les aléas de la vie ne m'en détournent.

Puis juillet est arrivé à toute vitesse. Entre amis, nous avons loué une maison au bord de la plage pour passer un peu de temps ensemble, avant que chacun ne trace sa propre route. Si je suis rentré en prépa, Camille est resté derrière. Toujours prisonnier des murs du lycée Voltaire. Il me dit qu’ils ne lui ont jamais semblés si froids depuis que je n’y suis plus. J’aimerais tellement vivre avec lui. Si seulement j’avais moins de travail le soir et un peu plus de temps à lui consacrer…

Camille est fort, je le sais. Quand il est lui-même, quand il peut être « elle » sans être jugé, il rayonne. Je ne me suis jamais vu comme le protecteur du couple. Peut-être que je joue parfois ce rôle, mais au lit comme dans la vie, nous partageons bien plus que ça. Certes, même si je n’en ai rien à foutre, il est sans conteste bien plus souvent ma copine que mon copain. Je le soupçonne même un jour de vouloir franchir le pas et de se lancer dans des démarches sérieuses, ou tout du moins de se poser de vraies questions quant à l’identité qu’il voudra plus tard assumer au quotidien et sur ce à quoi devrait ressembler son corps pour qu’il s’y sente vraiment bien. Mais il n’a que seize ans et demi, en aura dix-sept, en décembre. Il a le temps. Je sais qu’il doute. Au fond de lui, il existe une fille qui cherche à se libérer. Mais son corps est ce qu’il est, et s’il voudrait parfois qu’il en soit autrement, tout n’est pas aussi simple dans la vie qu’un coup de ciseaux dans du papier. C’est vrai que de mon côté, je ne veux pas qu’on me l’abime, mon Camille. Je l’aime comme il est. Je ne suis pas tombé fou amoureux d’un garçon ou d’une fille, mais simplement d’une belle personne, affichant sa force pour cacher sa fragilité, capable de me comprendre, qui a souffert comme moi et qui mérite de laisser tout ça derrière.

Je veux lui offrir son bonheur, tout comme il m’offre le mien, ce soir encore alors que défilent devant mon nez sur, mon écran d’ordinateur, des photos de lui, de nous, des photos qui me font l’aimer encore plus et qui mouillent mes doigts lorsque je me frotte les yeux.

*****

Extrait de l’album photo de Cléo

Emplacement n°0

Nom de la photo : « Comment je suis tombé amoureux »

Filtre : noir et blanc

Lieu : sur la plage, en Corse, devant un coucher de soleil

Date : un des derniers soirs des vacances, en juillet

Composition : Kilian, Aaron, Martin, Jarno, Gabriel, Justin, Camille, et moi. Toute la bande, nous posions devant l’appareil, installé sur un muret avec un minuteur. Kilian enlaçait Aaron, ce dernier souriait. Justin accroupis devant lui avec sa casquette faisait le signe « V » de la victoire avec la main droite. Gabriel posait avec un air classe. Martin rigolait. Jarno se trouvait un peu à l’écart, le regard perdu. Je me tenais à gauche, la paume de Camille dans ma main, sa tête sur mon épaule. Nous étions tous heureux. Sans eux, je ne me serais sans doute jamais rapproché de Cam. Bien que prise un an plus tard, cette photo symbolise pour moi la façon dont je suis tombé amoureux.

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Knut – 8. Épilogue – Cinq mois plus tard au bord d’un lac

SMS du dimanche 21/05/2017 10h42

 *Téléphone de Justin*

 Knut : Jujuuuuu, devine qui est dans son avion en train d’attendre le décollage pour la Suisse ? :3  Mjau ! Justin : Miaou ! Serait-ce mon petit chaton du froid ? :D Ze suis trop content que vous veniez :3 Ça fait trop longtemps, tu m’as manqué ! J’espère que tu n’as pas trop changé ! On a beau parler assez souvent (vive la poésiiiiie), ça fait 3 mois que tu ne m’as pas envoyé de selfie T_T (par contre, sympa les photos de Stockholm quand il fait jour ! Ça donne envie de venir en été !) Knut : ^^’  Baaaah… J’me cache exprès pour la surprise, tu verras par toi-même ! :P T’en fais pas, toujours bien fringué :3 Et y a plein de trucs que je t’ai pas racontés, parce que je préfère te les dire en face ! Pour voir ta réaction de mes yeux bleus *___* Depuis décembre, j’ai fait plein d’efforts pour te plaire, tu sais :3

Justin : Euh… T’es au courant que j’ai une petite copine ? :3 Et qu’elle est grave Fujoshi ? :3 Knut : OUI ! :3 Et je n’en ai rien à foutre ! xD Mjau ! T’es mon Juju ! C’est ta faute d’abord ! T’avais qu’à pas me dévergonder ! Maintenant, faut assumer ! Je viens en Suisse pour un BISOU ! Et je repartirai pas sans :D

Justin : Mon Dieu, j’ai créé un monstre… … … Putain, c’est trop cool \o/ Knut : Grrrr :3 Bon je te laisse, mon avion décolle… Ze t’aimeuh *___* Tu viens me chercher en arrivant ?

Justin : Oui, promis, c’est prévu avec Madame Duvanel ;-) Bisou et à très vite Knuty-boy :3  

 *****

 Cela faisait donc cinq mois que Justin n’avait pas vu ses amis suédois. Cinq mois pendant lesquels il avait passé de douces vacances au ski avant que sa vie ne reprenne un cours normal, fait de devoirs en classe, de révisions du bac, de préparation aux concours – il était convoqué aux oraux de Sciences Po Paris, ce qui le rendait fou de joie – et de week-end en amoureux, avec Cécile qui veillait sur lui comme une louve sur son petit. Il aimait ça. Cette douceur lui avait permis de survivre toute la fin de son lycée. Puis les beaux jours étaient revenus, et avec eux, les feuilles vertes, la douceur des rayons du soleil et quelques bonnes nouvelles.

Fière de son accord de coopération, Claude Duvanel avait eu tout l’hiver pour préparer un programme de feu pour l’année prochaine, à base de correspondances et échanges entre lycéens et autre projets pédagogiques, mais surtout, elle avait arraché de sa direction l’autorisation d’accueillir dès cette année plusieurs élèves, comme promis lors de son départ. Sans surprise, les volontaires faisaient tous parti du club francophonie, et Justin se réjouissait de les revoir, surtout un certain petit chaton dont il avait, il est vrai, pris goût à la douceur des lèvres.

Après son départ, Knut lui avait envoyé une myriade de messages – plusieurs par semaines – souvent pour parler de tout et surtout de rien. La poésie était le sujet qui revenait le plus dans les discussions. Knut réclamait parfois des vers, des pensées ou des alexandrins pour s’endormir. En échange de quoi, il parlait de ses lectures, parfois de ses rêves et souvent de ses achats shoopings. À part quelques allusions explicites et osées ici et là, les choses charnelles étaient passées au second plan, bien après l’équilibre général du bonhomme. Justin s’était enquis régulièrement de sa santé mentale. Est-ce qu’il allait bien ? Est-ce qu’il était heureux ? Est-ce qu’il avait chassé ses pulsions destructrices ? Les réponses étaient toujours enjouées et positives. Et même quand il pleurait en pensant à sa grand-mère, il préférait simplement le faire en quette de réconfort avant de sourire et de passer à autre chose. La semaine passée en décembre avec son homologue des Alpes avait changé sa vie, ou tout du moins, la façon dont il la percevait. Pour le mieux.

La délégation suédoise devait arriver à l’aéroport de Genève l’avant dernier dimanche de mai, en début d’après-midi, et repartir le samedi suivant. Outre Franciska et ses deux enfants, elle comprenait Viktor, sa sœur et Hakon. Toute la bande. Pour loger tout ce beau monde, il avait fallu s’organiser avec les âmes charitables. Le plus simple fut de louer des places dans une auberge de jeunesse pour la semaine, à la plus grande tristesse de Knut qui, bien heureux de rester avec les copains, voyait tout de même là un de ses principaux espoirs complètement douché. Lui, il espérait être invité chez Justin. Normal. Pour jouer aux jeux vidéo. Comme des ados de leur âge, quoi. Version officielle.

Pour le réconforter, Justin lui avait promis de venir directement l’accueillir à l’aéroport. Plusieurs voitures n’étaient pas de trop pour conduire tout le monde à bon port, et autant son géniteur que celui de Cécile avaient accepté de servir de chauffeurs. Après avoir autant entendu parler des Suédois, la jeune femme avait hâte de les rencontrer, et vu qu’elle avait passé le week-end avec son petit copain… Il était plus simple que son père vienne la chercher directement à l’aéroport avec sa grande espace, tout en rendant service à leurs invités.

Tandis que les parents attendaient dehors avec les voitures, Justin, Cécile et Claude se posèrent devant la porte des arrivées, juste derrière la barrière de sécurité. Avec ses magnifiques cheveux verts – il avait prévu de reprendre son bleu préféré en fin de semaine, juste avant son oral – qui lui tombaient sur le visage et lui masquaient un œil, Justin trépignait d’impatience et ne tenait plus en place, ce qui ne manqua pas d’attirer les regards vers lui. Ce à quoi il répondit à ceux qui le dévisageaient en leur tirant la langue, comme un sale gosse mal élevé. Ce qui lui valut de se prendre une pichenette sur l’arrière du crâne de la part de Cécile.

« Aieuuh ! Tu m’as fait mal ! Madame, y a ma copine qui me martyrise ! Elle a raison ? Maaaaaaais… Abus de chat ! »

Enfin, les portes s’ouvrirent et les premiers passagers – d’abord ceux sans bagages – sortirent de la zone d’arrivée. Puis, cinq minutes plus tard, ce fut au tour de toute la fine équipe stockholmoise d’apparaître au grand jour. Tous respiraient la joie de vivre.

Hakon avait adopté un look plutôt cool, à base de bob sur la tête, de short sur les cuisses et de sandales aux pieds. Il avait laissé pousser sa barbe blonde qui ressemblait enfin à quelque chose et faisait ressortir son charme. Viktor, lui, n’avait pas trop changé. Malgré les températures élevées en cette saison, il portait un bonnet en toile. Ses cheveux fins et noirs lui tombaient toujours sur le visage et ses doigts étaient plus que jamais recouvert de bagues, dont au moins deux nouvelles que Justin n’avait jamais vues. Lillemor était toujours aussi « suédoise », à savoir blonde, grande et rayonnante, comme sa mère qui, dans une tenue décontractée d’été, aurait pu se faire passer pour sa grande sœur. Sabina, enfin, était égale à elle-même, toujours souriante. Et comme le fit remarquer d’un miaulement Justin à sa copine – ce qui lui valut une deuxième pichenette – elle portait quand même vachement bien les décolletés.

« AIIIIIIIE ! Mais elle est violenteuh ! J’vais pleurer, moi, si ça continue ! Bon, au fait, il est où Kisse ? Parce que moi, j’suis quand même venu pour le v… »

L’adolescent aux cheveux verts n’eut pas le temps de finir sa phrase. Avant même qu’il ne prononce le dernier mot, ses lèvres s’étaient laissé capturer par celles tendres d’un adolescent suédois en manque depuis cinq mois.

Knut n’avait même pas essayé de viser la joue. À peine avait-il vu son homologue se dépatouiller l’index en l’air qu’il avait fondu de derrière son chariot à bagages pour se jeter à son cou et lui claquer un baiser passionné. Mais là où son groupe préféra détourner le regard – ils l’avaient senti venir de très loin vu son état d’excitation pendant tout le voyage – et où Claude éclata de rire – plus à cause de la tête de ses propres élèves qu’autre chose – Justin et Cécile écarquillèrent les yeux. L’un de surprise de s’être fait chopper comme un perdreau de l’année avec une fougue qu’il n’avait pas connu depuis longtemps et qui le fit rougir d’embarra – enfoiré de Knut qui se vengeait de la plus douce des manières après s’être lui-même fait avoir cet hiver –, l’autre parce qu’elle s’attendait à tout sauf à une scène pareille.

Le jeune Suédois était beau. Cécile n’avait pas trouvé d’autre mot pour décrire cet étrange animal. Il portait en lui en sorte de légèreté et d’insouciance qui transparaissait autant de la manière dont il avait fondu sur Justin en se foutant royalement du monde qui l’entourait que de son look fou et coloré jusqu’au bout des cheveux.

Comparativement à la seule photo que la jeune femme avait pu voir, Knut présentait des cheveux bien plus longs, coiffés en chignon sur la tête. Depuis décembre, il les avait laissé pousser, sans jamais les raccourcir, et avait piqué à Justin cette fameuse habitude de les teinter, mais à sa manière, en usant d’un dégradé « tie and dye » pêche qui partait des pointes et remontait sur un tiers de la longueur. Et pour rehausser leur teinte naturellement dorée et affirmer son style, il avait fait le choix de multiples petites barrettes multicolores – rouge, orange, vert fluo, bleu, rose… – disposées ici et là de part et d’autre de sa coiffure.

Il ne fallait pas qu’un chaton puisse être accusé d’en avoir plagié un autre. Celui-là restait égal à lui-même en multipliant les petits effets et accessoires qui le caractérisaient et lui donnaient du style, tels un bon fard à paupière noir et un mascara autour de ses yeux bleus ; une petite boucle d’oreille magnétique circulaire noire à l’oreille gauche ; une courte mitaine en résille à la main gauche qui ne le couvrait que jusqu’au poignet ; une main droite décorée de deux bracelets en plastique rose et bleu ciel, une bague en argent au majeur et d’un verni à ongle dégradé de cyan à blanc de la base à l’extrémité ; une paire de lunettes de soleil à la monture métallisée noires et aux verres à reflets allant de l’orange au violet en passant par le rouge ; sans oublier une de ses fameuse croix en métal, accrochée à son cou par un collier turquoise composée de trois chaines en fil d’aluminium, de plus en plus serrés à mesure qu’on se rapprochait de sa glotte. Chaque élément prit individuellement était à craquer, l’ensemble donnait envie de le bouffer, quand bien même la petite proie s’était mue en impitoyable prédateur.

Son look, pour le reste, était bien plus joyeux que sur la photo. Exit les teintes sombres, bonjour les couleurs et le blanc, avec des accords par forcément naturels, mais qui s’accordaient étrangement bien sûr lui. Le sac à dos qu’il portait à l’épaule était particulièrement bariolé avec des poches et bretelles bleu canard, des lanières en cuir marrons, un rabat rouge et des motifs ethniques sur la partie en toile. Sa chemise à manches courtes en voile blanche était presque transparente et laissait voir son corps d’adolescent fin et très légèrement musclé. Plus bas, il portait un short en jean effilé presque gris, marqué par plusieurs déchirures sur la jambe gauche et surtout par de nombreux patchs en feutrine un peu partout, aussi bien ronds que triangulaires ou rectangulaires, avec chacun sa teinte unie allant du vert pomme au jaune foncé, en passant par le fuchsia. Et enfin, aux pieds, il avait chaussé de simples socquettes claires et des Vans slipon à carreaux blancs et noirs.

Après avoir bien pris le temps d’admirer son mec gesticuler d’embarra – même en rêve, elle n’avait jamais espéré une telle scène –, et alors qu’il titubait encore, Cécile le secoua et le sermonna.

« Bordel, t’aurait pu me prévenir qu’il était aussi mignon ! J’aurais amené mon appareil photo ! »

Reparti se cacher derrière le chariot pour trembler en paix, Knut se fit la remarque qu’en effet, son homologue n’avait pas menti : il sortait avec une horrible Fujoshi. À voir en vrai, c’était encore plus effrayant qu’une fille jalouse.

S’ensuivit immédiatement une discussion dans les longs couloirs de l’aéroport. Justin demanda des nouvelles de tout le monde et apprit avec joie que non seulement, Lillemor et Viktor étaient toujours ensemble, mais qu’en plus, leur couple se portait on ne pouvait mieux depuis qu’ils avaient fait l’effort de se dire les choses et de ne plus garder leurs frustrations pour eux. Malheureusement, l’histoire entre Sabina et Hakon s’était de son côté arrêtée avant même la nouvelle année. Faire semblant n’avait plus aucun sens maintenant que les vrais sentiments du jeune homme étaient connus. Ils préféraient largement rester bons amis.

Ne restait plus à Justin que de prendre des nouvelles de son chaton à lui, qui se baladait gaiment en poussant son chariot et en sifflotant du ABBA :

« Et toi, Knut, les amours ? Ça avance ou toujours coincé ? »

Lillemor eut à peine le temps de bafouiller que son frère s’était « un peu » dévergondé depuis le passage du Français que le premier concerné la coupa pour répondre à sa manière, avec son fameux sourire narquois et fier, le même qu’il avait toujours avant de lancer un miaulement provoquant.

« Bah ouais, tu crois quoi ? Comme Sabina et Hakon n’étaient plus ensemble, j’ai choppé les deux ! Avec Zaza, on est resté ensemble trois mois ! C’était trop cool ! Mais elle a fini par me jeter parce que j’étais trop immature à ses yeux ! Genre, trop obsédé des seins ! Du coup, j’ai chauffé Hakon. Lui, c’était facile, il n’attendait que ça. Mais on n’a joué qu’une nuit ou deux, hein ! Moi, j’voulais juste m’entraîner un peu avant de te revoir, pour pouvoir t’offrir la totale. Mjau ! Par contre, en rentrant, j’me cherche une petite copine ! J’en ai marre d’être seul ! En plus, vu que je ne me branle toujours pas, question de principe… J’suis vite grave en manque ! »

Les réactions fusèrent assez naturellement. Lillemor se passa la main sur le visage en levant les yeux au ciel, incrédule devant le total manque de retenu de son cadet ; Viktor et Claude éclatèrent de rire, Sabina lui tapota sur la tête pour le faire taire ; Hakon blêmit comme jamais et changea trois fois de couleur en baragouinant que les gens n’étaient pas du tout censés savoir ça ; Justin, enfin, ouvrit grand ses paupières avant de déglutir d’un coup sec, puis de piquer un sprint au milieu de l’aéroport, coursé par sa copine qui lui hurlait dessus en le traitant « d’Aaron miniature obsédé des chatons qui ne sait même pas se retenir de leur donner envie d’être bouffés ! ». Ce qui, de l’avis des Suédois, devait sans doute être une insulte, même s’ils ne la comprenaient pas très bien. Toujours est-il qu’ils admirèrent tous sagement, immobiles dans l’aérogare, cette scène digne d’un dessin animé où Justin faisait tout pour ne pas se faire attraper par une jeune femme en furie à la détermination assez confuse, à mi-chemin entre le désir de l’étrangler pour avoir osé rendre fou d’envie un petit blond dans son dos, et pour avoir osé ne pas l’impliquer plus que ça, histoire qu’elle en profite. Dans tous les cas, elle voulait l’étrangler, ce qui fit bien rire tout le monde.

L’installation dans l’auberge de jeunesse se passa plutôt bien. Seul Knut trouva à râler. Lui, il voulait dormir chez Justin, si possible dans son lit, et si possible toutes les nuits. Qu’on lui refuse son caprice le rendit furieux. Heureusement, la nourriture en Suisse était bonne et l’accueil des élèves chaleureux. La troupe suédoise put facilement s’intégrer en classe pour suivre plusieurs cours et, dès le lundi, Knut devint la deuxième mascotte officielle des terminales L, charmés par son look ravageur et par sa grande culture générale en matière de poésie. Certaines filles allèrent même jusqu’à remettre en question la suprématie chatonesque de Justin en observant son homologue miauler et se lécher le dos de la main. Un truc pareil, ça valait de l’or en barres de chocolat Milka.

Le mercredi fut le théâtre de plusieurs visites en bus. Les invités ne pouvaient pas passer à côté du musée du chocolat ou du château de Chillon, situé à l’ombre du Parc naturel régional Gruyère et au bord du fameux lac Leman.

Ce fut d’ailleurs le jeudi – jour de l’ascension et donc férié – que toute la petite bande se retrouva sur une plage du fameux lac, histoire de profiter un petit peu du soleil, du sable et d’une eau certes fraiche mais forte agréable et douce pour la peau. Les jeunes, qu’ils soient Suédois ou Suisses, avaient quartier libre pour s’amuser un maximum et profiter de la météo clémente. Même la soirée était libre : tout le monde avait prévu de faire le pont et les futurs bacheliers avaient bien le droit de se détendre une dernière fois avant les révisions et les épreuves.

Le plus content de cette sortie fut sans aucun doute Knut. Après avoir installé sa serviette pile entre celle de Justin et celle de Cécile, il profita de tous les regards braqués sur lui pour se déshabiller et se mettre en maillot de bain. Exit son fedora à petites mailles en paille, son débardeur séparé par une diagonale bleu en une partie blanche et une partie à motif ethnique café, ses lunettes de soleil aux teintes vertes et bleutés, son short en toile beige foncé et ses espadrilles crème. Ne restèrent plus sur lui que sa petite barrette blanche au-dessus de l’oreille gauche, sa croix en céramique noire accrochée à un collier de pierres bleu ciel ainsi que son court short de bain saumon, jaune clair et turquoise. Ce dernier lui allait comme un gant et renvoyait avec une certaine finesse à la couleur des pointes de ses cheveux, dans lesquels le vent s’engouffrait doucement. Ils avaient tellement poussé depuis l’hiver qu’ils lui tombaient à présent sur les épaules. Entre son regard et son sourire charmeur, son corps de jeune héros, son short presque moulant et sa coupe de surfeur, il était classe. Suffisamment en tout cas pour faire rugir son public, mais pas assez pour se risquer sans paraitre ridicule à glisser un de ses doigts de pieds dans cette eau gelée qui lui faisait face. Il avait beau avoir l’habitude des températures fraiches dans son pays, il préférait de loin les bains bien chauds à la trempette dans le lac Léman.

Frustré devant son refus de se mouiller, Justin lui tira la langue puis plongea dans la flotte la tête la première, avant de se placer à trois mètres du bord et de le fixer d’un air mauvais, de l’eau jusqu’aux narines. Dire que, pour lui faire plaisir et lui rappeler de bons souvenirs, il avait fait l’effort le matin-même de se reteindre les cheveux en bleu électrique… Il avait de sacrément bonnes raisons de grogner.

Assis sur sa serviette, Knut avoua à Cécile, allongée à côté de lui, qu’il avait justement lui aussi envie de raller. Même si elle était la petite amie officielle de sa cible, il n’en avait rien à faire. Il avait justement guetté l’occasion de pouvoir discuter seul à seule avec elle pour mettre les pieds dans le plat. Il voulait sa nuit avec Justin. Il l’exigeait. Et il avait un peu peur que la raison qui avait empêché le chaton des Alpes de la lui accorder, c’était elle. Parce qu’elle était là et que peut-être voyait-elle cela d’un mauvais œil. Peut-être qu’elle n’avait pas bien accepté l’épisode de décembre, même si elle ne le montrait pas à tout le monde. Ce qu’il comprenait tout à fait. Elle était dans son bon droit. Sauf que de son point de vue, ce moment espéré représentait quelque chose de spécial qui allait bien au-delà de la question sexuelle. C’était différent. Une question de vie, en fait…

« Arrête ton char, Ben Hur. », bailla l’adolescent, amusée. « Juju m’a raconté les grandes lignes. Je sais ce qu’il a fait avec toi, et je sais pourquoi il l’a fait. Et tu sais quoi ? Ça m’a vraiment fait super plaisir. »

Un peu incrédule, Knut cligna des yeux et dévisagea la jeune femme. Là, quelque chose avait dû lui échapper. Pourtant, il n’en était rien. Se redressant sur ses poignets, Cécile le regarda avec une sincère tendresse. Elle souriait. L’explication était on ne pouvait plus simple. Elle aimait son chaton.

« Avec ce qu’il a vécu… Tout ce qui lui fait du bien, je prends. Et toi, tu lui as fait beaucoup de bien. Après sa semaine en Suède puis sa semaine au ski, il était revigoré. Je ne l’avais jamais vu aussi content et positif. T’es le troisième après Aaron et moi à qui il a montré volontairement sa cicatrice. Je sais ce que ça représente pour lui, et donc ce que toi, tu représentes. En sortant avec lui, je me suis fait la promesse de ne jamais le limiter dans ses désirs. Il avait trop à reconstruire pour que je puisse me le permettre. »

Le souffle coupé, Knut admira cette jeune femme à peine majeure parler avec une sagesse qu’on ne retrouvait normalement que dans quelques romans mélodramatiques. Sa tendresse et sa sincérité avait de quoi briser des cœurs. Encore plus lorsqu’elle évoqua avec une foutue lucidité la fin proche de son histoire. L’année prochaine, ils ne seraient plus ensemble. C’était écrit. Justin voulait faire ses études à Paris. Pas elle. Elle resterait en Suisse. Elle ne pouvait pas se montrer égoïste. Elle devait penser à lui avant tout, car c’était en acceptant d’être heureux qu’il l’avait rendu heureuse. Et là, alors qu’elle se retenait de pleurer, elle adressa une simple prière au jeune Suédois :

« J’espère que quand il sera à Paris, tu lui rendras visite et tu t’occuperas de lui ! D’accord ? »

À ces mots, Knut prit une grande inspiration. Il en avait besoin. Puis il acquiesça plusieurs fois de la tête au rythme de nombreux miaulements :

« Mjau, mjau, mjau ! Je promets ! Je viendrais en vacances et je lui ferais plein de câlins ! Je l’adore, je l’adore, je l’adore trooooop. »

« Vous parlez de quoi ? », les coupa une voix, appartenant justement à Justin qui venait de sortir de l’eau et qui grelottait devant eux. « De c’que Kisse adore ? De poésie du coup ? Ou de mode ? Oh, d’ailleurs, Cécé, tu savais que Knuty s’épilait intégralement ? C’est trop beau ! »

Se levant brusquement, le jeune blondinet fit face à son meilleur rival et lui sourit en grinçant des dents et en le traitant, en Suédois, de petit enfoiré à la langue bien pendue, ce qu’étrangement Justin comprit parfaitement même s’il ne pigeait pas un mot de ce langage, comme le prouva son sourire et sa petite langue qui dépassa de ses lèvres avec impertinence.

Comme il fallait s’y attendre d’un chaton qui osait tout – c’était même à ça et à la couleur de leurs cheveux qu’on reconnaissait les meilleurs –, le jeune Français accompagna la provocation de faits, en s’agenouillant tout sourire d’un coup sec, tirant avec lui des deux mains le maillot de bain de son camarade.

« La preuve ! Regarde Cécé ! C’est pas trop mignon ? »

Mort de honte, Knut hésita entre se cacher de la main le visage ou le zob. Malheureusement pour lui, son calbut aux chevilles et la panique le firent trébucher dans le sable. Justin en profita pour immédiatement s’emparer du trophée qu’il venait d’arracher, puis pour courir en direction de l’eau en miaulant et en l’agitant au-dessus de sa tête !

« Miaou, miaou, miaou ! Viens le chercher ! »

Il était au moins aussi hilare que Knut avait envie de chialer. Ce qui finit presque par arriver. Les cheveux dans tous les sens, les joues toutes rouges, habillé uniquement de sa barrette et de son collier et les deux mains posées juste devant son entre-jambes, et ce devant un parterre de Suisses et de Suédois qui le regardaient entre amusement et dépit, le jeune adolescent sautilla tant bien que mal jusqu’au lac afin d’y cacher sa nudité, d’y rejoindre Justin et de négocier le retour à demeure de ce foutu short dont il avait bien besoin. À la limite de la syncope ou pire, d’un irréversible changement de couleur de son visage, Knut jura deux choses : d’une, que ce n’était pas des larmes mais bien les vaguelettes qui avaient mouillé ses yeux et de deux, qu’il se vengerait avant la fin de son séjour, et que cela ferait très très mal. Vraiment.

La petite humiliation de Knut ne marqua heureusement pas trop les esprits, même s’il passa une bonne partie de l’après-midi à se plaindre de son sort auprès des Suissesses de terminale, de Sabina et de Cécile. Bref, auprès de tout ce qui avait des seins et qui voulait bien lui faire un câlin, histoire de bien faire bisquer son rival. Après de rapides négociations avec les adultes, Justin et sa petite amie furent invités à diner et à passer la nuit à l’auberge de jeunesse où toute la troupe Suédoise créchait, histoire de profiter au maximum de leur présence avant leur départ. La demoiselle était censée dormir dans la chambre des filles et Justin dans celles des garçons, où trônait un grand lit double et plusieurs lits simples.

Le repas se passa dans une ambiance chaleureuse. Jusqu’à ce que Knut se plaigne d’un mal de crâne et demande à Justin de l’accompagner jusqu’à la chambre pour l’aider à trouver un doliprane. Flairant le mauvais coup, le chaton aux cheveux bleus accepta, à condition que sa petite amie les suive, histoire de prouver à la tablée qu’ils pouvaient directement arrêter là leurs stupides paris et rangez les jetons normalement dévolus au Hold’em Poker censé être joué juste après le dessert.

Comment se retrouva-t-il attaché les poignets au sommier, en caleçon sur le lit ? Lui-même eut bien du mal à l’expliquer. Il n’avait pas du tout vu le coup venir. Il en cria même de rage :

« PUTAIN CÉCILE, T’ABUSES ! JE T’AI DIT MILLE FOIS QUE JE DÉTESTAIS ADORER LES TRUCS KIFANTS QUE TU ME FAIS FAIRE ! TRAITRESSE ! »

À peine était-il rentré dans sa chambre que sa petite amie s’était jetée sur lui, l’avait copieusement embrassée devant le petit Suédois avant de le faire tomber sur le matelas. Justin croyait juste que sa meuf était folle et qu’elle voulait marquer son territoire au nez et à la barbe de son rival, raison pour laquelle il s’était laissé faire. Comprendre à la tenue que Knut venait d’enfiler en quelques secondes que ces deux-là étaient en réalité de mèche le fit rugir, un peu de curiosité et beaucoup de colère. Le retour inattendu du Virgin Killer Kitty Pyjama, accompagné de barrettes « oreilles de chats » de la même couleur bleutée avait en effet eu de quoi le faire trembler. Tout autant que le sourire ravi du Suédois qui se léchait les babines tandis que Cécile terminait de nouer avec une fine cordelette les poignets de son petit ami.

« En fait, elle est vachement cool ta copine ! Quand elle a vu à quel point j’étais triste cette après-midi à cause de toi, elle a décidé de m’aider à me venger, en échange du droit de pouvoir filmer ! C’est dingue comment les Fujoshi sont super corruptibles ! Le deal en or ! Désolé Juju, mais là, t’es à moi ! »

« Ouais ! », compléta la jeune femme avant de sortir de la pièce en sautillant « Moi, j’vous suivrais de l’autre chambre sur mon mac à partir de la webcam posée sur la commode, pour pas vous déconcentrer ! Amusez-vous bien les garçons ! »

Ainsi, Justin se retrouvait face à ses responsabilités, et surtout face à son destin. Un destin excité comme une puce qui afficha très rapidement son état en se débarrassant de son pyjama, ne gardant pour seul habit que ses barrettes et ses longs cheveux sur les épaules. Tout le reste était parfaitement visible, de son corp nu et épilé jusqu’à son envie qui se dessinait rapidement sur son visage. Knut ne s’excusa même pas au moment de reproduire le moment gênant de l’après-midi, en tirant le caleçon de Justin jusqu’aux chevilles. C’était sa douce petite vengeance à lui. Constater que le chaton aux cheveux bleus n’était pas du tout indifférent à la chose le conforta dans sa décision. Timidement, c’est-à-dire rouge comme une tomate, le regard fuyant et un sourire horriblement gêné au visage, Knut avoua ce qu’il se répétait en boucle dans sa tête depuis le début de la semaine.

« La dernière fois, t’as été gentil, tu m’as ménagé, alors que tu aurais pu faire ce que tu voulais… Là, j’veux que t’en profites à fond ! C’est pour ça que j’ai demandé à Hakon de me préparer, de m’habituer en me... Enfin… Tu vas voir ! C’est mon cadeau pour te remercier ! »

Plutôt que de répondre, Justin fixa juste son camarade avec un sourire à moitié mauvais, à moitié empli de désir. La curiosité l’emportait sur la peur. L’envie sur la gêne d’être vue. Le sens du devoir sur la morale. Il laissa simplement Knut faire ce qu’il avait en tête. Il lui devait bien ça.

Ravi de voir qu’il avait le champ libre, le chaton Suédois se jeta sur la fine intimité de son partenaire et la dévora des lèvres sans réfléchir, mêlant petits mordillages, baisers et félines léchouilles amoureuses. Tout était bon pour le faire ronronner, et surtout le préparer à la suite.

Lorsqu’enfin Knut fut assuré que Justin n’en pouvait plus, il s’allongea sur son torse et lui bouffa le cou et les papilles, en se frottant de manière non équivoque à son entre-jambe.

« Attends Kisse, tu… tu ne vas pas… », paniqua le jeune Français.

« Si… », répondit simplement le Suédois souriant, en plongeant son regard humide et pétillant dans ses yeux bleu-vert.

Complètement sous le contrôle des baisers, des miaulements et de la gourmandise de son amant, Justin ne put qu’accepter que ce dernier se mue en Andromaque, se donnant en de puissants soupirs à sa tendre virilité. Knut avait tant rêvé ce moment, celui où il offrirait au garçon qui avait changé sa vie sa première expérience du genre : prendre un mâle de son espèce.

Justin en suffoqua presque. Avec Cécile, il avait l’habitude. Avec un être de son propre sexe, il ne l’avait jamais envisagé, se voyant bien trop faible et fragile pour tenir ce rôle. Et pourtant, là, alors que Knut contrôlait tout, cela lui parut comme une évidence. Les conventions, il n’en avait rien à foutre. Seul comptait le rougissement de ses joues et surtout les soupirs et petits miaulements caractéristiques de son partenaire qui n’en pouvait plus de se remuer ainsi, de plus en plus fort, de plus en plus vite, de plus en plus chaud.

« Mjau… Mjauuuuu… Mjauu… Mj… »

Pour terminer de miauler, encore aurait-il fallu que Knut puisse respirer. Avec les lèvres de Justin collées aux siennes, la chose semblait plus compliquée. C’était trop, il explosa le premier, marquant le torse de son amant de sa simple passion.

Paniqué et gêné, le petit Suédois se releva, s’excusa et détacha immédiatement Justin, pour lui permettre d’aller s’essuyer, avant qu’il ne puisse doucement finir son office. Le chaton aux cheveux bleus ne l’entendit par de cette oreille. Grognant d’un sourire nerveux, il poussa son camarade et se jeta sur la webcam pour l’éteindre, avant de constater et crispant ses mains et faisant grincer ses dents qu’elle n’avait simplement jamais été allumée.

« CÉCIIIILE ! BORDEEEEEEEL ! SORCIERE ! Rha, j’vais me venger ! Kisse ? Désolé, mais t’es foutu ! Tu vas en chier pour elle ! »

Se retournant brusquement en direction de sa victime désignée, Justin ne put que constater que, loin de fuir, Knut n’en attendait pas moins. Situé face à lui, le jeune Suédois s’était spontanément positionné à genoux sur le matelas, un morceau de cordelette directement entre les dents, en mode « attache-moi grand fou ». Son attitude ne laissait aucun doute sur le rôle qu’il comptait tenir. Dans une meute de chats, il y avait toujours un dominant. Et ce n’était clairement pas lui.

« Mjauuuuuuuuuuuu ! »

Incapable de résister devant quelque chose d’aussi mignon et provocant, Justin se jeta sur son partenaire et le dévora des cuisses à la tête, avant de clairement oser profiter de la situation. Sans la moindre contestation, Knut se retrouva un bâillon dans la bouche, à quatre pattes les fesses à l’air, une cordelette nouée en collier et laisse autour du cou et une autre liant ses pieds. Et il aima tout ce qui suivit, des petites tapes qui donnaient un délicieux goût de piquant à son abandon jusqu’au dernier râle de Justin, lâché au moment même où ce dernier l’avait ceinturé le plus fortement, le ventre plaqué de tout son poids sur son dos, une seconde avant de lui glisser les plus beaux mots à l’oreille.

« Toi, j’crois que j’t’aime presque autant que Cécile et Aaron… »

Dans la salle à manger, les autres adolescents attendirent un long moment que les deux chatons se soient tendrement endormis dans les bras l’un de l’autre pour aller se coucher à leur tour, histoire de ne surtout pas troubler leur doux repos et leurs rêves.

Dans la chambre des filles, son ordinateur plié à côté d’elle, Cécile avait passé la soirée à regarder les étoiles par la fenêtre, dans son débardeur et sa jupe. La lune brillait dans le ciel et se réfléchissait sur sa joue, marquée par une goute orpheline. Dans quelques jours, Justin serait à Paris pour passer son oral. Il ne pouvait que le réussir. Elle le savait. Cette épreuve marquerait la fin de leur histoire.

Elle n’espérait qu’une seule chose. Que toutes celles que Justin écrirait après elle soient aussi belles.

Tout simplement.

Fin.

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Knut – 7. Samedi – Sensualité bleu pastel – 7.2 Le retour (2/2)

Furieux d’avoir été capté dans sa nudité par toute la troupe, Knut la dégagea de sa chambre, le temps de se trouver des vêtements. Même Justin, encore à moitié endormi et en caleçon, eut le droit d’aller voir ailleurs, en attendant que l’adolescent se calme. Se frottant les yeux, il s’éloigna du groupe pour aller se rincer le visage dans la salle de bain.

Encore sous le choc de s’être fait engueuler, les membres du club francophonie se dévisagèrent. Viktor et Sabina ne savaient plus où se mettre, Lillemor essayait de se remettre de ses émotions – c’était la première fois que son frère lui criait dessus – et Hakon tremblait comme une feuille, déboussolé par ce qu’il venait de voir. Et quand les autres lui demandèrent ce qui l’avait à ce point perturbé, il plongea sa tête dans sans épaisses mains et avoua en chuchotant presque :

« Il est tout épilé ! Même le pubis ! C’est trop mignon ! »

Ah, pour ça, Lillemor plaidait coupable. C’était un peu sa faute. Quand elle-même avait voulu pour la première fois de sa vie utiliser une bande de cire sur ses jambes et esselles, lorsqu’elle avait souhaité commencer à s’épiler, elle avait décidé de tester d’abord sur son frère en prétextant que c’était pour l’équilibre de ses futures tenues. Pas folle, la Suédoise. Finalement, malgré la douleur, Knut avait fini par garder l’habitude et par trouver tout à fait normal de prendre soin de son corps jusqu’au fond du slip, tant que Lilly jouait les esthéticiennes à son service. C’est pour ça d’ailleurs que elle, ce n’était pas la nudité de son frère qui l’avait choquée – elle avait l’habitude – mais le reste. À savoir sa nouvelle couleur de cheveux – elle l’avait à peine reconnu lorsqu’il avait émergé, et sans le grain de beauté sous l’œil qui le caractérisait, elle hésiterait toujours –, le fait qu’il ait glissé de son lit pour dormir avec quelqu’un malgré son innocence légendaire et sa crise de colère. Ça, elle en bafouillait encore.

Finalement, la porte se rouvrit enfin timidement, et tout le monde put re-rentrer dans la chambre, y compris Justin qui s’était rapproché du groupe, une serviette sur les épaules. Avec sa crinière et ses ongles bleu électrique, lui aussi était assez méconnaissable. Mais ce n’était rien à côté de son insouciance qui transparaissait de chacun de ses énormes bâillements.

Une fois dans la piaule, les adolescents eurent à peine le temps d’observer le look de Knut avant qu’il ne se planque craintivement derrière le dos de Justin. Et pourtant, il était encore plus mignon comme ça que nu, après avoir précipitamment enfilé des chaussettes blanches, un boxer de la même couleur marqué sur les côtés par d’adorables impressions de pattes de chat de tailles variables, et un t-shirt manches courtes gris très foncé, décoré d’un long motif de croix noire en pixel art. Pour le reste, il avait toujours ses cheveux bleu pâle, ses mitaines et son air fatigué. L’ensemble était simplement adorable. Sauf que là, il avait peur que ça gronde. D’où la bonne idée qu’il avait d’utiliser son camarade comme paratonnerre. Ce dernier, un peu gêné des regards déroutés qui se tournaient vers lui, enfila aussitôt un t-shirt, puis rigola d’un air confus en se passant la main sur le haut de la nuque. Il ne savait pas trop quoi dire. Avec Knut courbé derrière lui qui regardait la scène d’un seul œil en le tenant par les hanches, il ne pouvait même pas bouger. Du coup, il sortit la première banalité qui lui traversa la tête :

« Vous avez bien dormi ? Nous, nickel, même si on aurait bien voulu faire la grasse mat’. Mais bon, c’est pas tout ça, mais on a un anniversaire à finir, non ? Vous avez pensé à ramener les paquets pour Kisse ? Miaou »

Autant de je-m’en-foutisme-de-votre-gueule, c’était brillant. Comment étrangler un tel chaton aux cheveux bleus sans culpabiliser après ? Hakon se foutait royalement de la réponse. Lui se jeta immédiatement sur Justin en hurlant qu’il allait se le faire, et ne recula qu’au moment où Knut s’interposa entre eux deux en fronçant des sourcils. Il avait l’air mauvais ! Non mais.

« Justin a raison. Mes cadeaux d’abord ! Et le petit déjeuner, j’ai faim ! Vous le tuerez après ! »

La discussion se poursuivit donc de manière assez surréaliste à table, loin des adultes affairés dans leur coin. Le jeune Suédois en t-shirt souffla ses seize bougies sur un brownie de supermarché sorti par sa sœur du placard, et tous les convives eurent le droit à un jus de fruit, une boisson chaude et une tartine de confiture. Viktor essaya bien de sermonner les deux foireux, mais il se fit lui-même engueuler encore plus fort par Knut qui balança une bonne fois pour toute, devant tout le monde, qu’il ne voulait pas parler de la veille, qu’ils étaient tous responsables – avant tout d’avoir cru qu’il pouvait leur en vouloir pour quoi que ce soit –, qu’il fallait arrêter de le traiter comme un gosse et de lui mentir pour « le protéger » et qu’il n’avait aucune envie de réessayer de se suicider, et certainement pas après cette nuit qui lui avait fait passer l’idée pour un bon moment, grâce à Justin, justement. Parce que Justin, il était gentil. Il était cool. Il était classe. Bref, c’était son copain et c’était un chat. Et on fait pas chier les copains, et les chats, c’est indépendant, ça n’en fait qu’à sa tête et faut pas les faire chier non plus. Surtout ceux qui, comme eux deux, était humains et avaient mal dormi. Surtout.

Du coup, Knut put enfin ouvrir ses cadeaux. Un recueil de poésie de la part de Hakon, une bédé par Sabina et des tonnes de vêtements de la part de Lillemor et Viktor. Mais malgré la joie du jeune Suédois devant chacun de ses présents – tout lui plaisait, il était super content –, l’ambiance restait lourde. Finalement, ce fut le plus âgé du groupe qui, n’en pouvant plus, grinça des dents et osa briser la glace en invectivant directement Justin :

« Vous avez couché ensemble ? Je veux dire… pas simplement dormi, mais…sexuellement. »

Rouge comme une tomate, Knut se cacha derrière du papier à cadeau déchiré qui trainait sur la table. Nonchalamment, Justin termina son verre avant de répondre, une main dans le saladier à la recherche d’un fruit à grignoter :

« Bof, non. Pas vraiment. Des bisous, des caresses… Juste les préliminaires, quoi ! »

Complètement abasourdie, Lillemor écarquilla les yeux et se leva d’un seul coup, les deux paumes posées sur la nappe. Sa respiration presque bloquée, elle balbutia :

« Mais… Mais mon frère est vierge ! Enfin… Il l’est toujours, quand même ? »

Alors que le principal concerné s’était planque en PLS sous la table, Justin attendit d’avoir fini de dévorer sa banane pour enfin hausser les épaules et répondre avec une nonchalance particulièrement bien feinte :

« On dit puceau pour les garçons. Et ouais, il l’est toujours, rassure-toi. Enfin, à moitié. Presque, quoi. Ça dépend de comment tu vois les choses, en fait. Au moins par derrière, ouais, il l’est. Après, j’t’avoue, c’est encore un peu embrumé dans ma tête. J’étais fatigué, j’avais bu avant… D’ailleurs, vraiment bien la Virgin Pina Colada, hein, j’vous la conseille ! Même si ça te fout un mal de crââââne, truc de ouf… Nan, sérieux, Kisse, j’espère qu’on n’a rien fait de grave, sinon, j’vais encore me faire tuer par ma copine… »

Bouche grande ouverte, tout le monde dévisagea Justin, qui faisait toujours mine de n’en avoir rien à foutre tant qu’il y avait à bouffer dans son assiette. Seul Knut, de retour sur sa chaise, ne le fixa pas, préférant de loin s’écrouler de rire en tapant du poing sur la table en voyant la tronche déconfite des autres. Là, c’était trop drôle. Lui, entre le carnet de poèmes qu’il avait rapidement parcouru et les confidences sur l’oreiller, il n’était pas du tout surpris. Par contre, Hakon, Victor, Lillemor et Sabina… Ce fut d’ailleurs cette dernière qui osa demander tout haut ce qui avait coupé les cordes vocales à la table.

« Attends, mais t’es pas gay ? Aaron n’est pas ton mec ? »

Faisant mine d’être surpris, et presque offensé, Justin s’arrêta au milieu d’une bouchée et se recula précipitamment en secouant ses doigts devant lui.

« HEIN ? Mais nan ! Mais pas du tout ! J’suis hétéro, moi, pas homo ! Aaron ? Il se tape un blond en Gaule ! J'veux bien des fois me teindre les cheveux en blond, mais non, faut pas déconner, c'est dégueulasse ! Enfin non, pas du tout ! C'est pas dégueulasse, je respecte, hein... Mais nan quoi ! Vous confondez tout ! C’est pas parce qu’il est gay qu’on a couché ensemble ! Lui, c’est parce que Cécile voulait bien et qu’on en avait besoin ! Sinon, on n’aurait jamais osé ! Mais ce n’est quand même pas parce que j’ai couché avec un mec que j’suis pédé ! C’est n’importe quoi, ça ! Hein, Knut, que c’est n’importe quoi ? Rassure-moi, c’est pas parce qu’on s’est câliné toute la nuit qu’on serait gay, quand-même ? »

Trop occupé à mourir de rire le front dans son assiette pour pouvoir répondre avec une phrase construite, Knut lâcha un simple un « Non, non ! Mjau ! » qui signifiait qu’il était parfaitement d’accord avec l’analyse de son camarade. Ça, il aurait bien expliqué aux autres qu’il ne s’était jamais posé de questions quant à son orientation – tout ce qu’il s’avait, c’est qu’il aimait les seins et les bisous, et qu’il avait passé seize ans sans jamais vraiment y penser – et que cette nuit ne changeait rien, mais tout en s’étouffant en même temps, c’était compliqué.

Lillemor et Hakon en syncope, chacun avec une bonne raison de l’être, se fut donc Viktor qui, malgré le choc, poursuivit la conversation devant ce charabia sans le moindre sens logique et que personne autour de la table ne comprenait.

« Mais… t’as quand même couché avec Aaron, tu nous as dit ! Et c’est qui cette Cécile ? »

« Mais ça n’a RIEN à voir ! Je ne suis pas amoureux de lui ! Enfin, si, mais pas comme ça ! Et Cécile, bah c’est ma petite copine ! Normal, quoi ! Ma chérie, ma princesse, tout ça ! Ma meuf ! C’est bon ? Vous comprenez, où il faut que je vous réexplique ? Nan, parce que là, vous faites des drôles de têtes… Et Knut, arrête de rire, s’il te plait, c’est sérieux, là ! J’voudrais pas que ta sœur pense que je suis pédé parce que je t’ai roulé une pelle et que nos langues se sont promenées toute la nuit ! D’ailleurs, tu ferais mieux d’aller prendre une douche ! J’suis sûr que t’es encore tout gluant sous ton t-shirt ! »

Les oreilles roses, le jeune Suédois ne contesta pas, mais fit perfidement signe à sa sœur qu’il lui donnait l’autorisation d’étrangler ce satané petit Français à la langue un peu trop pendue. Malheureusement, Lillemor était dans un état trop second pour commettre un meurtre en public. D’un côté, elle n’arrivait pas à croire que son adorable petit frère ait enfin connu les joies du stupre alors qu’elle était persuadée qu’il ne se toucherait jamais la nouille jusqu’au mariage. De l’autre, le voir le vivre aussi bien et paraitre d’aussi bonne humeur… C’était d’ailleurs, passée la colère, ce que tout le monde ressentait le plus à présent. Knut était transfiguré par rapport à la veille. Il souriait. Il était calme, apaisé, en paix avec lui-même. Et le plus important, c’est qu’il ne faisait même pas semblant.  

Finalement, Justin dut aller chercher son téléphone dans la poche de son jean et le ramener pour montrer à tous la preuve de ce qu’il avançait. À savoir une photo extrêmement mignonne où on le voyait les cheveux verts faire face, de profil, lèvres tendues et yeux fermés, à une jeune demoiselle châtain bouclé aux yeux opale et qui l’embrassait avec douceur.

Tout de même, Sabina lui demanda si sa « copine » était au courant et surtout d’accord pour qu’il passe la nuit dans le même lit qu’un garçon objectivement tout nu. Ce à quoi le chaton répondit par l’affirmative. Il lui avait envoyé un SMS avant pour la prévenir. Après, il n’était pas rentré dans les détails et n’avait même pas regardé la réponse, mais ça, ça n’avait pas une grande importance. Cécile était très compréhensive. Trop peut-être, même. Il en rajouta une couche, pour se moquer d’elle :

« Nan mais cherchez pas, c’est une Fujoshi ! Elle a plus de boy’s love dans sa bibliothèque que moi de romans ! J’ose pas lui montrer la photo de Knut, sinon, elle va me demander de le ramener à la maison pour nous filmer ! Nan, nan ! Trop risqué ! Elle a toujours des idées à la con ! Rien qu’à mon anniv, pour me faire plaisir, elle a fait venir les deux plus belles filles du lycée pour s’occuper de moi à trois… Ah, c’était pas mal, ça… Quand j’vous dis que j’suis hétéro ! »

L’épisode avait beau l’avoir fait mourir de honte, il n’en était pas moins véridique et avait bien aidé Justin à se décoincer, lui qui avait eu depuis la seconde des rapports « très » compliqués avec la chose. Maintenant que ça allait mieux, même s’il était encore en proie à des crises de panique incontrôlées, il se dévergondait bien plus. Enfin là, c’était la première fois qu’il dévergondait quelqu’un d’autre. Et cela lui avait laissé un succulent gout aux lèvres.

Enfin, une douche, un sac à faire et un choix de tenue plus tard, Justin fut prêt à partir. Claude l’était aussi. Leur taxi les attendait en bas pour les conduire à l’aéroport. L’heure des aurevoirs était enfin arrivée. Et tout le monde semblait apaisé. Les Eklund souhaitèrent un bon retour à leurs invités, et Franciska promit qu’en mai, cela serait elle et ses élèves qui feraient le voyage vers la Suisse. Ces derniers acquiescèrent et saluèrent chacun leur tour l’adolescent, d’un bisou sur la joue pour les filles et d’une poignée de main pour Viktor et Hakon. Ce dernier, d’ailleurs, eut droit à un clin d’œil et à un petit message personnel murmuré à l’oreille :

« Les chatons, ça ne déteste pas qu’on leur vole un baiser, surtout si c’est bien fait ! Miaou »

Captant ces mots, Knut rougit et se cacha derrière Sabina, quémandant un câlin féminin et protecteur. Mais en tant que chat, il ne pouvait pas fuir son destin. Justin l’agrippa d’un coup par les poignets et fondit sur ses lèvres tel un aigle sur sa proie, pour simplement y déposer un tout petit « smack ».

Cherchant tout d’abord à se défaire, le jeune Suédois se laissa peu à peu capturer, s’accrochant de plus en plus de lui-même à son offenseur, allant jusqu’à le serrer fort dans ses bras en pleurnichant. Une dernière fois, la tension accumulée ces deux dernières années se libéra. Il chialait. Il ne voulait pas le laisser partir. Pas maintenant, alors qu’ils étaient enfin proches et qu’il s’était trouvé un véritable ami.

« Rentre bien Justin… Et envoie-moi des messages ! On se verra quand je viendrais en Suisse au printemps ! J’te l’promets ! Et on continuera notre jeu de cette nuit ! D’accord ? »

« D’accord ! », répondit d’un sourire surpris et amusé le Français aux cheveux bleu électrique. « Tout ce que tu voudras, mon p’tit chaton du froid ! »

Dans le taxi, la professeure et son élève restèrent muets les cinq premières minutes, le temps de récupérer un peu et de s’assurer que le centre de Stockholm était bien derrière eux. L’atmosphère dans la grosse voiture était paisible. Puis Claude osa briser le silence. Elle avait tout observé, silencieusement. Ce voyage avait été une réussite. Autant pour l’accord de coopération qu’elle avait arraché à ses homologues Suédois – il ouvrirait de nombreuses opportunités aux jeunes – que pour sa principale motivation dans l’organisation du voyage. Justin, d’ailleurs, devait bien s’en douter :

« Je connais Knut depuis sa plus tendre enfance. Aller jusqu’au bout de la grossesse a été compliqué pour sa mère. Il y avait des risques importants. Elle aurait pu le perdre et subir de graves séquelles. Mais elle voulait le voir naître. Elle a toujours voulu d’un garçon. Elle l’adore. L’année dernière, il est malheureusement passé par une phase très difficile. Un drame familial couplé à une crise d’adolescence violente et autodestructrice qui a fini par dégénérer et le mettre en danger. Franciska était perdue. Fin octobre, elle m’a appelée en larmes. Elle ne savait plus quoi faire… »

« Et c’est là que vous avez imaginé cette histoire d’échange pour me faire venir en Suède… » la coupa Justin, le regard fixé sur le paysage qui défilait à travers la fenêtre. « Vous pensiez que je pourrais lui parler, le comprendre, lui expliquer comment moi je m’étais relevé, et pourquoi pas poser mes coussinets sur sa joue… C’est bien ça ? »

Étonnée par autant de perspicacité, l’adulte posa sa paume sur la main de son élève, comme pour le remercier du fond du cœur sans pour autant avoir besoin de le dire. C’était exactement ça.

Se tournant vers elle, l’adolescent afficha un air particulièrement taquin, avant de conclure son analyse :

« Vous savez quoi ? Il a la joue très douce ! Et pas que ! Les lèvres aussi ! Et pas que… Miaou ! »

Se faisant face, alors que le taxi arrivait enfin à l’aéroport, les deux complices s’échangèrent un tendre sourire, avant que le plus jeune n’éclate de rire. C’était un beau voyage. Il ne regrettait vraiment pas d’être venu.

*****

SMS du samedi 17/12/2016 18h15

 *Téléphone de Justin*

 Justin : Coucou Roron ! Devine qui est rentré à la maison ? :D Enfin de retour en Suisse ! Mon chocolat m’avait manqué ! Aaron : Coucou Juju ! Alors, ça c’est bien passé, la Suède ? Justin : Trop bien ! J’me suis amusé à leur faire croire toute la semaine que j’étais gay et que tu étais mon mec ! J’en ai fait des tonnes, ils ont marché trop facilement ! J’suis un putain de sacripant ! Même quand je leur ai dit que j’avais une copine ce matin, j’ai continué à me foutre de leur gueule en faisant l’étonné et tout, Knut était plié de rire ! C’était vraiment un chouette voyage !

Aaron : Tant mieux si tu t’es amusé ! Et pour ce Knut, du coup ?

Justin : Il est toooooooooop ! Je… Rha ! J’te raconterai quand on se verra ! J’peux pas, là, trop la honte par SMS :3

Aaron : D’ailleurs, c’est demain qu’on se voit, nous, non ? :D Kilian est super impatient ! Il me dit de te faire des bisous avant de t’en faire plus lui-même très vite ! Justin : Ouiiiiiiiiiiiiiii ! C’est trop cool, j’suis trop content que vous passiez une semaine au ski avec moi ! Là, on est dans la voiture avec maman et papa, on récupère le chalet ce soir, vous arrivez demain matin, on loue les skis, et on s’amuse ! Ça va être top ! Bon, j’te laisse, j’dois repasser au rose. Bisou Roron ! Aaron : Bisou mon chaton ! ;-)

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Knut – 7. Samedi – Sensualité bleu pastel – 7.1 La nuit (1/2)

« C’est bon, Kisse est là ? Vous êtes sûr qu’ils sont rentrés ? »

8h30 le samedi matin, dans le salon du petit appartement des Eklund se tint une sorte de mélange entre un conseil des sages et un conseil de guerre. Hakon, Viktor, Sabina… tout le monde s’était donné rendez-vous par SMS, officiellement pour dire aurevoir aux deux invités dont le vol pour la Suisse était censé décoller en fin de matinée, officieusement pour vérifier que leur petit chaton Suédois avait bien passé la nuit au chaud et n’avait fait aucune bêtise. Et vu la gravité des bêtises dont était capable quand il allait mal, il y avait de quoi être anxieux. Heureusement, Claude s’était tout de suite montrée rassurante :

« Oui. Comme je vous l’ai dit alors que vous courriez dans toute la ville hier soir, Justin l’a retrouvé et nous l’a ramené, en plein milieu de la nuit. Franciska et moi les avons sermonnés, puis tout le monde a filé au lit. Là, ils doivent être dans leur chambre en train de dormir ! »

Scrutant la réaction de Lillemor, Hakon trembla, autant de soulagement que de colère. Ils avaient passés des heures à arpenter Stockholm en vain avant de recevoir un message tardif des adultes disant qu’ils avaient mis la main sur les fuyards. D’un signe de la tête, la jeune Suédoise confirma timidement l’information. Il y avait bien du bruit dans la salle de bain quand elle était rentrée. Mais elle n’avait pas pu vérifier si son frère allait bien. Les adultes lui avaient interdit de créer un accident à une heure si tardive, remettant au lendemain les nécessaires explications. Et là, comme ses trois camarades, elle était furieuse comme rarement et n’avait qu’une envie : régler ses comptes à cet enfoiré de Justin, cause de tout ce merdier et de l’horrible crise de son frère. Angélique de prime abord, il avait le démon au corps. Son influence sur Knut était détestable, et il avait fallu une semaine à la jeune femme pour le comprendre. D’ailleurs, là, il était largement temps de tirer hors du lit les deux foireux, un pour le serrer contre ses bras en lui interdisant de recommencer une telle fugue, l’autre pour lui faire la tête au carré et le renvoyer fissa dans son pays élever des chèvres et cultiver des édelweiss.

La porte de la chambre de Knut ne fermant plus à clé depuis un mois et demi, les jeunes n’eurent qu’à la pousser pour entrer en trombe dans la piaule, allumant d’un coup la lumière et criant « Debout » pour que les monstres se réveillent. Ce qui leur fut donner d’observer leur coupa la voix.

*****

« Juju… Tu crois qu’on a raté le dernier bus ? »

Après plus d’une heure blottis l’un contre l’autre à attendre dans le froid, en effet, il y avait de quoi arriver à cette conclusion. Un « Putain » plus tard grommelé par Justin, les deux garçons se décidèrent de rentrer à pieds. En temps normal, il y en avait pour maximum une demi-heure et deux ponts à traverser pour rejoindre Gamla Stan à partir du sud-ouest de Djurgården. Avec la neige qui était tombée et qui ralentissait les mouvements des mal chaussés, il fallait compter dix bonnes minutes de plus et un risque d’engelure aux orteils. C’était encore acceptable.

Machinalement, Justin prévint sa professeure par texto.

« Kisse ok, retour dans trois quarts d’heure. Pas d’engueulade, merci. Pas envie d’avoir mal au crâne pour une question de forme. Déjà que j’ai bu une virgin pina-colada… C’est vachement fort, les jus de fruits, n’empêche… »

Main dans la main pour se la réchauffer et se soutenir en cas de glissade, les deux garçons longèrent donc les quais où d’ailleurs dormait le bateau sur lequel ils étaient montés le mardi précédent, coupèrent entre les immeubles, passèrent devant le Grand Palais et finirent enfin par arriver à destination. Là, devant l’immeuble dans le froid, les attendait Claude, qui les enlaça tous deux dès qu’ils furent à sa portée. Et pour la forme, tout de même, elle les sermonna, mais avec un sourire qui semblait signifier le contraire de ce qu’elle disait :

« Je suis furieuse. Après votre cinéma hier, vous avez osé recommencer aujourd’hui. On était tous morts d’inquiétude. Allez, montez et allez vite vous coucher ! »

Frigorifiés, les deux adolescents montèrent les marches quatre à quatre. Arrivés dans l’appartement, rebelotte, avec un nouveau câlin de la part de Franciska, suivi d’une logique remontrance. Il était tard. Les adultes allèrent immédiatement se coucher. Justin tira Knut vers la salle de bain. Il fallait absolument qu’ils se réchauffent, et pour cela, rien de mieux qu’une bonne douche bouillante. Partagée. Pour économiser l’eau et profiter au maximum d’un peu de chaleur.

D’abord hésitant, Knut ne résista pas lorsque Justin lui déboutonna sa chemise bariolée de violet, de blanc et de prune, puis son body résille. Tout juste grogna-t-il lorsque son collier chocker rejoignit ses chaussettes sur le sol. Mais lorsque son homologue félin lui défit la ceinture et fit tomber son pantalon aux chevilles, puis tira son caleçon pour qu’il termine sa course au même endroit, il ne prononça qu’un seul son gêné :

« Mjau… »

Plaqué contre l’entrée de la douche, il ne pouvait pas faire grand-chose d’autre que de laisser Justin lui caresser les bras, le flanc et les cuisses, entre deux légers baisers sur le torse. Ce foutu chaton aux cheveux roses, il savait y faire pour mettre les autres dans l’embarra…

« Tu bandes déjà ? Attends que je me déshabille aussi ! »

Gêné comme jamais, Knut plongea son visage dans ses mains, assumant du coup cette horrible excitation que rien ne pouvait cacher. Ce qui lui faisait le plus honte ? Son absence totale de pilosité sur tout le corps. La cire était nécessaire à son look. La résille et les poils faisaient mauvais ménage. Et comme il essaya vainement de se justifier, il avait aussi des slips en résille. D’où l’intégrale. Amusé, Justin éclata de rire, puis jeta ses propres vêtements sur le sol. Lui avait une toute petite toison presque duveteuse dans le slip et il l’assumait complètement. Pour le reste, ses quelques poils étaient tellement rares et fins que jamais il n’avait eu besoin de s’en débarrasser. Et vu comment grandissait son corps – avec lenteur, comme pour le coincer indéfiniment à un stade particulier entre l’enfance et l’adolescence –, ce n’était pas près d’arriver. Enfin, là, il n’était pas question de parler beauté, mais simplement de se réchauffer. Poussant Knut sous la douche, Justin ouvrit le robinet. Le premier jet frais les fit sursauter tout deux. Mais très vite, une douce chaleur les enveloppa. L’eau qui leur tombait dessus et ruisselait sur leurs corps était à plus de quarante degrés. Elle était presque brulante. Mais moins que la tendresse du jeune Français qui se serrait à son camarade sans la moindre peur des équivoques. Même si c’était gratuit, il adorait l’embrasser. Partout. Du nombril jusqu’aux lèvres.

Knut se laissa bouffer. À quoi bon résister ? Il n’était qu’un petit chat qui venait de se faire capturer. Les doigts fins de son homologue étaient sa cage. La plus douce et libératrice qu’il n’avait jamais connue. Qu’est-ce qu’il aimait percevoir les lèvres de Justin sur les siennes. Qu’est-ce qu’il appréciait sentir ses coussinets se balader sur son flanc, ses cuisses, sa verge. Qu’est-ce qu’il aimait ce contact des langues, qui s’enlaçaient. Qu’est-ce qu’il aimait lui aussi toucher, tout ce qui était à portée de ses paumes. Qu’est-ce qu’il adorait qu’on s’occupe de lui sous un jet chaud, ce qu’il découvrait à peine, non sans embarra. Mais là, alors que ses cheveux trempés lui masquaient en partie les yeux, qu’est-ce qu’il n’en avait rien à foutre… Les paupières closes, il se laissait guider, et c’était très bien comme ça.

La coquine embrassade dura bien dix bonnes minutes, le temps que la morsure du froid se dissipe. Quand Justin ne lui bouffait pas les lèvres, il lui picorait le cou et les tétons, avant de toujours se rejeter sur son goûter préféré dont s’échappait à chaque fois des miaulements qui voulaient dire « déguste-moi encore ». Puis vint l’heure de passer au shampoing. Le jeune Français avait une idée précise derrière la tête. Son rose n’allait pas bien avec cette soirée. Il voulait passer à autre chose pour la nuit, à sa couleur préférée. Et il fallait bien que Knut goute un jour lui aussi à ce moyen d’expression libératoire. Un peu hésitant, le Suédois finit par accepter. Son camarade pouvait bien lui faire ce qu’il voulait. De toute façon, il n’avait pas la force ni l’envie de résister, à quoi que ce soit. Il s’en remettait complètement à lui. Même si cela voulait dire se laisser manipuler et sacrifier sa couleur naturelle. Après, avec Lilly, il avait l’habitude d’être traité comme une poupée. Pour ce que ça changeait…

Une fois la douche terminée, Knut se retrouva donc assis sur un tabouret, une serviette nouée autour de la taille. Ses gants transparents sur les mains, Justin le coiffa et lui proposa plusieurs teintes. Le temps leur manquait. Le chaton avait dans sa besace des colorations fugaces, rapides à appliquer mais ne tenant que jusqu’au prochain bain.

« J’peux te faire un truc comme le rose que j’avais jusqu’à tout à l’heure ! Il t’irait bien ! Après, je pourrais t’appeler Pinki ! Ou sinon, un beau violet. Moi, j’vais me mettre ma préférée ! Mais toi, faudrait p’têt un truc plus clair ! Je sais ! J’vais te faire ma spéciale « ciel ». Ça ira à merveille avec tes yeux ! Sur ta tête, ça va être top ! »

Complètement paniqué, Knut ne moufta pas pour autant. Il aimait tellement qu’on s’occupe de lui. Et Justin le faisait à la perfection, en prenant bien le temps de le démaquiller et de lui poser un verni dégradé de la base bleu foncé à la pointe bleu ciel pendant que sa nouvelle couleur accrochait à ses crins. Enfin, après quelques minutes d’attente, il put observer le résultat de leurs deux transformations. Justin portait sur ses griffes et ses tifs un profond bleu électrique envoutant. Quant à lui, il se découvrit avec surprise et ravissement dans la glace. Avec au milieu de son visage, ces deux saphirs brillants qui lui servaient à voir. Sans maquillage, il avait les lèvres roses et douces et le teint uniforme. Il était naturellement beau, avec son petit grain de beauté sous la paupière. Son cou était libre. Sa tête, en effet, ressemblait au ciel, avec un bleu très pâle qui, par endroit, tirait vert un blanc fait à la craie et proche de celui des plus beaux nuages. Il faisait ressortir de ses traits une pure innocence, presque irréelle. Le chaton nordique n’avait plus qu’à miauler pour faire fondre n’importe quel cœur. Et pour la première fois de sa vie, il en avait pleinement conscience. Comme ça, torse nu, il ne lui manquait plus qu’un seul accessoire pour qu’il devienne irrésistible. Laissant sa serviette tomber à ses pieds, il alla le chercher en courant dans sa chambre, avant de se représenter à Justin, presque nu, habillé seulement de cette paire de mitaines blanches en résille qui le prenait du creux des doigts jusqu’aux coudes. Les bras lâches contre le corps, il se laissa admirer par son camarade, sans gêne et sans honte. Il souriait et se sentait bien. C’était comme si un léger bruit de violon guidait son âme. Il était beau et se savait beau. Justin l’était tout autant. Même si son organisme s’était bien calmé depuis tout à l’heure, comme le prouvait ce qui pendouillait entre ses cuisses, Knut avait aussi gardé le souvenir de cette soudaine excitation. Là, il se sentait prêt. Il l’était complètement.

« Mjau ! »

« Oui ! Miaou ! »

Dix secondes plus tard, les deux garçons se retrouvèrent dans leur chambre. Pas question de dormir séparés. Comme issus d’une même portée, ils se collèrent l’un à l’autre sous la couette, sur le matelas au sol. Après quelques minutes de flottement, Knut ronronna. Il avait tout à découvrir. Il voulait se faire dévorer jusqu’à la dernière goute de sueur. Comprenant son envie, Justin se plaça à califourchon au-dessus de lui. Une toute petite lueur les éclairait et leur permettait de se voir. C’était largement suffisant pour se sourire et s’embrasser. Et cette fois-ci, Justin ne s’arrêta pas au nombril. Même si cela restait difficile pour lui, il avait depuis l’été clairement passé un cap. Il n’avait plus peur. Ni qu’on lui donne, ni de donner. Knut était tellement doux et lisse à cet endroit-là que tout était plus facile. Il lui suffisait de laisser courir sa langue et ses lèvres, sans ne penser à rien d’autres qu’à ces petits gémissements qui avaient tous la sonorité de légers miaulement aigus. Et pour le coup, le jeune Suédois miaula. Énormément, de plus en plus vite et fort, en s’accrochant du bout des ongles aux draps, tremblant et gigotant de toute part à chaque petit baiser.

« Mi… Mja… Mjiiiiiii… Mjiiiauuuu… Mjauuuuuuuuuuu… Mjau… »

La bouche de Justin était chaude et rassurante. Sa manière de ne rien laisser au hasard et de tout combler dans cette zone, du bas des cuisse au pli de l’aine, incroyablement excitante. Sa salive généreuse avait le même effet que du miel. Elle réparait et soignait les cœurs et les métabolismes. Knut n’arrivait pas à y croire. C’était donc ça, le plaisir ? C’était de ça, dont tout le monde parlait, et que lui avait toujours souhaité ignorer ? Il s’en voulait. Autant de commettre l’irréparable et de rompre son vœu qui lui était si cher que d’avoir été stupidement innocent aussi longtemps. Justin lapait comme un Dieu avec l’innocence d’un ange et la perversité d’un jeune prince romain. Ses doigts qui se baladaient, aussi, et chatouillaient et chatouillaient encore… Knut n’en pouvait plus. Il transpirait. Il se sentait mal, ce qui lui faisait un bien incroyable. Son pouls s’affola. Sa température monta. Son visage se teinta de rouge.

Il miaula une dernière fois

« Mjauuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu… »

Quelque chose s’était d’un seul coup échappé de son corps. Son cerveau avait explosé, victime d’une décharge d’endorphine qu’il n’avait jamais connue jusqu’alors. Il venait de vivre son premier orgasme. Sa toute première éjaculation qui sortit de son corps en trois spasmes successifs à le rendre fou, et dont Justin, souriant, ne manqua pas une goute, bien trop heureux de ce qu’il venait de réaliser et de provoquer. Pour lui aussi, cela avait été le pied. Entendre les petits cris de son partenaire l’avait encouragé et complètement désinhibé. Devant autant d’innocence, pour la première fois de sa vie, il avait eu l’impression de tout maîtriser. Il avait été le maître du jeu, jusqu’au bout de ses petits mordillements qui à chaque fois avait provoqué la réaction voulue. Knut avait complètement été à sa merci. Il le contrôlait. Les deux l’acceptaient pleinement, sans la moindre remise en cause possible. En en ayant pleinement conscience, Justin se redressa sur ses deux genoux, se lécha les lèvres et attrapa la chevelure de son jeune camarade.

Immédiatement, le petit Suédois comprit ce qu’il avait à faire. Il ne prit même pas le temps de se sécher les larmes qui avaient naturellement coulé sur ses joues au moment où son existence avait basculé. Ouvrant naturellement la bouche, il se positionna à quatre pattes et goba ce que Justin lui présentait. Tout simplement. Être guidé l’aidait. Il voulait rendre ce qu’il venait de recevoir, recevoir ce qu’il avait offert. L’intimité de Justin était fine et douce. Il s’en délecta, suivant le rythme imposé. Novice, il acceptait celle leçon. Il voulait tout apprendre. Il adorait. Embrasser lui semblait au moins aussi bon que de l’être. Il s’appliquait et voulait être récompensé, en goutant à son tour à cette fertilité. Son souhait fut comblé lorsque Justin s’accrocha à sa tête et poussa un ronronnement félin.

Cela avait donc ce goût, l’amour ? Tombé à la renverse, les doigts pliés dans sa main couverte de sa mitaine et posée à côté de son visage, Knut attendit quelques secondes avant d’avaler sa propre salive, à la saveur particulièrement marquée parce qu’il venait de vivre. Il avait tout adoré. Les caresses, être choyé, s’offrir à son tour, et même ce baiser que Justin lui déposa sur les lèvres à la toute fin, comme pour le féliciter d’avoir bien travaillé et d’avoir été si généreux dans sa manière d’obéir. L’adolescent le prit de cette manière. Il était parfaitement bien. Heureux. Apaisé. Et la nuit ne faisait que commencer.

Knut ne compta pas le nombre de fois où ils remirent le couvert. À chacune, cela se passa de la même manière. Après un moment un peu fou, le jeune Suédois quémandait un câlin pour pouvoir s’endormir. Puis profitant de la proximité, les mains se faisaient baladeuses, autant celles de Justin que les siennes. Parfois, cela déboucha sur de légers accidents qui tapissèrent le torse de l’un ou de l’autre ainsi que les draps. À d’autres, les baisers remplacèrent les paumes. L’adolescent adora se retrouver tête bêche, dans une position connue entre autres par son numéro, le triple d’un nombre premier. Jamais il n’avait fait des maths en s’amusant autant. Et quel plaisir cela était de donner et de recevoir en même temps. Déjà un peu plus habitué à la chose, il profita de cette liberté pour s’appliquer à copier chaque geste que son partenaire réalisait à l’instant, pour le combler autant qu’il ne l’était. Et Dieu que deux chatons qui usaient tendrement de leur langue, cela l’avait fait miauler, toujours avec des petites pointes aigues à peine audibles.

Enfin, après trois ou quatre fois de ce petit manège qui vers la fin ne débouchait plus sur rien, les deux garçons s’endormirent comme des masses, enlacés l’un à l’autre, front contre front avec leurs cheveux bleus décoiffés décorant leurs oreillers comme une toile de Picasso, datant de sa plus belle période.

Jusqu’au petit matin, donc, où bien malgré eux, après bien trop peu de sommeil pour avoir récupéré de cette nuit, quatre lycéens suédois décidèrent de défoncer la porte de leur chambre et de les sortir des bras de Morphée, sans doute pour les engueuler.

Complètement déboussolé, Knut dégagea la couette qui lui tenait horriblement chaud, puis s’assit sur le bord du matelas en baillant et en s’essuyant l’œil droit du bout de son index décoré. Son intimité parfaitement visible, tout autant que son corps nu totalement imberbe et finement musclé qui manqua de faire tomber Hakon dans les pommes, il était complètement à l’ouest. Tout comme Justin qui, fesses à l’air et sur le ventre, grommelait à ses côtés en se plaquant la tête sous l’oreiller et en cherchant du bout du bras son caleçon qui ne devait pas être loin.

Enfin, encaissant la nuit qu’il venait de vivre et réalisant pleinement où et dans quelle situation il était. Knut trembla, devint écrevisse, plaqua ses deux mains entre ses cuisses, fronça les yeux et hurla de toutes ses forces :

« MAIS BORDEL ! ON PEUT PAS DORMIR TRANQUILLE ? »

Au moins, chose rassurante, il allait parfaitement bien.

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Knut – 6. Vendredi – L’anniversaire de Knut – 6.3 Tout raconter (3/3)

Prétendre que l’ambiance était « lourde » autour de cette table ronde était un sacré euphémisme. Personne n’avait eu le temps de courir après Knut. Le temps que les jeunes arrivent dehors il avait déjà disparu au coin d’une rue. De retour à l’intérieur, Lillemor chialait en disant qu’elle allait perdre son petit frère, qu’il allait faire une bêtise et qu’elle ne savait même pas où il était. Sabina essayait de réconforter sa meilleure amie sans y croire elle-même. Viktor, paniqué, était accroché à son téléphone, essayant coute que coute de joindre le fugitif ou n’importe qui d’autre qui aurait pu savoir où il prévoyait d’aller, pour l’arrêter avant qu’il ne commette l’irréparable. Dévasté, Hakon se tenait le visage de ses gros doigts boudinés aux ongles coupés trop courts.

Seul Justin était dans son état normal. Pas une larme, une respiration calme et maîtrisée et les idées bien en place. Suffisamment pour se lever et tranquillement attraper son sac eastpak et enfiler son blouson, devant le regard médusé de toute l’assistance.

« Putain, tu fais quoi, Justin ? », demanda Lillemor, à deux doigts de le tuer à cause de son absence totale d’empathie.

Sans le moindre stress, le jeune chaton répondit, accompagnant sa voix fluette d’un léger sourire :

« Le chercher, pourquoi ? Je sais où il est ! Il l’a dit ! Faites-moi confiance, j’vous envoie un SMS dès que je l’ai retrouvé ! Bon, bah bonne soirée tout le monde ! »

Immédiatement, Viktor l’attrapa par le bras et le bloqua dans ses mouvements. Un fugitif, c’était déjà grave, ils n’en avaient certainement pas besoin d’un deuxième, qui en plus ne parlait que trois mots de Suédois. Dont un miaulement.

« Putain, mais t’es complètement bourré ! C’est pas possible ! Tu restes-là et on appelle les adultes ! On n’aurait jamais dû te laisser boire ! »

Celle-là, elle était trop drôle. Justin en explosa même de rire. Son seul souhait avait été de provoquer des explications entre tous ces cons qui se faisaient du mal en refusant de se parler. Il avait plus qu’accompli son but. Il n’avait plus aucune raison de rester dans ce rôle.

« Bourré ? Sérieusement ? », lâcha-t-il d’un air moqueur et provoquant. « Au Virgin Mojito et à la Virgin Pina Colada ? J’veux bien être un chaton, mais y a des limites. J’ai fait semblant. Avant votre arrivée, j’ai demandé à la serveuse de ne pas me mettre d’alcool dans mes commandes. J’lui ai dit que je n’avais pas le droit de boire, mais que je voulais me donner un air cool devant vous. C’est fou comment les serveuses aiment aider les chatons mignons à se la jouer cool ! Même pour la table, j’lui ai demandé si je pouvais monter dessus ! Sinon, j’me serais contenté de la chaise ! C’est dingue comment vous n’avez rien capté ! Ok, j’suis doué pour faire semblant, mais quand même… »

Bouches grandes ouvertes, les quatre jeunes Suédois dévisagèrent le chaton qui, de son côté, continuait à se préparer comme si de rien n’était, pensant même à attraper au passage la parka de Knut qui traînait sur la banquette. La scène était à proprement parler surréaliste. À leurs yeux, en tout cas. Car lorsqu’Hakon se jeta de rage sur Justin avec la ferme envie de faire disparaitre son sourire narquois de son visage, avec la bénédiction des autres, l’adolescent grogna et leur renvoya avec une certaine méchanceté toute leur connerie à la gueule.

« Comme vous n’êtes pas foutus d’agir de manière responsable, j’ai juste crevé l’abcès pour le soulager. Vous étiez tous tellement pris dans vos mensonges et vos silences que vous en avez oublié de penser à ce que lui ressentait. Je suis sûr que, tous pétés de certitudes, aucun d’entre vous ne s’est vraiment demandé pourquoi il souffrait. J’ai fait ça pour qu’il trouve le courage de parler. Parce qu’il n’y avait que en le confrontant à votre connerie qu’il y arriverait. Après ce qu’avait balancé Hakon hier, la seule solution, c’était que tout le monde dise tout. Une fois la machine enclanchée, il fallait aller jusqu’au bout pour enfin passer à autre chose, ce que vous n’étiez pas capable de faire sans moi. Et maintenant, vous m’excusez, mais j’ai du boulot, j’ai un travail à terminer et un chaton à sauver. »

Sec, net, sans bavure. Personne ne trouva rien à redire. Soit Justin était fou à lier, et il n’y avait plus rien à faire pour lui si ce n’était le laisser partir. Soit il était le plus grand connard manipulateur de la terre – sous ses cheveux roses, il était brun, et il fallait bien avouer qu’en matière de foutage de gueule, il avait eu un maître pas piqué des hannetons –, et la meilleure solution restait encore de le laisser faire. Toujours est-il que personne n’essaya plus de le retenir. L’urgence, pour les membres du club, était de s’organiser pour rechercher Knut. Et tant pis pour ce jeune Français complètement cinglé. De lui, ils n’en avaient plus rien à foutre.

Seul dehors, Justin regarda le ciel. La nuit s’était installée depuis longtemps, même si l’heure restait parfaitement raisonnable. Les nuages étaient de retour. Il commençait à neiger, d’épais flocons destinés à tenir au moins jusqu’au petit matin. S’orientant sans mal, il monta dans le premier bus qui passait, direction l’île de Djurgården. Son téléphone vibra. Les autres avaient prévenu Claude Duvanel. Il ne répondit pas. Pas besoin pour le moment.

Enfin, après de longues minutes de trajet et alors qu’il s’approchait de sa destination, Justin laissa un sourire recouvrir son visage, puis pianota rapidement deux textos. Un à destination de la Suisse, pour prévenir que quelque chose allait sans doute se passer, et un autre à sa professeure, pour la rassurer :

« Je l’ai en visuel. Faites-moi confiance pour le ramener. Pas de nouvelles = bonnes nouvelles. »

Son mobile sur mode avion pour ne plus être dérangé, il descendit tranquillement du bus, puis alla s’assoir sur le banc, à côté d’un magnifique petit blondinet frigorifié qui gémissait, recroquevillé sur lui-même. Sans même qu’il ne lève la tête, Justin lui déposa son veston sur les épaules, lui passa la main autour de la taille, puis admira la majesté des immenses toboggans en ferrailles de Gröna Lund qui se dressaient dans le noir devant lui.

« Je vais là où m’attend mamie… C’est chou comme manière de donner rendez-vous à un copain chaton, je trouve ! Par contre, fais gaffe la prochaine fois ! Vu ton passif, les autres ont balisé grave ! »

Sa voix était calme et douce, comme un miaulement. Ce qui déclencha un minuscule rire gêné de la part de son pauvre camarade, qui le reconnut aussitôt.

« Justin ? »

L’adolescent acquiesça d’un léger oui, puis se serra contre son compère. La neige commençait à tomber assez fortement. Le sol était blanc. L’un et l’autre étaient condamnés à rester là un moment dans l’attente du bus qui voudrait bien les ramener à la maison. Ou du suivant. Cela dépendait de ce qu’ils avaient à se dire. Ils n’étaient pas pressés. Partager un peu de chaleur avant les mots avait déjà énormément de sens.

Enfin, Knut osa poser la question qui lui brulait les lèvres. À la différence des autres, il n’était pas du tout dupe. Lui avait goûté dans le verre de Justin. Il avait immédiatement compris.

« Pourquoi t’as fait ça, aujourd’hui ? Pourquoi t’as fait sembler de boire ? Pour les provoquer sans qu’ils comprennent ? »

Justin ne cherchait pas à nier. C’était exactement ça. Son seul but était de les faire parler et de les pousser à être honnête.

La tête posée sur les genoux du jeune Français, Knut grogna en laissant ses petits doigts se balader sur le dos frigorifié de la main droite son camarade. Tout cela n’était pas très juste.

« Tu veux que les autres soient honnêtes avec moi, mais toi, tu ne veux toujours pas l’être… Tu m’as pas répondu quand je t’ai demandé pourquoi tu portais toujours un bracelet éponge… »

Pour la première fois de cette folle soirée, Justin pleura. Une simple larme orpheline qui partit de sa paupière pour rejoindre ses lèvres, détournée sur son chemin par la fossette creusée au sein de sa joue. Il s’attendait à cette question. Il avait prévu d’y répondre, même si c’était difficile. Il lui devait bien ça.

Après quelques secondes d’hésitation, et une profonde inspiration, il attrapa sa protection du bout des doigts et la fit glisser sur sa paume jusqu’à ce qu’elle découvre complètement son poignet. Quelques gouttes tombèrent pile à l’endroit où se dessinait sa cicatrice, que Knut caressa, avec un certain effroi, du bout de ses coussinets maquillés de verni noir. Justin gémissait. Plutôt que d’improviser avec des mots qui ne venaient pas, il préféra réciter un de ses poèmes. Un des plus difficiles, mais aussi explicites. Il se nommait « Baignoire ». Il l’avait écrit en seconde, quelques jours avant de se mutiler.

En l’homme, je pense avoir perdu toute foi C’est normal que toutes ces choses me dérangent On m’a outragé, on m’a privé de ma voix Je veux crier et hurler, voilà donc pourquoi            J’ai teint mes cheveux en orange

 Je me sens mal, mes larmes glissent sur mes joues Et l’eau coule, je m’enfonce dans ma baignoire J’ai chaud. J’étouffe. J’ai putain de mal au cou Tout cela m’a bien réellement rendu fou            Ce soir, je suis seul dans le noir

 Je me savonne. Je frissonne. J’ai si froid C’est vrai, ces derniers temps, je me suis amaigri Je me recroqueville, je vis dans l’effroi Pour moi, plus de justice, pas plus que de lois            La nuit, tous les chatons sont gris

 Je me shampoigne, ça brule, mes iris fondent Je craque, plus jamais je ne serai heureux Comme si brisé par le souffle d’une bombe Je le trouvais immonde, ce bien triste monde            Que je vois de mes yeux vert-bleu

 Enfin, elle se vide, je le suis autant Cette baignoire, immobile, jamais ne bouge Je le sais, elle sera là, elle m’attend Je veux couper et y déverser tout mon sang            Un beau jour, mon bain sera rouge

 Les doigts caressant tendrement le poignet humide de son homologue, Knut avait bu ses paroles. Il trouvait cela beau. Il trouvait cela triste. Il ne pleurait plus pour lui-même, mais pour le garçon dont la peine s’écoulait à présent sur ses cheveux. Penché au-dessus de sa nuque, Justin lui murmura son histoire à l’oreille.

« Cette marque, t’es la troisième personne à qui je la montre de mon plein gré. La première, c’était Aaron. Pendant très longtemps, il a été le seul à avoir le droit de la voir. J’suis comme toi, Kisse. Tout comme toi. Aussi fragile. Aussi morbide. J’me suis fait ça le jour où j’ai décidé de mourir. J’l’ai fait parce qu’un homme, un professeur, m’avait violé, et que je n’avais pas le courage ni la force de me battre. J’l’ai fait parce que je n’arrivais plus à vivre… »

Tellement cru. La boule au ventre, Knut refusait d’y croire. Justin ? Ce garçon si mignon, gentil et câlin ? Subir… « ça » ? Et pourtant, la voix de l’adolescent aux cheveux roses ne trompait pas. Il pensait chacun de ses mots. Chacun des détails qu’il murmura et détailla, expliquant comment cet adulte l’avait manipulé, forcé à des choses indignes, abusé, humilié et vidé. Comment son âme souillée avait voulu en finir. Comment il s’était décidé et comment il avait fait. Comment un garçon, Aaron, l’avait refusé et l’avait tiré de son bain avant qu’il ne soit trop tard, le condamnant à vivre bien malgré lui. Comment il avait accepté cette deuxième vie, comment son bourreau était tombé et comment sa chevelure était devenue la toile de ses émotions. Comment, enfin, il avait essayé de se reconstruire en allant vers les autres, en acceptant toutes les pulsions que son frêle corps pouvait connaitre et en donnant autant qu’il le pouvait, comme là il avait envie de donner.

Apaisé, Knut se redressa et posa sa tête dans le creux de l’épaule de son camarade. Il comprenait. Cette confession lui faisait du bien. Il y avait quelque chose de rassurant à apprendre qu’il n’était pas le seul chaton à souffrir. Il se sentait moins seul. Presque chanceux de son propre désespoir à côté de celui qu’avait vécu Justin. Et pourtant, sa douleur avait été si vive. Elle l’était toujours. Il avait besoin de réconfort. Il le quémanda.

« Si tu me sers fort dans tes bras, j’te raconte tout. Depuis le début. Tu sauras tout sur moi. Okay ? Ça sera notre secret à tous les deux… »

Forcément, le jeune Français ne pouvait pas refuser et l’invita à se blottir contre sa poitrine. Même si la position n’était pas la plus confortable, Knut s’y sentait bien. Il souriait, avant de très rapidement grimacer. Serré et protégé comme ça par un garçon pourtant aussi frêle que lui, il pouvait pleurer à loisir sans que rien ne l’arrête où le perturbe. Il n’avait plus qu’à se lancer dans son monologue. Enfin. Et toujours dans un français riche et exemplaire, avec toujours la même voix douce un peu roque et légèrement aiguë, bercée d’un subtil accent suédois. Il pouvait enfin dire ce qu’il était. Ou plutôt, qui il était.

« Je m’appelle Knut Eklund. On me surnomme Kisse, car je suis un chaton. J’ai seize ans aujourd’hui et j’ai essayé de me tuer il y a un mois et demi. Et depuis, même si je respire, c’est comme si mon cœur était vraiment mort. Comme si m’a vie s’était arrêtée à ce moment-là. Même si mon sang coule dans mes veines, même si mon front me brule de mon feu intérieur, si mes sourires sont toujours aussi charmeurs, je suis mort. Ou en sursit. J’ai peur… J’ai tellement peur. J’aimerais tellement mourir pour de vrai. Et en même temps, j’ai tellement besoin qu’on me sauve… Sauve-moi Justin… Sauve-moi… »

Alors que la neige tombait délicatement, sans un bruit, sur le sol, ses gémissements tonnaient comme un orage. La tempête des sentiments dura de longues minutes, avec des éclairs de peines et des giboulées de larmes qui s’échouèrent sur le pull du garçon aux cheveux roses. Enfin, calmé par les caresses dans son dos et les picorements sur ses cheveux, le chaton du froid se remit à parler. Timidement, mais surement, n’omettant aucun détail de ce qui l’avait conduit à sa propre déchéance. Sa voix était douce, lente, parfois humide et légèrement souriante.

« Ça a commencé quand j’étais petit. Je n’étais pas un enfant désiré. L’accouchement de Lilly s’était mal passé. Maman ne voulait plus repasser par là. Sauf qu’ils n’ont pas fait attention avec mon père. Quand les résultats du test sont tombés, mes parents ont hésité. Beaucoup. J’ai failli y passer. Et puis mamie s’en est mêlée. Elle était croyante. Follement croyante. Ça avait été la source de beaucoup de tensions entre elles, quand maman était adolescente et qu’elle a commencé à sortir avec des garçons, puis papa. Quand mamie a appris que maman m’attendait, elle l’a suppliée de me garder. Elle lui a dit que, si elle évitait l’avortement, alors elle serait toujours là pour moi. Qu’elle serait la meilleure grand-mère du monde. Qu’elle ne ferait plus les mêmes erreurs qu’avec maman quand elle était jeune et qu’elles se disputaient. Mais que je méritais de vivre, qu’il fallait me laisser cette chance. Et ça a convaincu maman qui s’est mise à pleurer et a accepté d’endurer la souffrance et de me laisser naître. Et ma mamie est devenue la meilleure mamie du monde. À ses yeux, j’étais presque la réincarnation de l’enfant Jésus. Son petit miracle à elle. Elle me le disait tout le temps, ça et qu’elle m’aimait… »

Knut n’avait cessé d’admirer cette femme aux cheveux grisonnants. S’il était tout pour elle, la réciproque avait été tout aussi vrai. Grace à elle, le jeune Suédois avait connu une enfance douce et heureuse. Pour mieux veiller sur le garçon et sa sœur, elle avait accueilli toute la famille dans son appartement du vieux Gamla Stan et s’occupait des enfants comme une seconde mère, leur chantant des chansons le soir, leur parlant en des termes élogieux du bon Dieu, les promenant dans Stockholm et les couvrant de cadeaux. Là où Lillemor avait grandi en se montrant aventureuse et indépendante, son petit frère, bien plus timide, chétif et fragile, avait pris l’habitude de ne jamais lâcher la chaude main qui le protégeait. Pendante toute son enfance et le début de son collège, Knut n’avait ainsi eu d’yeux que pour sa grand-mère. Quand il priait le seigneur, c’était elle qu’il adorait. Elle était son phare. Sa lumière. Sa raison d’être heureux. Knut n’avait pour ainsi dire connu que trois femmes dans sa vie : sa mère qui l’élevait et lui enseignait le français et la poésie, sa grande sœur qu’il admirait et sa grand-mère, qu’il vénérait.

« Un jour, elle est soudainement tombée malade. Gravement malade. Elle a dû quitter la maison pour rejoindre un centre spécialisé, à plus d’une heure trente de la maison. J’pouvais presque plus la voir. Lilly et moi, on s’est vachement rapprochés à cette époque. C’est là où on a commencé à s’intéresser à la mode. Enfin, c’est surtout que Lilly a tout fait pour combler le vide et s’occuper de moi, donc une passion commune, ça aidait. Elle est géniale ma sœur pour ça. C’est pour ça que je la respecte et que je lui obéis. Parce que je sais qu’elle sera toujours là pour moi… »

« Et ta grand-mère, du coup ? », osa l’interrompre Justin, toujours en lui caressant les cheveux.

Un peu bloqué dans son élan, Knut dut prendre une grande inspiration pour oser répondre. Quant à ses yeux, il ne chercha même pas à contrôler le flot qui s’écoulait de son éclat bleuté. Chaque mot était le théâtre d’un nouveau gémissement aigue et incontrôlé.

« J’ai prié pendant ma huitième année[1] tous les jours pour qu’elle s’en sorte. Et je n’étais même pas là, avec elle, quand elle est partie… Putain Juju… J’étais pas là parce que je croyais qu’elle ne mourrait jamais, que Dieu la sauverait, et que le supplier de la sauver serait suffisant… J’ai été si con… Si seulement j’étais allé la voir… Si seulement je lui avais dit aurevoir… »

C’était le 30 octobre 2015. À l’époque, Knut venait d’entrer en troisième. Cette perte l’avait dévasté. Avant, il avait tout. D’un coup, il ne lui restait presque plus rien. Ses parents travaillaient énormément. Sa mère accusait le coup. Sa sœur était au lycée et ne le couvait plus dans la cour de récréation. Tout ce qu’il avait encore, c’était la mode, la poésie et Dieu. Le déni et le refus des réalités débouchèrent rapidement sur une profonde dépression. Du fait de son air taciturne, la plupart de ses copains avaient fini par se détourner de lui. Pendant un an, plutôt que de jouer avec eux, plutôt que de grandir et plutôt que de s’intéresser aux choses de son âge et que son corps adolescent lui dictait pourtant, il avait préféré se plonger dans la lecture, son look et la piété, et surtout prier, matin, midi et soir pour que sa grand-mère obtienne le salut qu’elle méritait. Sauf que dans ses prières, à travers Dieu, c’était avant tout à elle qu’il s’adressait. En vain. Car jamais elle ne répondait, ni à ses supplications, ni à ses larmes.

Tout en parlant, Knut avait réussi à légèrement reprendre son calme. Son ton trahissait à présent une certaine colère.

« Je savais bien au fond de moi que ça ne servait à rien. Je ne suis pas stupide. Du jour où elle est morte, j’ai compris. J’ai compris que Dieu était un assassin. Le pire de tous. Coupable de tous les maux. Le criminel parfait. Ouais, le crime parfait, c’est quand la victime existe bien mais que le criminel n’est qu’un mensonge. Tu ne peux pas mettre des menottes à un mensonge. Tu ne peux pas l’emprisonner. Tu ne peux même pas lui parler. Il n’existe pas. C’est même ce qui le définit. Mais je n’étais pas capable de l’accepter. Je le refusais. Alors je priais encore plus. Parce que je n’avais plus que ça à faire. Jusqu’à ce qu’à mon entrée au lycée… »

Alors que les deux garçons se tenaient toujours sur le banc, blottis l’un contre l’autre, un bus passa et s’arrêta, puis repartit, comme il était arrivé. Même si leurs mains étaient sur le point d’exploser à cause de la rencontre entre la morsure du froid et la chaleur de leur sang qui les gorgeait, ils ne bougèrent pas. D’autres bus suivraient forcément. Ils avaient le temps.

En seconde, l’adolescent avait naturellement rejoint le club de sa sœur et de Viktor, qu’il considérait comme un grand frère. Sabina lui avait naturellement tapé dans l’œil, même s’il se refusait à toute pensée qu’il jugeait aussi impure. Quant à Hakon…

« J’ai tout de suite vu qu’il me trouvait mignon. Il me regardait tout le temps. Ça serait mentir que de prétendre que je n’avais conscience de rien et que je n’en ai pas joué. Je crois que ça me faisait simplement plaisir, en fait, qu’il s’intéresse à moi. Alors je l’ai laissé se rapprocher de moi. Je ne sais plus comment ni pourquoi, mais on a fini par parler de religion. Il était vif. Il voulait débattre. Il m’a balancé mes contradictions à la figure. Sur le fond, il avait complètement raison. Sur le timing, par contre… Une semaine avant l’anniversaire de la mort de mamie… C’était sincère, il voulait m’aider à me libérer pour que j’aille mieux. Il m’a arraché des aveux sur ce que je croyais. Il n’y est pour rien. Mais m’enlever mes mensonges, c’était exposer le seul fil qui me retenait à la vie. Derrière, il n’y avait plus qu’à le couper… »

La vie est un ciseau de merde.

Ce n’est pas son apostasie contrainte, le fait de se faire virer de chez lui le samedi et engueuler le dimanche, ni même l’anniversaire douloureux qui avaient fait craquer l’adolescent. Toutes ces choses-là n’avaient fait que le fragiliser. Tout comme sa dépression chronique, sa solitude, ses mensonges et ses désillusions. Pris indépendamment, chaque élément était supportable. Pris ensemble, ils devenaient la scène sur laquelle allait se jouer une triste pièce de théâtre.

Knut était un brasier prêt à s’enflammer, une bombe dont le compte à rebours s’approchait de zéro, une faille sismique sous tension à deux doigts de craquer. Il ne lui fallait rien pour qu’il explose. Une allumette pour mettre le feu aux poudres. Une goutte d’eau pour faire déborder le vase. Un mot de trop. Un déclic. Un tilt. Un regard perdu. Le déni s’en était allé pour laisser sa place au vide. C’était pire.

Tremblant la tête sur les genoux de Justin, le jeune Suédois craqua :

« Après l’engueulade, j’me suis enfermé dans ma chambre, celle de mamie à la base, pour pleurer. Et là, je l’ai vue. Cette grande croix fixée au mur qui me narguait. Qui me renvoyait ma débilité à la tronche. Elle se moquait de moi. De mon hypocrisie. Elle riait. Plus je pleurais, plus elle m’écrasait… Plus j’essayais de luter, plus j’avais envie de crier. Et là… là… j’ai compris. J’ai compris que mamie était morte. Ce que je niais depuis un an dans ma tête… Et que la seule façon de la revoir moi aussi, c’était de la rejoindre… Alors je suis allé dans le tiroir à pharmacie. J’ai pris tout ce qui traînait sans faire attention. J’ai tout foutu dans un verre d’eau. J’ai avalé. Je suis retourné me coucher sur mon lit. Et j’suis mort. »

Le souffle coupé, Justin avait écouté chaque mot de cette confession. Les souffrances et blessures de Knut et les siennes n’avaient pas grand-chose à voir, mais leurs motivations et sentiments étaient bien les mêmes. Le vide. Insupportable. Qu’ils avaient chacun fait le choix de ne plus avoir à supporter.

Et comme pour Justin, Knut fut privé malgré lui de la fin qu’il s’était offerte. Dans le cas du petit Suédois, le responsable se nommait Hakon. Ce Hakon fou amoureux qui, ne le voyant pas arriver alors qu’ils s’étaient donnés rendez-vous l’après-midi après le temps du shopping dans un bar pour une leçon de français – en réalité une nouvelle tentative de charme condamnée à l’infructuosité – s’était rué jusqu’à son appartement, avait défoncé la porte de sa chambre et l’avait trouvé inconscient, déjà parmi les anges. Un passage aux urgences, un lavage d’estomac et une hospitalisation plus tard, Knut se réveillait, bien malgré lui. Son corps était toujours là. Le reste était déjà un peu parti. Et là, moins de deux mois après cet accident, après toutes ces semaines passées à faire semblant, il ne lui restait plus que quelques larmes qui coulaient encore ainsi qu’une question existentielle à laquelle il n’avait jamais trouvé de réponse.

« Justin… C’est quoi le sens de la vie ? »

Cette question, le garçon aux cheveux roses se l’était posée lui aussi. Forcément. Et presque deux ans jour pour jour après son propre geste désespéré, il n’en était arrivé qu’à une seule conclusion, qu’il offrit d’un sourire tendre à l’adolescent dont il caressait la joue du dos de la main :

« Le sens de la vie ? La vie a le sens qu’on lui donne. Et c’est ça qui est merveilleux. Car rien n’est jamais écrit. Miaou ! »

Ce simple petit cri amusé fit rire Knut. Enfin. Étrangement, après toute cette démonstration de peine, il se sentait enfin bien. C’était la première fois depuis ce foutu dimanche qu’il parlait aussi librement. Non, peut-être la première fois de sa vie. Un poids venait de s’envoler.

Ne voyant plus de raisons de rester à moitié allongé, le jeune blond se redressa, secoua la tête et bailla. Combien de temps avait passé ? Un moment sans doute. Les bus s’étaient succédé sur cette route neigeuse, sans que jamais ils ne montent. Mais même le prochain, les deux garçons n’avaient pas envie de le prendre. Knut voulait encore discuter. Son sourire charmeur et taquin lui était revenu. Ses larmes s’étaient taries. Il voulait rêver un peu avant que son corps ne rentre affronter une engueulade bien méritée. Il quémanda un poème. Un de ceux que Justin cachait, car trop intimes, comme celui sur la baignoire plus tôt. Compréhensif, le chaton des Alpes sortit son carnet usé de son sac. Son texte le plus intime se nommait « Malpropre » et traitait de son viol, a posteriori. De la pure catharsis pour aller mieux un soir de déprime. Personne ne l’avait jamais lu. Lui-même n’y était jamais retourné jusqu’à cette nuit-là, de peur d’affronter ses sentiments les plus sombres. Une petite reprise d’Apollinaire, à la sauce dépressive, fit grogner Knut :

« J’attends que vienne la nuit, que sonne l’heure. Les jours s’en vont ? Je me meurs. »

 Mais cela ne fut rien à côté des quelques passages explicites ou de cette simple fin, écho à la souffrance sans nom. Elle concluait et voulait tout dire.

« Bien que ne soit pas encore venu mon heure, je ressens la même peine, vis le même cérémonial. J’ai peur, j’ai la haine, je suis sale »

 Mais avant même que le petit Suédois ne puisse réagir, Justin était déjà passé à autre chose. À un petit poème qu’il aimait beaucoup et qui parlait de sa propre construction sexuelle. Le viol, les filles, les garçons. La dernière strophe était un aveu assez particulier, qui fit rougir Knut jusqu’au bout des oreilles :

Je ne comprends pas la chose Symbole pour moi d’interdit Quand deux garçons, ensemble l’osent Mon cœur étrangement frémit Ah, viles hormones traitresses ! Devant ce sexe-là, je doute Lorsqu’il me couvre de tendresse Il se pourrait qu’un jour, j’y goute

 « Quand-même, Juju… »

Du Knut cent pourcent craché. Même s’il ne croyait plus en rien, il n’avait pu se débarrasser de ses réflexes et de sa vision assez personnelle de la société. Il y avait des choses qu’un gentleman qui tenait à ses couilles – Justin était censé comprendre – ne pouvait pas dire devant un chaton encore vierge et innocent. À ces mots, Justin éclata de rire et se colla bien contre son camarade, de manière assez équivoque. Tout en ricanant, il lui chuchota quelques mots provocants à l’oreille.

« Tu sais que j’avais prévu deux cadeaux pour ton anniversaire, et qu’un est un poème écrit rien que pour toi ? Je l’ai appelé « chaton du froid », tu veux l’entendre ? »

Surpris, Knut se figea sur place et écarquilla les yeux. D’un côté, la surprise lui faisait incroyablement plaisir. De l’autre, l’air taquin de Justin avait de quoi l’effrayer un peu. Quand un petit félin de seize ans se comportait comme ça, c’était forcément qu’il avait une idée coquine derrière la tête. Mais le jeune Français ne fit même pas attention à l’état de son spectateur. Déjà, après avoir rangé son carnet dans son sac, il s’était lancé d’une voix douce et tendre dans la déclamation de ses vers. C’était une ballade. Il lui offrait trois strophes, et un envoi.

Dans ce pays de neige et bruine J’ai rencontré un petit roi Son rire et sa joie me fascinent Tout comme son joli minois Ses beaux cheveux blonds me foudroient Mignon aux airs de jouvencelle Tu fais bruler mon étincelle Toi, mon petit chaton du froid

 « Mjauuu »

Une fois encore, Knut n’avait pu retenir un de ces cris automatique qu’il lâchait dès qu’il était attendri. Plus ils étaient aigus, plus il était content. Celui-là était tellement haut qu’il était à peine perceptible. À part ce « Jouvencelle » un peu exagéré, tout était adorable. La façon dont en plus Justin se collait à lui et utilisait ses petits coussinets pour lui caresser les cuisses… Grrrr, cette douceur était à grogner de plaisir.

Ton cœur est ainsi champ de ruine Tous les jours, tu portes ta croix T’abandonnant à ta doctrine Elle te manque, je le vois Ta grand-mère veille sur toi Toujours ce son de violoncelle Vibre, et tes larmes en ruissellent Toi, mon petit chaton du froid

 La main de Justin s’était déplacée vers le cou et la joue du jeune Suédois, pour mieux récupérer du bout des doigts cette dernière petite larme qui avait oublié de couler plus tôt et qui s’échappait à peine de sa prison. Knut s’en mordilla la lèvre. Son doux camarade avait visé particulièrement juste dans ses rimes et ses vers. Sûr de lui, et le souffle de plus en plus proche de visage du jeune Suédois, Justin continua :

Comme moi, brule ta poitrine Ta peur te rend maladroit Je ne veux que ta joie décline Embrasse-moi, tu as ce choix Je sais ce que tu vis, crois-moi L’envie de partir, je décèle Non, pas question que tu chancelles Toi, mon petit chaton du froid

 Avalant d’un coup sa salive, Knut se sentit paniquer. Il tremblait de toutes parts, tel un agneau sur le point de se faire bouffer. Le garçon au cheveux roses lui tenait doucement les poignets d’une main. Il n’y mettait aucune force, mais le geste était assez assuré pour que son compère se laisse faire, tout comme il n’eut aucune réaction de rejet lorsque l’autre paume s’approcha pour lui caresser la joue. Il était fait. Il n’avait pas la force, et encore moins le désir de résister. Tournant légèrement le regard, entrouvrant la bouche, il se laissa faire. L’invitation était trop forte. L’envie aussi. Justin embrassait bien. Avec douceur, sans violence, sans vulgarité et sans égoïsme. C’était la première fois que Knut se laissait bouffer les lèvres. L’échange n’était censé durer que quelque seconde, pour ne pas couper le poème avant sa fin. Il se prolongea bien au-delà de la minute, tant l’adolescent sentait son âme à nouveau prisonnière de son corps, un corps dont le cœur battait à tout rompre, dont le sang s’écoulant à grand flot réchauffait chaque parcelle de son corps, de ses entrailles au bout de ses doigts en passant par son innocence qu’il ne contrôlait plus, et dont les larmes, pourtant censées être taries, continuaient de s’écouler en suivant le rythme de ses tremblements et les saccades violentes de sa respiration.

D’après Justin, de ce qu’on lui avait enseigné, c’était de cette manière qu’on soignait le cœur des chatons. Toujours calme et souriant, il se recula légèrement et plongea son regard vert bleu dans les iris océan du héros du jour. Enfin, l’envoi :

Knut, adorable p’tit Suédois Aux yeux si bleus qui m’ensorcèlent Veux-tu que je te dépucelle ? Toi, mon petit chaton du froid

 Complètement rigide, comme bloqué entre le réel et un ailleurs, Knut encaissait à peine le baiser et le texte. Ce poème qui lui avait été composé et offert, rien qu’à lui, rien que pour lui. Ces mots qui le définissaient si bien, dans toute sa fragilité. En une semaine à peine, Justin l’avait compris mieux que quiconque. Ce petit Français que Knut n’avait pas voulu voir débarquer dans sa vie l’avait emporté de force par sa fougue, son rire, son naturel et son intelligence, si mature et profonde coincée dans un physique si innocent.

En réponse à ce cadeau, il ne miaula pas mais se blottit juste profondément contre la poitrine de son camarade, en attendant le prochain bus pour enfin rentrer à la maison. Il ne répondit quasiment rien, se contentant de lâcher un simple tout petit son. Trois petites lettres à peine murmurées et audibles, mais porteuses d’un sens infini. La neige s’était enfin arrêtée de tomber. C’était une évidence.

« Oui… »

[1] Equivalent de la quatrième

Avatar

Knut – 6. Vendredi – L’anniversaire de Knut – 6.2 Tout se dire (2/3)

Quelques minutes plus tard, le reste de la troupe arriva. Les voyant, Justin se leva et leur fit un grand signe de la main en criant leurs prénoms, afin qu’ils repèrent immédiatement où ils devaient se rendre. Lillemor, qui menait la danse, tiqua en voyant son petit ami perdu dans ses paroles, et s’assit à ses côtés. Sabina et Hakon suivirent en portant les cadeaux et choisirent les extérieurs. Enfin, Knut apparut à son tour, souriant et lumineux, à l’image de ses cheveux dorés qui reflétaient parfaitement les néons éclairant l’espace. Sans même enlever son manteau, il se jeta en avant pour récupérer un bout de banquette, à côté de Justin. Comme un enfant excité, le héros du jour tenait absolument à être le plus proche possible de son « copain français » pour lui parler de sa journée, des gentils mots qu’il avait reçus et des conneries qu’il aurait préféré faire avec lui plutôt que d’étudier, le tout en affichant un immense sourire sincère. Mais avant même qu’il ne finisse sa première phrase, Lillemor le coupa :

« Bon, c’est pas tout, ça, mais faudrait peut-être que tu penses à enlever une couche ou deux ! Sinon, tu vas avoir froid en sortant tout à l’heure ! »

Obéissant naturellement à sa sœur, Knut se débarrassa de sa parka kaki et afficha à nouveau sa magnifique tenue et ses ongles couverts de verni mat. Le regard malicieux qu’il lança à sa sœur – comme une demande d’autorisation – indiqua cependant qu’il n’en avait pas totalement fini avec son effeuillage. D’un geste amusé de la tête, Lillemor lui confirma qu’il avait tout à fait le droit d’en profiter un peu et de se mettre à son aise, par exemple en desserrant ce col et en déboutonnant sa chemise jusqu’au dernier bouton d’en bas, avant d’en faire doucement glisser le haut dans son dos afin de découvrir son cou, le chocker en cuir blanc et la croix en argent incrustée de pierres bleu ciel qui l’ornaient ainsi que le haut de sa folle jeunesse.

Enfin, « découvert », ce dernier ne l’était pas totalement. Car l’adolescent cachait directement sur son épiderme un body résille noir si près du corps qu’il se déposait sur son torse et ses bras comme une seconde peau. Porter ainsi sa chemise n’avait aucune autre utilité que de montrer à tous le maillage qui redessinait chacun de ses muscles. Lillemor l’avait conçu elle-même, en misant fortement sur la coupe et l’inconscience de son frère pour faire chauffer la température. Ce qui était parfaitement réussi. Il avait seize ans, et déjà qu’il était magnifiquement beau, il avait bien gagné le droit aussi d’être sexy, quand bien-même n’en avait-il pas vraiment conscience malgré le fait que le tissu ne tenait accroché qu’en trois points, un au milieu du biceps et un de chaque côté des épaules, ce qui leur permettait de s’afficher à nu, et donc de recevoir innocemment les petits bisous des uns et des autres. Justin, d’ailleurs, ne manqua pas l’occasion d’y déposer rapidement ses lèvres en guise de caresses, tout en lâchant un petit « oups » de gêne en se rendant compte de ce qu’il faisait. À sa décharge, lui avait déjà commencé à boire son mojito, et son frêle organisme tenait très mal l’alcool. Il préférait prévenir, histoire que personne ne soit surpris.

Du coup, tous passèrent commande pour l’accompagner. Une bière pour Hakon, un bloody Mary pour Sabina, un verre de vin blanc pour Lillemor, une préparation maison pour Viktor et un chocolat chaud avec une toute petite goute de Whisky dedans pour Knut. Ce n’était pas parce qu’il avait enfin seize ans qu’il pouvait drastiquement changer ses habitudes et oublier sa bonne conduite. Il avait des parents à la maison qui l’attendaient et une sœur qui le surveillait. Il ne pouvait pas non plus faire n’importe quoi, pas comme l’autre chaton bien loin de son domicile familial qui avait encore des sous à dépenser et une soif à assouvir !

« Une Pina Colada pour moi ! A Pina Colada, please ! Et euh… un énorme bol de lait ! Nan, deux ! Two Bowls of Milk. Yes. Voilà. Purée, j’parle trop bien anglais, même les serveuses suédoises me comprennent ! »

Pour ça, en effet, les serveuses n’avaient aucun problème. Par contre, pour ce qui étaient des autres adolescents, ils étaient tous circonspects devant l’étrange demande. Deux bols de lait ? Pourquoi faire exactement ?

L’atmosphère était bonne. Justin se montrait de plus en plus câlin, sans la moindre bride pour le retenir. Coller sa joue à celle de son homologue était déjà considéré comme mignon. Ce n’était pas assez. Il voulait aller beaucoup plus loin. Il voulait profiter de cette bonne ambiance pour régler définitivement un différend qui n’avait que trop duré.

« Il y a un chaton de trop dans cette ville ! Knut, je te défie à un concours de lapement de lait ! Le gagnant gagne le titre officiel de chatonissime ! Le perdant gagne un câlin entre les seins de Sabina pour se consoler ! Et Sabina, fait pas cette tête, t’avait dit oui tout à l’heure ! Je ne veux pas le savoir qui tu n’étais pas au courant que je te demanderais ça, on parle ici de réparer le cœur brisé du chaton qui va perdre, c’est important ! Et pas de réconfort, pas de concours ! Miaou ! »

L’argument avait un certain poids. Justin était terrible. Il savait qu’avec cette proposition, il piégerait toute la tablée. Personne ne voulait obliger la pauvre Sabina à servir de peluche géante à deux gamins, dont l’un semblait parfaitement assumer d’être obsédé. Surtout pas Hakon. Mais personne à côté ne voulait manquer ce défi qui promettait d’atteindre de nouveaux sommets. Surtout pas Hakon. Le dilemme était ignoble. Le grand Suédois blêmit, puis rougit. Il devait refuser cette farce, ne serait-ce que pour l’honneur de sa petite amie. Il n’en avait pas la force ni l’envie. Et finalement, ce fut au défié d’indiquer s’il était prêt ou nom à accepter cet ultime duel. Ce qu’il fit assez naturellement, d’un simple petit cri spontané.

« Mjau ! »

Pour faciliter le lapement, les deux bols furent déposés devant la table ronde à même le sol, sur lequel les deux chatons prirent place, à quatre pattes. L’objectif n’était pas de finir le breuvage le premier. Non, une telle règle n’aurait été ni drôle, ni intéressante. Le véritable enjeu était tout autre. Être le plus mignon possible.

Justin lança les hostilités en fixant son adversaire et en trempant de manière provocante le bout de sa langue dans le liquide, avant d’en tirer une première gorgée, en ronronnant. Immédiatement, Knut lui emboita le pas en plongeant ses lèvres dans son propre bol, puis en se les léchant jusqu’à la dernière goute. Admettant d’une légère moue que le jeune Suédois avait une méthode intéressante, le Français se relança à l’assaut de son breuvage. Les yeux fermés, il lapa doucement sans s’arrêter pendant de longues secondes, comme le ferait n’importe quel petit chaton affamé. Knut en fit immédiatement de même. Il trouvait l’exercice particulièrement agréable et naturel. Même si, du coup, il avait du lait qui lui coulait sur le menton et la joue. Se redressant fièrement, le visage adorablement barbouillé, il toisa son rival d’un sourire fermé mais prononcé, puis osa le provoquer :

« Mjaaaaaaaau ? »

À ce mot, Justin le regarda avec une pointe d’agacement. Lui aussi en avait plein le museau. Mais à la différence de son pauvre compère, provocant mais profondément innocent, il en avait vu d’autre. Il maitrisait le game. Il avait toujours sa botte secrète en réserve : aller chercher le lait là où il était, fut-ce sur la fossette et le coin des lèvres de son ennemi. Seul le mouvement de recul de Knut, encore plus surpris que les spectateurs, le sauva d’un premier baiser. Mais pour le reste, le geste de tendresse féline de son camarade était tellement fort qu’il en renversa son propre breuvage, ce qui couta cher en serviettes en papier pour tout de suite tout éponger.

Ravis de son effet, Justin fixa à son tour son adversaire en se mordillant les babines. Lui aussi savait miauler :

« Miaaaaaaou ? »

Tremblotant et presque vaincu, Knut réussit tout de même à se reconcentrer. Le duel ne serait terminé que lorsque leurs quatre amis auraient voté. Puisque son propre bol s’était envolé, il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire : aller directement se sustenter dans celui du voisin.

Surpris, Justin admira tout de même l’effort, et accepta de partager. Nez contre nez, ils pouvaient mieux se regarder dans les yeux. Le duel devint intime. Leurs langues se frôlèrent à chaque gorgée. La tension entre eux était folle. Trop peut-être. Prétextant un coup de chaud, Hakon tapa du poing sur la table pour mettre fin à cette mascarade.

« Knut est clairement le plus mignon, mais je refuse que Justin fasse un câlin à ma copine ! Match nul ? »

Si ses motivations étaient mauvaises, sa conclusion restait la meilleure. Ni Viktor, ni Sabina, ni Lillemor ne se sentaient capable de trancher. Franchement, l’air était tellement étouffant dans ce bar…

Le verdict, malheureusement, fit deux déçus. Se donner autant de mal à être mignon pour qu’à la fin, personne ne tranche ? Knut et Justin protestèrent ! Il ne pouvait pas y avoir deux chatonissimes. Si personne n’avait le courage de les départager, alors soit, ils remettraient le titre en jeux pour la prochaine fois. Et en attendant, ils voulaient le câlin des perdants. Enfin… Justin l’exigeait pour deux, ce qui était tout comme. Hakon grinça assez naturellement et répondit qu’il en était hors de question. Sabina, elle, assuma jusqu’au bout :

« Une promesse est une promesse ! Allez, les deux en même temps ! Profitez-en bien ! Mhhh ! Non, on n’a pas dit oui aux coussinets ! Range-les Justin ! Oh, Lilly, j’ai l’impression que ton petit frère vient de découvrir un truc, là, il est tout rouge… »

À la colère froide d’Hakon répondit la gêne incroyable de Knut – il ne savait plus où se mettre, mais purée, Justin avait clairement eu raison : un truc pareil, ça remontait bien le moral ! – et l’insouciance des autres. La soirée, elle, pouvait se poursuivre, avec une deuxième salve de commandes, dont un mojito pour le jeune Français.

L’ambiance était joyeuse. Justin était de plus en plus à l’aise, pour ne pas dire complètement beurré. Sa non résistance à l’alcool avait quelque chose d’amusant. Elle le désinhibait. Il rigolait de tout et faisait rire d’encore plus de choses. Rien que la tête de Knut qui ne se remettait toujours pas de l’après-duel était hilarante. Tout comme la grimace qu’il fit en trempant ses lèvres dans le verre de son camarade pour s’enivrer un peu lui aussi. Mais cela n’était rien à côté de son aveux, chuchoté à l’oreille pour que personne d’autre ne l’entende :

« Je te hais ! Je déteste ça ! J’viens d’avoir exactement la même réaction que quand tu m’emmerdais hier au Musée Nordique ! T’as de la chance que mon genou soit trop loin de tes couilles, sinon, elles te seraient remontées dans la gorge ! »

Ce n’était pas faux. Mais plutôt que de blêmir et de déglutir, Justin préféra en rire. Il se sentait bien. L’heure était venue d’un nouveau jeu qu’il avait en tête. Prenant son courage à deux mains, il fit de la place devant lui et… grimpa sur la table à genoux. À l’embarra des autres, trop paniqués et enivrés pour penser à le faire descendre.

Il ne lui restait plus qu’à réciter le texte qu’il avait prévu et répété toute l’après-midi dans sa tête, pour ce moment précis :

« Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Kisse, et je voulais qu’on joue à un jeu. Le jeu de la vérité. C’est un jeu très simple ! On parle tous, chacun notre tour ! Et on doit dire une vérité sur un sujet en particulier ! Mais si jamais on ment, alors le maître du jeu embrasse celui qui fête son anniversaire ! Donc pour chaque mensonge, je roule une pelle à Knut ! Ça te va, Knut ? »

Les yeux écarquillés et le nez collé avec ses mains sur le rebord de la table, le concerné ne répondit même pas. Les jeux de Justin étaient incroyablement gênants. Il avait peur pour sa bouche. Mais en même temps, le dernier avait été tellement agréable… Et son camarade aux cheveux roses brillait d’une telle légèreté à tanguer debout sur son piédestal en le regardant tendrement…

« Mjau ? »

L’intérêt d’un miaulement, c’est qu’à moins de parler directement à un autre chat, personne ne comprend jamais vraiment ce que vous voulez dire, ce qui laisse ouvertes toutes les interprétations.

« Ok, c’est parfait ! Lilly, on commence par toi ! Dis-nous ce qu’il s’est passé pour toi le 30 octobre dernier ! Et pas de mensonge, hein, sinon, bisou à ton p’tit frère ! »

La question se voulait farfelue. Elle était loin de l’être. À l’énoncé de la date, tous les convives autour de la table devinrent blêmes, sans exception. D’abord sonné, Lillemor se reprit rapidement et agrippa Justin par le poignet, pour le faire descendre de son perchoir juste avant l’arrivée de la serveuse. Furieuse, l’adolescente l’engueula en lui disant d’arrêter ses stupidités. Qu’il ne s’était rien passé ce jour-là. Ce à quoi le jeune Français répondit par un regard éteint, mais une verve bien vive.

« Oh. Donc tu veux pas nous parler de ce dont on discutait avec Viktor tout à l’heure ? C’est méchant ! C’est un mensonge ! J’vais être obligé d’embrasser Knut, moi ! Ou de le dire à ta place ! Knut, tu préfères quoi ? Un bisou ou la vérité ? »

À ces mots, la jeune femme vit rouge et dévisagea son petit ami avec des yeux remplis d’une haine des plus incroyables. Complètement pris au dépourvu, ce dernier nia de toutes ses forces. Enfin, c’était n’importe quoi ! Jamais il ne se serait permis quelque chose comme ça ! Justin délirait totalement…

« Te fous pas de ma gueule ! », hurla l’adolescente, oubliant de repasser au suédois. « Je vous ai bien vu discuter tout à l’heure en arrivant ! Comment tu as pu lui dire un truc comme ça ? En plus, sans doute pour lui raconter de la merde et ta version à toi ! »

Assis sur sa chaise, les mains sur le visage, les index posés sur les coins intérieurs des yeux, Justin admira avec un peu d’effroi son œuvre. Jamais il n’aurait cru qu’un bluff aussi total marcherait aussi bien. En réalité, il n’avait strictement aucune idée de quoi il était question. Tout juste avait-il perçu la veille que cette date faisait sens pour Knut, mais aussi pour Viktor. Le reste, il avait supposé et tenté le tout pour le tout. Ne manquait plus qu’une seule petite chose. Une seule étincelle pour enfin arriver à cette réaction en chaine en mode domino qu’il avait consciencieusement préparée toute la journée. Deux petits mots, qui arrivèrent brusquement, portés par une voix douce et brumeuse.

« La vérité… »

« Comment ça ? », demanda Lillemor, choquée par l’intervention de son frère, dont les larmes avaient commencé à doucement couler sur son visage.

« La vérité ! J’m’en fous de son bisou ! J’veux la vérité ! J’comprends pas pourquoi tu réagis comme ça. Ça me stresse. Ça veut dire qu’il y a des choses que j’ignore ? C’est pas possible, ça. Dites-moi la vérité ! »

S’il ne pleurait pas complètement, au moins gémissait-il. Suffisamment en tout cas pour que tout le monde se braque, sauf Justin, seul à avoir retrouvé un semblant de calme.

Au bord de la crise de nerf, la lycéenne serra les poings, et répondit calmement à son frère. Elle avait beau être furieuse, elle avait sa fierté et son honneur.

« Ce matin-là. Quand tu m’as trouvé en train de chialer alors que tu rentrais de chez Daniel. Je t’ai envoyé chier, et après tu as fait ce que tu sais… J’avais passé la nuit avec Viktor. Pour… Enfin tu vois, quoi. C’est pour ça qu’on t’avait demandé de dormir chez un pote. Parce qu’avec notre cloison ultrafine, j’pouvais pas faire ça à côté de toi. Et c’était juste nul. C’est pour ça que je pleurais. J’ai eu mal, on s’est disputés, j’étais furieuse, et tu m’as vu à moitié à poil en train de chialer. Donc je me suis vengé sur toi en te criant dessus, alors que tu n’avais rien fait… J’suis désolé Kisse. Je n’aurais pas dû. C’est ma faute… Je n’aurais pas dû te traiter d’égoïste et ne pas tenir ma promesse de faire les boutiques avec toi l’après-midi, alors que ce jour-là, tu en avais vraiment besoin. Et depuis, cet imbécile, s’il tire la tronche et se comporte presque comme un étranger avec toi et moi, c’est parce qu’il culpabilise ! Parce qu’il pense que tu lui en veux de m’avoir touchée et fait pleurer. C’est pour ça que c’est la merde ! Et il a sans doute dû aller raconter ses conneries à Justin au lieu de simplement accepter qu’on en parle et qu’on passe à autre chose, comme je l’attends depuis des semaines… »

Livide, Knut ouvra simplement la bouche pour respirer. Ses poumons allaient exploser. C’était beaucoup d’informations d’un coup. Presque trop. Lilly culpabilisait pour son geste à lui ? Elle ne le lui avait jamais dit, et cela lui bousillait la poitrine. Si Viktor était si étrange et distant, ces derniers temps, c’est parce qu’il s’imaginait de la colère et de la rancœur ? Pour une chose que Knut ignorait en plus. Cette chose qui, il est vrai, passait relativement mal.

Sa sœur n’était plus vierge.

Sa sœur bien aimée, son modèle, la personne qu’il aimait le plus au monde, la femme qu’il associait dans son esprit à une super-héroïne. Elle avait fait « ça » ?

Malheureusement, il n’eut ni l’énergie, ni le temps de répondre. Un autre garçon, lui aussi en larmes, s’était emparé de la parole. Il s’agissait de Viktor, couvert de spasmes.

« Bien sûr que c’est ma faute ! Je t’ai fait mal ! Je voulais assurer et je me suis comporté comme un salaud à reproduire des conneries de films pornos parce que je pensais que ça t’exciterait ! J’ai ruiné la première fois de la femme que j’aime ! Et le week-end où son frère avait le plus besoin d’elle, en plus. Ce week-end précisément où tes parents n’étaient pas là ! Alors qu’on le savait. Mais on a préféré l’éloigner de nous pour en profiter et ne pas avoir à supporter sa tristesse, parce qu’on avait peur que ça nous bloque ! Et le lendemain, alors qu’il a besoin de toi, je te laisse en pleurs ? Bien sûr que c’est ma faute ! Comment veux-tu que je vous regarde dans les yeux ? J’voulais me marier avec toi un jour ! Je voulais que Knut devienne vraiment mon frère ! Et j’ai tout fait foirer ! Et depuis, je subis son regard plein de haine tous les jours ! Tous les jours ! »

Toujours le cul fixé à son siège, Justin hallucinait complètement. S’il s’était imaginé beaucoup de choses, jamais il n’aurait pu croire à une histoire pareille, avec autant de rancœur et de remords. Il avait ouvert la boite de Pandore. Il ne contrôlait plus rien. Même Sabina, sur la chaise à côté, le tenait par la main en espérant que l’orage passe sans drame.

De son côté, le visage rouge, la gorge nouée et pris d’un hoquet tremblant, Knut bredouilla quelques mots en se tenant la tête. Tout ça, c’était n’importe quoi.

« Vik, comment tu voulais que je t’en veuille pour un truc que je savais même pas ? Si je te regardais bizarrement ces dernières semaines, c’est juste parce que tu étais distant, que tu ne me faisais plus de câlin… J’comprenais pas pourquoi t’étais plus pareil alors qu’on était aussi proches avant… J’pensais que toi, tu m’en voulais et j’comprenais pas pourquoi… »

Tant des non-dits. Cela faisait beaucoup. Trop peut-être. Et il y en avait pourtant tant d’autres, qui s’accompagnaient toujours de culpabilité. Celle d’Hakon, par exemple, était insupportable. Vivre avec était une torture. Les autres n’avaient aucune raison de s’en vouloir. Quelques soient leurs erreurs, ce qu’il avait fait était bien pire. À ses yeux, comme il pouvait le lire dans ceux de son chaton qui connaissait son crime, il était le seul responsable. Il devait le dire. La gorge noueuse et les mains moites, il trembla, puis arracha la parole à ses camarades, à leur plus grand étonnement :

« C’est ma faute. »

« Mais pas du tout ! » protesta Knut, affolé et toujours dégoulinant. « Tu vas pas t’y mettre toi aussi ? Bordel ! »

« SI ! », s’emportant son interlocuteur. « Je voulais t’aider alors que tu allais mal, et j’ai fait tout l’inverse ! Je pensais que te parler et te sortir le nez de tes croyances t’aiderait à aller mieux. Parce que j’étais trop stupide et fier de moi pour comprendre que tu en avais besoin. J’ai voulu casser tes certitudes, parce que je voulais avoir raison. Une semaine avant… Je t’ai enlevé la seule chose qui te faisait tenir ! »

S’agrippant à la croix fixée à son collier, Knut trembla plus encore, les yeux fermés. Il gémissait. Il n’était pas d’accord.

« Mais nan ! », pleura-t-il. « C’est pas ta faute. C’est moi. C’est rien que moi. Toi, tu m’as ouvert les yeux. T’y es pour rien si pendant un an, j’arrivais pas à l’accepter et si je me mentais à moi-même. T’y es pour rien si j’était con… T’y es pour rien s’il n’y a pas de Dieu pour s’occuper de Mamie… C’est pas ta faute… »

Chaque révélation était plus dur à encaisser que la précédente. Même si personne autour de cette table n’ignorait que la foi de Knut s’était particulièrement étiolée ces dernières semaines – le petit cul-béni n’avait pas prié une seule fois depuis ce fameux jour d’octobre dont il était question – l’entendre le dire et l’admettre lui-même, alors qu’il n’avait eu de cesse de continuer à prétendre l’inverse et à se faire passer pour ce qu’il n’était plu avec toujours la même application morale, cela faisait un choc. K.O, Lillemor resta au fond de sa chaise. Cet anniversaire s’était peu à peu transformé en cauchemar. Ils avaient touché le fond.

Ne restait donc plus qu’à creuser encore peu. Même si Hakon avait, lui aussi, enfin tout déballé, la messe n’était pas encore dite. Ce garçon cachait toujours des choses. Justin hésita un peu avant d’agir. Il risquait clairement sa peau. Mais après tout, il s’en foutait. Rien ne pouvait le dévier de sa résolution. Terminant cul sec le fond de son verre, il se releva et s’approcha du plus âgé du groupe, avant d’essayer de sauvagement l’embrasser, dans le seul but de le provoquer et de lui faire perdre son calme. Furieux, ce dernier le repoussa comme prévu contre la table. Se tordant de douleur, le garçon aux cheveux roses se retourna vers Knut, se serra contre lui, fit mine de pleurer et pointa du doigt celui qui venait du lui faire mal.

« C’est lui le plus gros menteur de tous ! C’est un menteur ! Un vilain ! Il dit des choses, mais il t’aime pas ! Il te déteste ! Il voulait pas t’aider, il l’a fait exprès ! Il te cache la vérité ! »

Prêcher le faux pour savoir le vrai était peut-être une des techniques de manipulation les plus éculées et grossières au monde. Et pourtant, utilisée avec soin sur les gros caractères un peu bourrin, elle marchait à tous les coups. Alors avec Hakon, et son incapacité à exprimer ses sentiments et à garder son calme, c’était presque trop facile. Ce point était le seul sur lequel le chaton n’avait aucun doute. Après tout, le seul qui autour de la table n’avait pas encore grillé le grand blond, c’était Knut. Il était temps que lui aussi prenne connaissance de ce secret de polichinelle. Ainsi, tout serait vraiment enfin dit. Et comme attendu, alors que tous les regards se braquaient sur lui, inquisiteurs, Hakon hurla :

« C’EST FAUX ! Je ne le déteste pas ! Je… Je l’aime ! Je suis amoureux de lui. »

Au moins, Hakon avait l’avantage d’être d’une constance rassurante. Prévisible jusqu’au bout des cheveux. Et comme il fallait s’en douter, Knut manqua de s’étrangler face à cette nouvelle.

« Que… Quoi ? Amoureux… dans le sens… Comme de Sabina ? »

Vu comment la jeune femme leva les yeux en soupirant, la réponse était forcément négative. Forcément. Bien sûr que non, il ne l’aimait pas comme il aimait Sabina, vu que lui, il l’aimait pour de vrai. Pire. Il le désirait. Ardemment. Depuis le premier regard. Tout simplement. Et ce fut donc forcé par les circonstances et trahi par son impulsivité et ses larmes qu’il s’agenouilla devant son petit prince pour lui avouer toute la vérité.

« Quand je t’ai vu arriver au lycée à la rentrée, avec tes fringues provocantes et ton air innocent… J’ai craqué. Je me suis tout de suite renseigné sur toi, et j’ai poussé la porte du club. Au début juste pour te regarder. Je ne savais pas. Je ne comprenais pas. J’étais obsédé. Et toi, tu m’as vu arriver, tu m’as souri et tu m’as parlé poésie… Puis tu as voulu m’aider à mieux parler… En trois semaines, vous m’aviez tous acceptés comme si j’étais avec vous depuis trois ans… Et tu as apprécié ma présence. On a discuté…Tu étais triste et je ne comprenais pas pourquoi. Les autres m’ont parlé de ta grand-mère. Mais j’voulais te réconforter. Tu serrer contre moi. Mais toi, tu refusais cette éventualité. Tu la rejetais parce qu’elle n’était pas conforme à tes croyances. T’as sorti des choses intolérantes sans même t’en rendre compte, alors que moi, je venais de tomber amoureux. Alors j’ai voulu débattre avec toi. Plusieurs fois. Je pensais que j’arriverais à te faire changer d’avis et faire voler tes certitudes en éclat, pour que tu puisses m’accepter. Et toi, tu… Pardon Knut. Pardon. Je n’arrivais plus à me regarder dans une glace. Je n’y arrive toujours pas. C’est pour ça qu’après, j’ai demandé à Sabina si elle voulait sortir avec moi. Parce que je ne pouvais pas. J’pouvais plus. Justin a raison. Je suis le pire de tous… C’est ma faute… »

Là, tout était vraiment dit. Un silence lourd et pesant se fit. Tous les convives, les jambes et la voix coupées, se regardèrent sans échanger de mot. Même la pauvre Sabina, qui n’avait rien dit, pleurait autant que les autres. De tous, Knut était naturellement le plus atteint. Dans un état parfaitement second, il n’avait même pas conscience de ce que la peine avait fait à son visage. Ses joues, brulantes, s’étaient creusées et tapissées de larmes qui inondaient son menton. Ses lèvres pâteuses tremblaient au rythme de sa respiration saccadée. Ses yeux étaient bien plus rouges que bleus. Son cerveau était en vrac. Il lui fallut bien une minute avant de réussir à suffisamment reprendre ses esprits pour enfin réagir. Tapant des deux poings sur la table, il laissa exploser sa colère. Il les détestait tous. Ils étaient trop cons. Ils ne comprenaient rien à rien. De quel droit ils avaient brisé son déni de toutes ces réalités ? Lui qui refusaient depuis toujours de les voir. Sa voix, mi-aiguë, mi-roque, glaça tout le monde sur place.

« Pourquoi ? Pourquoi vous m’avez dit tout ça ? Pourquoi vous pensez toutes ces conneries ? C’est ça mon cadeau d’anniversaire ? Moi… Moi j’étais juste malheureux et j’voulais simplement que vous m’aimiez… Pire anniversaire Ever ! J’vais là où m’attend mamie ! Bonne nuit ! »

La réponse ne l’importait guère. Là, il n’en avait plus rien à foutre. Oubliant sa parka et laissant de côté tous ses cadeaux toujours emballés, il se leva, poussa les chaises qui lui gênaient le passage et s’enfuit en courant de ce bar et de ces gens qu’il ne voulait surtout plus voir.

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Knut – 6. Vendredi – L’anniversaire de Knut – 6.1 Tout préparer (1/3)

SMS du jeudi 15/12/2016 23h12

 *Téléphone d’Aaron*

 Justin : Dis Roron, quand les gens souffrent, que tu sais qu’ils souffrent, et que tu ne peux rien faire… C’est normal d’avoir envie de faire, justement, au-delà même de ce que tu peux ? SMS du vendredi 16/12/2016 07h04

 *Téléphone de Justin*

 Aaron : Coucou Juju. Je viens juste de voir ton message d’hier soir… Je t’adore <3. Oui c’est normal. Pour un p’tit connard comme toi, oui ! C’est pour ça que je t’aime ! Justin : T’es gentil, idiot :,-) Mais tu ne m’aides pas trop, là. Je ne suis pas toi non plus. Un connard, oui, mais un mini ! Pas un grand comme mon Roron ! Et du coup, je ne sais pas trop quoi faire. Aaron : Tu veux un conseil ? Fais tout péter. Ose. Monte sur une table et fais ton show. Je t’ai déjà parlé des fois où je suis monté sur des tables ? Justin : OUI ! PLEIN DE FOIS ! x) Mais l’idée n’est pas conne. Mais j’ai peur que ça ne suffise pas… Enfin, faut bien que je tente un truc. Il va être temps que je surjoue de mes charmes. Ça passe ou ça casse… Aaron : C’est à propos du p’tit Knut ? Justin : Oui… Comment dire… Tu te souviens de la question que je t’ai posée, quand je me suis réveillé ? En seconde. Aaron : Tu veux dire, celle que je n’ai jamais acceptée ? Cette chose que tu me reproches encore quand tu souffres et déprimes ? Justin : Oui... (et je ne te le reproches pas ! arrête de penser ça ! je te suis reconnaissant ! c’est juste que tu as choisi à ma place, c’est tout, mais tu l’as fait parce que tu m’aimais…)

Aaron : Et donc, le rapport avec Knut ?

Justin : Et bien, je pense que d’une certaine manière… Il dort encore.

 *****

 Souvent, la nuit est le théâtre des rêves. Parfois, elle porte conseil. D’autres, elle fatigue et enfarine plus qu’autre chose. En se couchant, Justin avait pris une résolution, et espérait bien que le sommeil apporte à son cerveau les idées nécessaires à la réalisation de son œuvre. En se réveillant, il était poisseux, couvert de sueur, avait mal à la gorge et n’avait qu’une seule envie : dormir encore pour les prochaines soixante-douze heures. Une journée bien foireuse l’attendait. Vouloir changer le monde, c’était quelque chose. Devoir le faire, cela faisait mal au crâne. Heureusement qu’il y avait toujours de l’autre côté du téléphone une personne de bon conseil capable de remotiver les jeunes connards en herbe.

Clignant des yeux, l’adolescent regarda autour de lui. Le lit de Knut était vide. Le jeune Suédois s’était levé tôt, bien avant le soleil. Son propre sommeil avait été agité. Justin l’avait entendu gémir à plusieurs reprises au milieu de la nuit. Sans doute, au petit matin, en avait-il eu assez de faire semblant de dormir. Ou alors avait-il simplement fui, pour ne pas à avoir à discuter de certaines choses qui l’avaient atteint la veille.

Une bonne douche plus tard, Justin était de nouveau d’attaque. Ses cheveux étaient toujours roses. Sur ses ongles, il hésita à poser un verni blanc. Après réflexion, il préféra leur laisser leur teinte naturelle. Si tout se passait comme il l’avait prévu – ce qui avait autant de chances d’arriver que de gagner au loto, à la différence que dans ce cas précis, il avait prévu de jouer –, alors une autre couleur les ornerait bien assez tôt.

L’heure était au petit déjeuner. Franciska avait sorti du poisson fumé, à côté des classiques céréales. Elle, son mari et Claude se régalaient en discutant de toutes les idées qu’il leur restait encore à mettre en place et de ce voyage qui approchait déjà de son terme. Le nez dans son bol de chocolat, Justin chercha les jeunes du regard. Ni Lillemor, ni Knut, n’étaient à table. La propreté de leurs couverts et assiettes laissait penser qu’ils n’avaient pas encore mangé. L’absence de réaction de la part des adultes signifiaient forcément qu’ils n’étaient pas loin. Et en effet, cela se confirma très rapidement, dès qu’ils sortirent ensemble de la chambre de l’adolescente. Cette dernière, ravie de son œuvre, la présenta en souriant à toute la famille. L’œuvre en question, pieds nus et gênée de l’attention qui lui était accordée, détourna le regard et baissa la tête. Une fois de plus, il avait été gâté.

« Je vous présente la tenue d’anniversaire de mon p’tit frère ! Je vous préviens, c’est comme une poupée russe. Y a encore une couche en dessous, mais ça sera uniquement pour ce soir ! »

Ainsi, voilà donc ce que ces deux-là avaient trafiquoté ensemble ? Après tout, cela leur ressemblait bien. Terminant les trois dernières gorgées de son chocolat, Justin étouffa un rire. Se cacher derrière son bol lui permettait d’encore mieux admirer son camarade. Comme toujours, Knut était habillé de manière adorable.

Ce qui tranchait avec les autres jours, c’était l’élégance prude de l’ensemble, où la seule folie semblait être un harmonieux choix de couleurs. Comme l’expliqua Lillemor, cela faisait plusieurs semaines qu’ils réfléchissaient à la tenue qui lui irait le mieux en ce jour spécial. C’était d’ailleurs parce que ce jour l’était tout particulièrement que Knut avait rejoint sa sœur dans sa chambre et qu’elle l’avait elle-même coiffé et maquillé. C’était son petit cadeau à elle, pour que la journée de ses seize ans commence du bon pied.

Ses cheveux étaient rangés légèrement en désordre, comme si un coup de vent avait chassé ses mèches sur la droite, sans pour autant coucher tous les épis. Rien de sophistiqué là-dedans. L’objectif était de dégager ses yeux pour qu’ils illuminent l’assistance. Toujours aussi bleus, toujours décorés d’un léger grain de beauté au sommet de la joue, Lillemor les avait soulignés d’un eyeliner classique fin et d’un fard à paupières noir, tout simplement. La seule fantaisie par rapport à d’habitude se trouvait être le tout petit tatoo temporaire en forme d’étoile, posé ente le cil et le sourcil gauche. Pas de barrette, de boucle d’oreille ni même de collier visible. Le visage de l’adolescent était presque naturel. Il était beau.

Quoique, en parlant de collier, même s’il n’en vit aucun, Justin devina sans mal que son camarade cachait un choker sous son col, particulièrement serré. Mais en même temps, quel col… Rarement chemise avait été aussi bien portée. Cintrée mais longue au niveau des manches et du bassin, elle était faite d’une magnifique soie. Une ligne invisible la séparait au quart. Des épaules jusqu’aux pectoraux, elle était d’un prune pastel presque rose, puis elle se teintait simplement d’un blanc éclatant parfaitement accordé à son pantalon, un chino moulant aux chevilles retroussées, noué à la taille par une ceinture en tissu couleur caramel. Mais pour en revenir à la chemise, c’était bien son col, ses manches et sa boutonnière qui en jetaient le plus en tranchant radicalement avec les teintes claires du torse. Un violet dégradé, de très sombre à légèrement plus clair, captait tous les regards. Lillemor l’avait cousue elle-même pour son petit frère, avec les proportions exactes en se servant des plus beaux tissus et de tout son savoir-faire. C’était le cadeau qu’elle avait voulu lui offrir. Une œuvre d’art qui lui avait demandé des semaines de travail et que l’adolescent portait fièrement, avec le plus d’élégance possible, mais tout de même une petite touche de folie visible sur ses mains, dont une partie étaient cachée par des manches déboutonnées volontairement trop longues. Knut avait souhaité que le noir, sa couleur préférée soit visible quelque part. Elle l’était sur ses ongles, via un vernis mat qui lui donnait un air fatal, ainsi qu’à ses doigts gauches, via trois bagues métalliques circulaires positionnées à l’extrémité de l’index, au bout du majeur et au milieu de l’auriculaire.

Dans cette tenue sage, Knut était simplement à croquer. Justin hésita d’ailleurs à le faire, avant de se raviser. Le chaton nordique était un animal blessé, et le Français ne savait pas comment il pouvait réagir si des crocs se posaient sur sa nuque. D’ailleurs, Knut lui-même hésita. Après avoir été félicité pour son nouvel âge par ses parents et Claude, il s’avança vers eux pour leur faire la bise puis, s’arrêtant pile devant Justin, il patienta au moins trois longues secondes avant de se pencher et de tendre sa joue en souriant tendrement. Après tout, le chaton des Alpes n’était en rien responsable de la petite crise de la veille, et il refusait d’être fâché avec son nouveau meilleur copain pendant la journée qui lui était consacrée. Ils avaient plein de conneries à faire ensemble au lycée avant de se retrouver tous ensemble avec le club pour fêter l’évènement au café autour d’un énorme gâteau que Lillemor avait elle-même commandé. Il n’y avait pas à dire, en matière d’anniversaire, sa sœur déchirait.

Attendri, Justin frotta son museau dans le cou de son camarade et l’invita à s’assoir sur la chaise à côté de lui, à moins qu’ils ne veuillent squatter ses genoux, à ses risques et périls, s’il n’avait pas peur des coussinets baladeurs. Proposition face à laquelle Knut fit mine de grimacer, dans le seul but d’énerver un peu plus son compère, avant de poser ses fesses à côté et d’attraper la brique de lait pour se servir un grand verre. La journée commençait bien mieux que la précédente ne s’était terminée. Malheureusement, la première mauvaise nouvelle tomba rapidement, échappée de la bouche de Claude.

« Désolé Kisse, mais ce matin, Justin reste avec moi. Tu le verras cette après-midi ! »

Ah oui, c’était vrai. Maintenant qu’elle le disait, le jeune Français était censé faire le point sur ses devoirs en retard et accompagner sa professeure dans quelques musées, pour déterminer les plus intéressants à visiter – la ville en comptait plus de quatre-vingts –, dans l’optique d’un séjour impliquant plus d’élèves. C’était ballot. Devant cet impératif, Justin leva ses mains en l’air et serra ses lèvres pour indiquer qu’il était désolé, mais qu’il n’y pouvait rien. Un peu déçu, Knut engloutit rapidement la fin de son petit déjeuner, fila se laver les dents et termina de s’habiller pour aller en cours, en enfilant rapidement des chaussettes noires transparentes ayant pour motif des lignes longitudinales, puis des Derbies en cuir couleur fauve par-dessus. En tant que poupée Russe, il attrapa dans la penderie le manteau qui allait le mieux avec son pantalon, à savoir une belle parka kaki, couverte de poches et de protèges coudes noirs en simili cuir. Elle couvrait à la fois sa nuque et la paume de ses mains. Enfin, pour se protéger du froid, il avait absolument besoin de son écharpe blanche en laine préférée, qu’il enfila tout autour de son cou, avant de plonger dans les escaliers avec sa sœur, puis de filler directement jusqu’à l’arrêt de bus.

En chaussettes dans le salon, Justin mit de l’ordre dans ses affaires, confirma à sa professeure que le programme lui convenait parfaitement et l’arrangeait même, puis lui emboita le pas sur les coups de dix heures lorsqu’elle lui indiqua qu’il était temps d’y aller.

Leur premier arrêt fut le musée Nobel, à quelques dizaines de mètres seulement de leur logement et du Palais Royal. Le lieu avait ouvert ses portes en 2001, pour les cent ans du prix, et mettait en avant une exposition sur la vie d’Alfred Nobel, réservait un espace aux lauréats de l’année et proposait diverses activités plus ou moins abordables. À force de courir de bâtiments en collections, Justin commençait sérieusement à être fatigué de cette boulimie de connaissances, d’autant plus que ce musée-là était bien loin d’être le plus passionnant qu’il lui ait été donné de voir pendant son séjour. Sombre et pas très avenant, l’endroit brillait plus aux yeux du jeune homme pour son bar que par ce qu’il avait à montrer. S’ennuyant ferme – aucun chaton n’avait jamais été récompensé du prix, c’était une véritable honte –, le petit Français s’installa à une table. Attendant que Claude finisse sa visite, il envoya quelques SMS à Sabina. Pas grand-chose, simplement qu’il s’était rendu compte en discutant avec elle qu’elle était une chic fille et qu’elle semblait tenir sincèrement à Knut. Il lui demandait seulement si elle voulait bien lui faire confiance. Le suivre dans un délire qu’il ne pouvait pas expliquer mais qui était nécessaire. Elle seule pouvait comprendre et il ne pouvait demander à personne d’autre. Elle ne comprenait en réalité rien, d’autant moins que Justin préférait rester très évasif. Mais le ton gentil et mignon de ses messages fut suffisant pour la convaincre de donner son accord.  

La visite suivante fut consacrée à l’hôtel de Ville, situé à dix minutes à pieds. Si seulement il ne pleuvait pas à verse ce jour-là, peut-être Justin aurait-il trouvé agréable la promenade jusqu’à l’imposant bâtiment gothique fait de briques rouges. Heureusement que le ciel était censé s’éclaircir peu après la tombée de la nuit. Vers quinze heures. Ce qui ne servait du coup pas à grand-chose. Enfin, au moins, le palais possédait plusieurs pièces qui méritaient carrément le coup d’œil, comme le gigantesque Hall bleu – qui n’était pas bleu – et son orgue, où se tenait chaque année le banquet des Nobels, la galerie aux murs peints directement par un membre de la famille royale ou encore la fameuse salle dorée, recouverte d’une céramique de plus de dix-huit millions de morceaux de verres et d’or. Clairement, cet hôtel de ville en mettait plein la vue. Un peu dissipé, Justin n’écouta cependant pas toutes les explications du guide. Il avait le regard bien trop souvent braqué sur son téléphone à attendre une réponse de Viktor pour s’intéresser à l’organisation de la vie politique locale. Il devait absolument convaincre le jeune homme de le rejoindre en avance au lieu de rendez-vous du soir, même s’il n’avait pas grand-chose à lui dire. Après d’âpres négociations, le président du club céda enfin, même s’il ne comprenait définitivement pas pourquoi il devait se presser et devancer les autres.

Le début d’après-midi se passa plutôt rapidement. De retour chez les Eklund, assis les jambes croisées sur son matelas, l’adolescent porta ses doigts entremêlés à son visage et soupira longuement. Le comportement d’Hakon le soir précédent avait été stupide, mais avait créé une ouverture. Fallait-il s’y engouffrer et blesser encore plus les autres, pour tout faire péter ? Foutu pour foutu, Justin pouvait-il se permettre d’aller jusqu’à provoquer lui-même ce qu’il avait fermement reproché la veille ? Il hésitait. Puis, fixant son poignet droit, il serra des dents, se donna trois petites gifles et se releva. Oui. Ce soir, pas de boulettes Ikéa : il allait bouffer les larmes d’un chaton Suédois. Arriva l’heure du diner – pris à 18h30 dans un fast-food local – puis enfin celle de rentrer pour se préparer.

Après avoir prévenu Claude qu’il partait un peu en avance, Justin arriva de bonne heure au fameux bar de la veille, là où tous s’étaient donné rendez-vous pour passer la soirée. Il se situait pile entre les quartiers d’Hötorget – connu pour son ciné, son centre commercial et sa salle de concert – et le très branché Sturplan, en bordure du quartier Östermalm. C’était là que la jeunesse de la ville aimait le plus se réunir, et donc où le club avait ses quartiers et partageait un fika après les heures de classe. Le lieu était à mi-chemin entre les îles de Gamla Stan – où vivait Lillemor et son frère – et celle plus résidentielle de Kunhholmen où habitaient les autres.

Comme prévu, Justin était le premier. Juste ce qu’il lui fallait pour discuter avec la serveuse. Il avait une demande incongrue mais bien précise à lui faire. La main derrière le crâne et un énorme sourire charmeur sur le visage, il s’excusa en rigolant, ce qui fit immédiatement craquer son interlocutrice qui accéda à sa demande. Dieu qu’il pouvait s’en vouloir parfois d’abuser de ses charmes, et plus encore d’être d’une incroyable et perfide efficacité quand il voulait les utiliser pour manipuler son monde.

Enfin, Justin s’installa à table, commanda un premier cocktail pour se mettre en jambe et attendit l’arrivée de ses camarades. Il était installé dans un box rond sur un rehaussement, sur le côté, avec vue sur l’entrée. Comme prévu, Viktor montra sa tête avant le reste de la troupe, un énorme paquet sous le bras. À moitié épuisé, le timbre de sa voix trahissait un léger énervement.

« Bon, voilà ! J’ai couru pour être là avant les autres ! Ils seront là dans cinq minutes ! Tu voulais quoi, du coup, Justin ? »

C’était une bonne question. À force de ressasser encore et encore le discours qu’il voulait prononcer plus tard, l’adolescent en avait négligé ce genre de détails. Bah, ce n’était pas grave. Il lui suffisait d’improviser. Une ou deux blagues, une question indiscrète, une encore plus gênante, et une allusion touchante, histoire d’enfoncer le clou pour qu’ils parlent, parlent et parlent encore sans s’arrêter. L’important, ce n’était pas l’échange qu’il menait avec Viktor. C’était que cet échange soit vu.

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