Une danse bénie de Dieu, le sel de la mer et des gens gentils
20 mars 2020. On regarde les caisses de nourriture qu’un hôtelier nous a donnés. « Venez vite les chercher avant que ça périme ! » On est plantées comme des radis devant les caisses pendant de longues minutes, avant qu’enfin l’une de nous finisse par dire : « Mais comment on va distribuer ça sans sacs ? »
On ne s’improvise pas maraudeuses et pourtant il va bien falloir, les Restos du Cœur sont fermés - pas de chance, le confinement est tombé en plein pendant leur fermeture annuelle - et il n’y a plus aucune maraude. Privées de tout moyen de subsistance, les personnes sans abri ont commencé à se mettre au milieu de la route sur les boulevards, pour arrêter les rares voitures qui passent, afin de demander une pièce ; et pour cause, il n’y a plus personne dans les rues à qui elles pourraient demander. G., habituellement à la gare, hurle au carrefour du Pôle bus depuis 2 jours : « Je n’ai pas le virus !! Je veux juste 1 euro ou 2 euros pour manger !! ». Elle a fabriqué une espèce de masque en tissu qu’elle a mis à son chien.
Trouver des sacs, ça ne doit pas être trop compliqué ? Carrefour City, c’est non, ils n’ont pas de stocks. Casino Shop, c’est non, on n’a pas compris pourquoi. Leclerc, c’est « non, non, non ». Monoprix, attendez je vais voir. Laissez-moi votre numéro ; c’est bon, c’est oui, dit la responsable, passez demain chercher des cartons de sacs, et bon courage à vous.
À la gare routière, il y a un couple assis, à qui on propose un sac de bouffe. Ils nous regardent surpris, le mec dit « mais on n’est pas sdf nous », ma collègue lui répond « on s’en fout, vous avez besoin de manger ou pas ? », le mec dit que non, c’est bon ; on s’en va. La fille nous court après et nous demande qui on est et pourquoi on fait ça ; elle s’approche pour faire un câlin à ma collègue, des larmes dans les yeux et puis elle se souvient que les câlins sont interdits, elle rigole, gênée, et puis dit « c’est beau dans toute cette merde ».
Mai 2020. Depuis qu’elle a sa carte de séjour, Evelyn a un boulot et elle est fière - elle le répète souvent - de ne jamais rien avoir demandé à personne. Elle est fière de subvenir aux besoins de ses 2 enfants, elle est fière parce que dans son pays, les femmes ne travaillent pas - comprendre : ne travaillent pas à l’extérieur de la maison, en dehors des 15 heures de travail domestique - et ce sont les hommes qui ramènent l’argent. Evelyn, elle, ramène l’argent, et cela lui procure une fierté ! Lorsqu’elle dit « ça me donne une fierté ! », elle serre le poing et le lève dans les airs, les yeux brillants.
Seulement voilà, c’est le confinement et Evelyn n’a plus de travail. Son patron ne lui paie pas le chômage partiel comme il le devrait, d’ailleurs en fouillant bien, est-ce qu’il l’avait vraiment déclarée ? On ne le saura pas tout de suite, puisque le patron a fermé la porte et il est parti se confiner sur une île au soleil. Evelyn, elle, est seule avec ses deux enfants à nourrir depuis deux mois et elle n’a plus d’argent.
J’appelle son banquier, pour demander une autorisation de découvert exceptionnelle, en expliquant la situation : écoutez, madame va reprendre le travail en juin après le confinement, c’est une situation temporaire, elle n’a jamais le moindre souci sur son compte, il lui reste 20 euros pour finir le mois, elle a deux enfants... Le conseiller financier me répond qu’il ne peut rien faire et que Madame « n’a qu’à mieux organiser la gestion de son budget ».
Je note le nom de ce connard sur ma liste des personnes à massacrer avant de mourir, on fait une aide de 50 euros à Evelyn, on ne peut pas faire plus et le soir je raconte cette horreur sur Twitter.
Une personne m’envoie un message privé. Me dit de lui envoyer le RIB d’Evelyn, qu’elle lui fera un virement. Que la vie c’est comme ça, un jour tu donnes, un jour tu reçois. Un jour, Evelyn donnera aussi à quelqu’un d’autre, c’est un grand cycle de la vie.
Dès le lendemain, ma collègue appelle Evelyn, pour qu’elle me rapporte un RIB. Elle m’en rapporte un tout chiffonné : il est illisible. Je lui dis d’aller à la Poste en chercher un autre ; elle y va, la Poste est fermée, elle revient ; je lui dis d’aller au distributeur avec sa carte bancaire, le distributeur doit donner des RIB ; elle part, se fait contrôler par la police, n’a pas la bonne attestation dérogatoire, l’heure est dépassée, ils l’emmerdent parce qu’il y avait écrit qu’elle sortait faire des courses et elle n’a pas de sac de courses, pourquoi elle n’a pas de sac de courses, où sont les courses ? ; elle n’a pas de courses parce qu’elle n’a pas d’argent, mais si seulement elle pouvait prendre un RIB au distributeur, elle pourrait avoir l’argent pour aller faire les courses... ; Mais où est votre sac de courses ? demandent les policiers ; elle m’appelle ; je cours jusqu’au point de contrôle expliquer la situation ; les policiers me demandent mon attestation dérogatoire à moi ; je suis partie les mains dans les poches dans la panique et sans attestation ; je rajoute mentalement 3 autres noms sur ma liste noire ; on finit par avoir un RIB, je l’envoie à la personne en message privé, qui me dit qu’elle va enregistrer le RIB et faire le virement, ça va prendre 4 ou 5 jours.
Une semaine après, je reçois un appel d’Evelyn, qui me dit qu’elle a bien reçu un virement de 100 euros d’une personne inconnue, elle crie dans le téléphone, elle est heureuse comme c’est pas permis, « Cent euros, je vais pouvoir aller faire mes courses !! Cent euros pour une personne inconnue, mais c’est tellement gentil !! Dis-lui merci et que Dieu la bénisse, que Jésus la bénisse, elle et toute sa famille !! »
Je transmets le message.
Juin 2020. Ça frappe à la porte, mais je ne vais pas répondre, on est fermé jusqu’à 14 h et je suis en pleine rédaction d’un recours, j’ai besoin de concentration. Mais ça frappe encore et encore, ça tambourine à la porte, à la fenêtre, à la porte encore, je finis par gueuler « Wooooohhhh !!! » et par aller ouvrir la porte, derrière laquelle je vois Evelyn qui me pousse à l’intérieur en hurlant des choses incompréhensibles, puis ressort, va chercher son vélo, le rentre aussi et le balance par terre et crie des trucs auxquels je ne comprends rien, tous entrecoupés de « God bless you, God bless her !! »
Quand enfin elle se calme un peu, elle m’explique que le mois dernier, lorsque je l’ai informée du virement imminent, elle est allée tous les jours au distributeur pour voir s’il y avait eu une opération sur son compte, car elle ne dispose pas d’une application lui permettant de voir à distance le crédit de son compte. Après une semaine, elle a découvert un virement en sa faveur de 100 euros, elle a retiré les 100 euros et s’est empressée d’aller faire ses courses et de faire durer les 100 euros le plus longtemps possible.
Puis, il y a deux jours, elle a reçu une lettre de la CPAM lui annonçant un remboursement du médecin. Alors elle a pris son vélo et est allée au distributeur de nouveau, pour voir si le virement de 20 € était arrivé. Et là, elle n’a pas compris : son compte affichait un solde de 900 €. Devant le distributeur, Evelyn a pris le ticket indiquant 900 €, a ressorti sa carte bancaire, l’a rentrée à nouveau, a encore demandé son solde, la stupide machine lui a de nouveau dit que son solde était de 900 €. Evelyn est restée devant la machine sans comprendre. Les autres personnes qui voulaient retirer de l’argent commençaient à râler, alors elle est partie chez elle pour réfléchir à tout ça, sans même retirer le moindre euro.
Le lendemain, elle est revenue au distributeur et a demandé l’historique des dernières opérations. Le ticket est sorti. Alors seulement, elle a compris : le virement de cette inconnue, qu’elle avait cru être de 100 euros, avait en fait été de 1000 euros. MILLE EUROS !!! Elle hurle dans le bureau. Mille euros !!! Bien sûr qu’elle a cru que c’était cent euros, parce que QUI DANS LE MONDE fait un don comme ça, sans rien en échange, de mille euros à une parfaite inconnue qu’elle n’a jamais vue ???!!!
Alors cela faisait un mois qu’Evelyn, qui survivait avec les 100 euros, avait en réalité 900 euros qui attendait sagement sur son compte. Elle me raconte tout ça en criant, en éclatant de rire, en pleurant, et quand elle arrive à la conclusion, elle jette sa casquette par terre, et elle danse en chantant. Elle répète « que Dieu la bénisse, que Jésus la bénisse, elle et toute sa famille, que Dieu lui apporte la santé, le bonheur, que Dieu la protège pour toute sa vie, que Dieu te protège toi et ta famille » et elle chante, et elle danse, elle danse, elle danse. Je souris en pleurant, et je n’ai rien vu d’aussi beau depuis des siècles et des siècles.
Juillet 2020. Dans le formulaire de messages de notre cagnotte, une personne a laissé ce mot : « J’ai reçu une prime du gouvernement parce que je suis docteure, mais je n’en ai pas besoin, je gagne déjà bien ma vie. Je vous la donne, pour des gens qui en ont vraiment besoin. » Avec le montant exact de sa prime, soit 1 537 €.
Septembre 2020. Je regarde les billets sur la table. « Euh, c’est quoi ça ? L’avocate tu la payes directement, c’est pas à moi qu’il faut donner de l’argent. » Je suis un peu surprise que M. ne sache pas comment fonctionne une avocate, parce que des procédures, on en a fait ensemble ! Depuis 5 ans, on a fait un recours CNDA, un recours OFII refus des CMA (conditions matérielles d’accueil), et trois recours pour ses parents et sa grand-mère. On a tout gagné (à l’exception du dernier, qui est toujours en cours, affaire à suivre). Alors, je ne comprends pas pourquoi il pose des billets sur mon bureau juste après avoir parlé de l’avocate.
« Non, c’est pas pour l’avocate ça, c’est pour l’association, me dit-il. Parce que la semaine dernière, je suis allé faire mes courses à Casino. Et là, il y avait un Monsieur qui m’a demandé de l’argent. Il parlait pas bien français, comme moi quand j’arrive ici. J’avais pas de l’argent avec moi, parce que j’avais juste fini le travail. J’ai dit au Monsieur “Pourquoi vous avez pas de maison ?”, il m’a dit parce qu’il a pas de papiers. Alors j’ai donné le numéro de téléphone du bureau ici avec l’adresse. J’ai dit “Il faut venir les voir ! Ils travaillent très bien et très gentil !” Et après la nuit, j’ai pensé, j’ai dit à moi : M., tu as envoyé le Monsieur là-bas, mais qu’est-ce que tu as fait toi pour l’aider ? Alors je donne un peu d’argent pour aider l’association. Si le Monsieur il vient pas, c’est pour aider une autre personne. »
Décembre 2020. Sur le formulaire de notre cagnotte, je vois un don d’une personne qui est cheffe de service dans une structure avec laquelle on est toujours en opposition, toujours en conflit, toujours au tribunal. Elle a inscrit « anonyme » pour l’extérieur, personne ne le saura. Moi, je l’ai vu. Promis, je ne le dirai pas.
Noël 2020. Sophie ouvre les portes de la camionnette avec beaucoup de précaution, mais l’inévitable se produit : une trentaine de paquets cadeaux tombent par terre. J’ouvre d’énormes yeux devant le tas de paquets à l’intérieur de la camionnette. « Ah ouais... » Elle me dit qu’encore, elle n’a pas tout apporté, qu’il en reste dans son garage, si jamais j’en veux davantage... Non, c’est bon, merci !
C’est l’opération une boîte pour Noël lancée sur Facebook par je ne sais qui et qui a incroyablement bien marché. Le principe était de préparer, dans une boîte à chaussures, un petit paquet cadeau de Noël pour une personne inconnue. Dans le paquet, il doit y avoir quelque chose de chaud (gants, écharpe, bonnet, pull...), quelque chose de bon (chocolats, gâteaux, bonbons...), quelque chose à lire, un jeu (des mots fléchés, un jeu de cartes...) et un petit mot pour la personne inconnue.
Il y a des paquets cadeaux homme et femme. Il y a aussi des paquets cadeaux « Monsieur et son chien » ou « Madame et son toutou », « Madame et son bébé », les choses sont assez bien pensées.
Sophie, qui coordonne l’opération localement, nous apporte 300 paquets. 300 paquets qu’on va trimballer 30 fois du camion dans le bureau, puis de cette pièce à celle-là, non finalement ça ne va pas, plutôt là-bas, attendez c’est mélangé, on recommence les hommes et les femmes on sépare, et finalement non on les met là oh puis c’est encore mélangé oh bon Dieu on refait, etc., etc.
En les rangeant pour la dernière fois, on s’aperçoit que certains paquets ne sont pas marqués, ni Monsieur ni Madame. On décide de les ouvrir délicatement pour savoir à qui les donner. Et là, le choc. Dans le premier paquet - homme - trois vieux polos moisis qui empestent le renfermé et un vieux bouquin Harlequin de cul. On les balance à la poubelle, on garde les chocolats de côté. Deuxième paquet - homme - un pull blanc avec un grosse tache dessus. On jette, on garde les biscuits.
On regarde l’heure, 23 h 30, on regarde nos tronches, on est dégoûtées mais bon c’est comme ça : on ouvre tous les cadeaux. On peut pas donner des cadeaux si certains salopards qui les ont faits ont mis des détritus dedans parce qu’ils se sont dits que comme ça irait à des moins-que-rien, ils pouvaient leur donner de la merde.
Et on refait des paquets convenables. Après deux dizaines, on décide de ne pas toucher aux paquets Femmes : même lorsqu’elles n’ont pas grand-chose à donner, les femmes concoctent des paquets avec attention, elles ont lavé un beau vêtement, elles ont mis un rouge à lèvres, un beau bijou, des serviettes...
Certains hommes, eux, font du vide dans leur placard, leur bibliothèque et leur garde-manger. Vêtements troués, tachés, faisandés, nourriture avariée, livres auxquels il manque des pages.
Durant cette nuit, je pense : dans les paquets des femmes, il y a toute la sororité du monde. Mais où est donc passée la fameuse solidarité masculine ? Celle qui pousse des hommes à immédiatement intervenir pour en défendre un autre, inconnu, lorsque ce dernier est accusé de viol, de harcèlement, de violences conjugales ; celle qui pousse des hommes à dire not all men ! parce qu’eux aussi sont des hommes, mais pas des hommes comme ça ; celle qui pousse des hommes à rire des blagues sexistes de leurs potes, des agressions sexuelles de leurs potes, parce que bon, c’est la solidarité masculine quoi. Où est-elle donc passée lorsqu’il s’agit de donner à un autre homme, qui jamais ne saura qui vous êtes, quelques parties de soi ? Finalement, ont-ils la moindre idée de ce qu’est la fraternité, s’ils sont sûrs d’être anonymes ?
Janvier 2021. « Ma sœur, je te présente mon mari ». Elle a les yeux qui explosent de bonheur. Six ans qu’elle ne l’avait plus vu son mari et il est enfin là. Pour lui, c’est un peu plus dur, il vient d’arriver et il est au centre de toutes les discussions, de toutes les curiosités, alors qu’il ne comprend rien à ce qui est dit autour de lui, l’horreur. J’échange avec lui dans sa langue, puis laisse les autres parler d’administration, répond à leurs questions, sourit beaucoup, surveille l’horloge, si seulement j’avais le temps de savourer les moments de la vie.
Avant de partir, le mari me dit qu’il a un cadeau pour moi et me pose un sac en papier devant les pieds. Je suis un peu emmerdée : dans leur coutume, on n’ouvre pas le cadeau devant celui qui l’offre, c’est malpoli, il est totalement malvenu de commenter le cadeau, que ce soit en bien ou en mal ; dans la nôtre, c’est précisément le contraire, il faut découvrir le cadeau puis s’extasier, trouver ça extraordinaire, le commenter, etc. Je ne sais pas quoi faire avec mon paquet ; le mari, sans surprise, a posé le paquet et s’est déjà tiré dans le couloir comme pour partir. Les Français, eux, veulent l’ouverture du cadeau et s’exclament : « Mais attends ! Ohlala mais il est drôle lui ! Ha ha, attends, reviens come come, elle va ouvrir le cadeau quand même, she open the euh comment on dit cadeau déjà ? the box ? open the box together ok ? »
Dans sa langue, je dis au mari que je suis désolée pour tout ça, il dit - bien sûr - qu’il n’y a pas de souci. Il n’y a même pas de box à ouvrir, puisque je vois ce qu’est le cadeau, ce sont des chaussures, faites au pays.
Je les sors du sac, les Français font des « Ohhh » mi intrigués - mi curieux et re mi dégoûtés derrière. Le mari me dit « Merci pour la vie de ma femme et mes enfants. Chez nous, les chaussures, c’est important. »
Je lui souris et le remercie, je ne trouve pas de mots adaptés, et l’un des Français dit « ah, y a une tache là » ; sur l’une des chaussures, il y a une auréole blanche, faite par le sel de la mer. En une seconde, je visualise le trajet de milliers de kilomètres fait par ces chaussures, la façon incroyable dont le mari a dû les tenir serrées dans son sac, bien emballées dans du plastique, mais bon si seulement il avait pu prendre un avion et les mettre dans un bagage en soute n’est-ce pas, elles n’auraient pas été tachées et je ressens une telle gêne de recevoir un cadeau si démesuré, une telle honte de cette réflexion obscène, un tel vertige de tout ce méli-mélo mais je ne peux pas hurler, je pose juste ma main sur le bras du mari qui a entretemps baissé les yeux et je lui dis : « Merci beaucoup, c’est vraiment un très beau cadeau ». Il me sourit.
En rentrant chez moi, je range précautionneusement les chaussures dans un sac et les pose sur une étagère dans un placard : je ne pourrai jamais les porter, elles sont dix fois trop grandes. Le même soir, sa femme m’écrit un message avec une dizaine d’émojis qui explosent de rire : « je crois que les chaussures sont trop grandes ma sœur, c’est parce que mon mari il pensait que tu étais une géante ».
Février 2021. C’est un mail au milieu des autres, qui demandent des renseignements administratifs, juridiques, de l’aide, des rendez-vous, un mail qui dit « Salut les potes ! On a décidé de vous envoyer un chèque chaque mois, en fonction de ce qu’on arrivera à récolter comme dons, bon courage à vous ! » et c’est signé Archives de la Zone Mondiale. Je dis salut, ok, merci, bonne journée.
Plus tard, je reçois une enveloppe avec un premier chèque et un CD de musique, que je refile à Y., le responsable logistique, c’est sa came cette musique.
Plus tard encore, ma collège qui fait la compta bondit du canapé et court vers moi en disant : « Archives de la zone mondiale ?!! Ils nous font des dons ?! » Je dis ouais, ne comprenant pas pourquoi c’est si extraordinaire. « Mais punaise, c’est le label des Béruriers noirs, de Ludwig von 88, quoi !! » Ah... Elle rigole. « Mais toi alors, t’y connais vraiment rien en musique !! » Elle rigole encore, des étoiles dans les yeux. Elle me demande, toujours avec ce regard de groupie : « Ils ont dit quelque chose ? Et toi tu leur as dit quelque chose ? » Euh ouais, ils ont dit : salut, et moi j’ai dit salut.
Mars 2021. En pleine permanence, je bute dans le couloir sur un homme avec un carton dans les bras. Je le regarde deux secondes de façon interrogative : il me dit qu’il ne veut rien, simplement donner un carton de vêtements pour enfants et un sac de jouets. Ah, super, merci, je les prends et les pose dans un coin, je m’en occuperai plus tard.
22 h, la permanence terminée, je passe devant le carton en sortant du bureau, fais demi-tour, rallume la lumière et regarde les vêtements, ok, mets un mot dessus pour que quelqu’un les emporte au vestiaire. Puis j’ouvre le sac de jouets : il n’y a là que des jouets qui font du bruit, des castagnettes, une flûte, un xylophone, en bref le cauchemar de tous les parents qui n’ont pas une maison de 300 m² et/ou des nounous qui supportent la créativité sans bornes de leurs chérubins musiciens et/ou un moral d’acier. Mais rien qui ne soit destiné à des parents survivant à 4 dans une chambre d’hôtel de 9 m², ou dans des HLM à 8 personnes dans 50 m², dans des logements insalubres et mal isolés, ou bien encore à ceux qui dorment dans la rue ; rien qui ne donnerait pas encore plus de migraines à des personnes qui en ont déjà constamment.
Je fixe le sac deux minutes, en me demandant pourquoi les gens font ça. Et je le balance intégralement à la poubelle.
Mars 2021. « Non, mais quand même il y a des gens gentils, me dit Moussa. L’autre jour, on était sur un chantier, on faisait de la plomberie pour un Monsieur, on était chez lui. Parce que souvent on va faire des chantiers dans des entreprises mais là c’était chez un Monsieur. Alors quand on fait la pause à midi, le Monsieur il m’appelle, et il me dit “Tu as une gamelle pour déjeuner ?” et moi je lui dis “non, je vais aller m’acheter un kébab”, alors il m’a donné 20 euros, et il m’a dit “Tiens, va t’acheter ton kébab avec ça”. Quand même, c’est gentil ça !! comme ça, il m’a donné 20 euros !!
« Alors, je suis allé au kébab, j’ai pris un gros menu kébab, frites, boisson, ça faisait 10 euros, je suis revenu, j’ai rendu les 10 euros au Monsieur. mais il m’a dit “Non, non, garde-les pour toi, tu trouveras bien quelque chose à en faire.” Il m’a dit ça en souriant. Quand même, c’est gentil ça !!
« Alors là, j’ai pensé, tiens je vais venir te donner les 10 euros pour que tu t’achètes des cigarettes. »
Je recrache le SevenUp que j’étais en train de boire. « Mais enfin, Moussa, il a raison le Monsieur, garde-les pour toi les 10 euros, tu trouveras bien quelque chose à en faire ! »
Il me fixe, le regard déterminé, et me répond : « J’ai trouvé justement. »
Voyant que je ne parviendrai pas à le faire changer d’avis, j’attrape le carnet de reçus de l’association : « Bon, alors tu fais un don de 10 euros à l’association, comme ça, ça paiera un kébab à un jeune un jour. Ça te va ?
— Ça me va.
— Tu es drôlement gentil, Moussa.
— Oui, c’est ce que je dis, y a des gens gentils ! »