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Un mug

@unmug / unmug.tumblr.com

Un mug et un jardin
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Une danse bénie de Dieu, le sel de la mer et des gens gentils

20 mars 2020. On regarde les caisses de nourriture qu’un hôtelier nous a donnés. « Venez vite les chercher avant que ça périme ! » On est plantées comme des radis devant les caisses pendant de longues minutes, avant qu’enfin l’une de nous finisse par dire : « Mais comment on va distribuer ça sans sacs ? »

On ne s’improvise pas maraudeuses et pourtant il va bien falloir, les Restos du Cœur sont fermés - pas de chance, le confinement est tombé en plein pendant leur fermeture annuelle - et il n’y a plus aucune maraude. Privées de tout moyen de subsistance, les personnes sans abri ont commencé à se mettre au milieu de la route sur les boulevards, pour arrêter les rares voitures qui passent, afin de demander une pièce ; et pour cause, il n’y a plus personne dans les rues à qui elles pourraient demander. G., habituellement à la gare, hurle au carrefour du Pôle bus depuis 2 jours : « Je n’ai pas le virus !! Je veux juste 1 euro ou 2 euros pour manger !! ». Elle a fabriqué une espèce de masque en tissu qu’elle a mis à son chien.

Trouver des sacs, ça ne doit pas être trop compliqué ? Carrefour City, c’est non, ils n’ont pas de stocks. Casino Shop, c’est non, on n’a pas compris pourquoi. Leclerc, c’est « non, non, non ». Monoprix, attendez je vais voir. Laissez-moi votre numéro ; c’est bon, c’est oui, dit la responsable, passez demain chercher des cartons de sacs, et bon courage à vous.

À la gare routière, il y a un couple assis, à qui on propose un sac de bouffe. Ils nous regardent surpris, le mec dit « mais on n’est pas sdf nous », ma collègue lui répond « on s’en fout, vous avez besoin de manger ou pas ? », le mec dit que non, c’est bon ; on s’en va. La fille nous court après et nous demande qui on est et pourquoi on fait ça ; elle s’approche pour faire un câlin à ma collègue, des larmes dans les yeux et puis elle se souvient que les câlins sont interdits, elle rigole, gênée, et puis dit « c’est beau dans toute cette merde ».

Mai 2020. Depuis qu’elle a sa carte de séjour, Evelyn a un boulot et elle est fière - elle le répète souvent - de ne jamais rien avoir demandé à personne. Elle est fière de subvenir aux besoins de ses 2 enfants, elle est fière parce que dans son pays, les femmes ne travaillent pas - comprendre : ne travaillent pas à l’extérieur de la maison, en dehors des 15 heures de travail domestique - et ce sont les hommes qui ramènent l’argent. Evelyn, elle, ramène l’argent, et cela lui procure une fierté ! Lorsqu’elle dit « ça me donne une fierté ! », elle serre le poing et le lève dans les airs, les yeux brillants. 

Seulement voilà, c’est le confinement et Evelyn n’a plus de travail. Son patron ne lui paie pas le chômage partiel comme il le devrait, d’ailleurs en fouillant bien, est-ce qu’il l’avait vraiment déclarée ? On ne le saura pas tout de suite, puisque le patron a fermé la porte et il est parti se confiner sur une île au soleil. Evelyn, elle, est seule avec ses deux enfants à nourrir depuis deux mois et elle n’a plus d’argent. 

J’appelle son banquier, pour demander une autorisation de découvert exceptionnelle, en expliquant la situation : écoutez, madame va reprendre le travail en juin après le confinement, c’est une situation temporaire, elle n’a jamais le moindre souci sur son compte, il lui reste 20 euros pour finir le mois, elle a deux enfants... Le conseiller financier me répond qu’il ne peut rien faire et que Madame « n’a qu’à mieux organiser la gestion de son budget ».

Je note le nom de ce connard sur ma liste des personnes à massacrer avant de mourir, on fait une aide de 50 euros à Evelyn, on ne peut pas faire plus et le soir je raconte cette horreur sur Twitter. 

Une personne m’envoie un message privé. Me dit de lui envoyer le RIB d’Evelyn, qu’elle lui fera un virement. Que la vie c’est comme ça, un jour tu donnes, un jour tu reçois. Un jour, Evelyn donnera aussi à quelqu’un d’autre, c’est un grand cycle de la vie.

Dès le lendemain, ma collègue appelle Evelyn, pour qu’elle me rapporte un RIB. Elle m’en rapporte un tout chiffonné : il est illisible. Je lui dis d’aller à la Poste en chercher un autre ; elle y va, la Poste est fermée, elle revient ; je lui dis d’aller au distributeur avec sa carte bancaire, le distributeur doit donner des RIB ; elle part, se fait contrôler par la police, n’a pas la bonne attestation dérogatoire, l’heure est dépassée, ils l’emmerdent parce qu’il y avait écrit qu’elle sortait faire des courses et elle n’a pas de sac de courses, pourquoi elle n’a pas de sac de courses, où sont les courses ? ; elle n’a pas de courses parce qu’elle n’a pas d’argent, mais si seulement elle pouvait prendre un RIB au distributeur, elle pourrait avoir l’argent pour aller faire les courses... ; Mais où est votre sac de courses ? demandent les policiers ; elle m’appelle ; je cours jusqu’au point de contrôle expliquer la situation ; les policiers me demandent mon attestation dérogatoire à moi ; je suis partie les mains dans les poches dans la panique et sans attestation ; je rajoute mentalement 3 autres noms sur ma liste noire ; on finit par avoir un RIB, je l’envoie à la personne en message privé, qui me dit qu’elle va enregistrer le RIB et faire le virement, ça va prendre 4 ou 5 jours.

Une semaine après, je reçois un appel d’Evelyn, qui me dit qu’elle a bien reçu un virement de 100 euros d’une personne inconnue, elle crie dans le téléphone, elle est heureuse comme c’est pas permis, « Cent euros, je vais pouvoir aller faire mes courses !! Cent euros pour une personne inconnue, mais c’est tellement gentil !! Dis-lui merci et que Dieu la bénisse, que Jésus la bénisse, elle et toute sa famille !! »

Je transmets le message.

Juin 2020. Ça frappe à la porte, mais je ne vais pas répondre, on est fermé jusqu’à 14 h et je suis en pleine rédaction d’un recours, j’ai besoin de concentration. Mais ça frappe encore et encore, ça tambourine à la porte, à la fenêtre, à la porte encore, je finis par gueuler « Wooooohhhh !!! » et par aller ouvrir la porte, derrière laquelle je vois Evelyn qui me pousse à l’intérieur en hurlant des choses incompréhensibles, puis ressort, va chercher son vélo, le rentre aussi et le balance par terre et crie des trucs auxquels je ne comprends rien, tous entrecoupés de « God bless you, God bless her !! »

Quand enfin elle se calme un peu, elle m’explique que le mois dernier, lorsque je l’ai informée du virement imminent, elle est allée tous les jours au distributeur pour voir s’il y avait eu une opération sur son compte, car elle ne dispose pas d’une application lui permettant de voir à distance le crédit de son compte. Après une semaine, elle a découvert un virement en sa faveur de 100 euros, elle a retiré les 100 euros et s’est empressée d’aller faire ses courses et de faire durer les 100 euros le plus longtemps possible. 

Puis, il y a deux jours, elle a reçu une lettre de la CPAM lui annonçant un remboursement du médecin. Alors elle a pris son vélo et est allée au distributeur de nouveau, pour voir si le virement de 20 € était arrivé. Et là, elle n’a pas compris : son compte affichait un solde de 900 €. Devant le distributeur, Evelyn a pris le ticket indiquant 900 €, a ressorti sa carte bancaire, l’a rentrée à nouveau, a encore demandé son solde, la stupide machine lui a de nouveau dit que son solde était de 900 €. Evelyn est restée devant la machine sans comprendre. Les autres personnes qui voulaient retirer de l’argent commençaient à râler, alors elle est partie chez elle pour réfléchir à tout ça, sans même retirer le moindre euro.

Le lendemain, elle est revenue au distributeur et a demandé l’historique des dernières opérations. Le ticket est sorti. Alors seulement, elle a compris : le virement de cette inconnue, qu’elle avait cru être de 100 euros, avait en fait été de 1000 euros. MILLE EUROS !!! Elle hurle dans le bureau. Mille euros !!! Bien sûr qu’elle a cru que c’était cent euros, parce que QUI DANS LE MONDE fait un don comme ça, sans rien en échange, de mille euros à une parfaite inconnue qu’elle n’a jamais vue ???!!!

Alors cela faisait un mois qu’Evelyn, qui survivait avec les 100 euros, avait en réalité 900 euros qui attendait sagement sur son compte. Elle me raconte tout ça en criant, en éclatant de rire, en pleurant, et quand elle arrive à la conclusion, elle jette sa casquette par terre, et elle danse en chantant. Elle répète « que Dieu la bénisse, que Jésus la bénisse, elle et toute sa famille, que Dieu lui apporte la santé, le bonheur, que Dieu la protège pour toute sa vie, que Dieu te protège toi et ta famille » et elle chante, et elle danse, elle danse, elle danse. Je souris en pleurant, et je n’ai rien vu d’aussi beau depuis des siècles et des siècles. 

Juillet 2020. Dans le formulaire de messages de notre cagnotte, une personne a laissé ce mot : « J’ai reçu une prime du gouvernement parce que je suis docteure, mais je n’en ai pas besoin, je gagne déjà bien ma vie. Je vous la donne, pour des gens qui en ont vraiment besoin. » Avec le montant exact de sa prime, soit 1 537 €.

Septembre 2020. Je regarde les billets sur la table. « Euh, c’est quoi ça ? L’avocate tu la payes directement, c’est pas à moi qu’il faut donner de l’argent. » Je suis un peu surprise que M. ne sache pas comment fonctionne une avocate, parce que des procédures, on en a fait ensemble ! Depuis 5 ans, on a fait un recours CNDA, un recours OFII refus des CMA (conditions matérielles d’accueil), et trois recours pour ses parents et sa grand-mère. On a tout gagné (à l’exception du dernier, qui est toujours en cours, affaire à suivre). Alors, je ne comprends pas pourquoi il pose des billets sur mon bureau juste après avoir parlé de l’avocate. 

« Non, c’est pas pour l’avocate ça, c’est pour l’association, me dit-il. Parce que la semaine dernière, je suis allé faire mes courses à Casino. Et là, il y avait un Monsieur qui m’a demandé de l’argent. Il parlait pas bien français, comme moi quand j’arrive ici. J’avais pas de l’argent avec moi, parce que j’avais juste fini le travail. J’ai dit au Monsieur “Pourquoi vous avez pas de maison ?”, il m’a dit parce qu’il a pas de papiers. Alors j’ai donné le numéro de téléphone du bureau ici avec l’adresse. J’ai dit “Il faut venir les voir ! Ils travaillent très bien et très gentil !” Et après la nuit, j’ai pensé, j’ai dit à moi : M., tu as envoyé le Monsieur là-bas, mais qu’est-ce que tu as fait toi pour l’aider ? Alors je donne un peu d’argent pour aider l’association. Si le Monsieur il vient pas, c’est pour aider une autre personne. »

Décembre 2020. Sur le formulaire de notre cagnotte, je vois un don d’une personne qui est cheffe de service dans une structure avec laquelle on est toujours en opposition, toujours en conflit, toujours au tribunal. Elle a inscrit « anonyme » pour l’extérieur, personne ne le saura. Moi, je l’ai vu. Promis, je ne le dirai pas. 

Noël 2020. Sophie ouvre les portes de la camionnette avec beaucoup de précaution, mais l’inévitable se produit : une trentaine de paquets cadeaux tombent par terre. J’ouvre d’énormes yeux devant le tas de paquets à l’intérieur de la camionnette. « Ah ouais... » Elle me dit qu’encore, elle n’a pas tout apporté, qu’il en reste dans son garage, si jamais j’en veux davantage... Non, c’est bon, merci !

C’est l’opération une boîte pour Noël lancée sur Facebook par je ne sais qui et qui a incroyablement bien marché. Le principe était de préparer, dans une boîte à chaussures, un petit paquet cadeau de Noël pour une personne inconnue. Dans le paquet, il doit y avoir quelque chose de chaud (gants, écharpe, bonnet, pull...), quelque chose de bon (chocolats, gâteaux, bonbons...), quelque chose à lire, un jeu (des mots fléchés, un jeu de cartes...) et un petit mot pour la personne inconnue. 

Il y a des paquets cadeaux homme et femme. Il y a aussi des paquets cadeaux « Monsieur et son chien » ou « Madame et son toutou », « Madame et son bébé », les choses sont assez bien pensées.

Sophie, qui coordonne l’opération localement, nous apporte 300 paquets. 300 paquets qu’on va trimballer 30 fois du camion dans le bureau, puis de cette pièce à celle-là, non finalement ça ne va pas, plutôt là-bas, attendez c’est mélangé, on recommence les hommes et les femmes on sépare, et finalement non on les met là oh puis c’est encore mélangé oh bon Dieu on refait, etc., etc. 

En les rangeant pour la dernière fois, on s’aperçoit que certains paquets ne sont pas marqués, ni Monsieur ni Madame. On décide de les ouvrir délicatement pour savoir à qui les donner. Et là, le choc. Dans le premier paquet - homme - trois vieux polos moisis qui empestent le renfermé et un vieux bouquin Harlequin de cul. On les balance à la poubelle, on garde les chocolats de côté. Deuxième paquet - homme - un pull blanc avec un grosse tache dessus. On jette, on garde les biscuits.

On regarde l’heure, 23 h 30, on regarde nos tronches, on est dégoûtées mais bon c’est comme ça : on ouvre tous les cadeaux. On peut pas donner des cadeaux si certains salopards qui les ont faits ont mis des détritus dedans parce qu’ils se sont dits que comme ça irait à des moins-que-rien, ils pouvaient leur donner de la merde. 

Et on refait des paquets convenables. Après deux dizaines, on décide de ne pas toucher aux paquets Femmes : même lorsqu’elles n’ont pas grand-chose à donner, les femmes concoctent des paquets avec attention, elles ont lavé un beau vêtement, elles ont mis un rouge à lèvres, un beau bijou, des serviettes...

Certains hommes, eux, font du vide dans leur placard, leur bibliothèque et leur garde-manger. Vêtements troués, tachés, faisandés, nourriture avariée, livres auxquels il manque des pages.

Durant cette nuit, je pense : dans les paquets des femmes, il y a toute la sororité du monde. Mais où est donc passée la fameuse solidarité masculine ? Celle qui pousse des hommes à immédiatement intervenir pour en défendre un autre, inconnu, lorsque ce dernier est accusé de viol, de harcèlement, de violences conjugales ; celle qui pousse des hommes à dire not all men ! parce qu’eux aussi sont des hommes, mais pas des hommes comme ça ; celle qui pousse des hommes à rire des blagues sexistes de leurs potes, des agressions sexuelles de leurs potes, parce que bon, c’est la solidarité masculine quoi. Où est-elle donc passée lorsqu’il s’agit de donner à un autre homme, qui jamais ne saura qui vous êtes, quelques parties de soi ? Finalement, ont-ils la moindre idée de ce qu’est la fraternité, s’ils sont sûrs d’être anonymes ?

Janvier 2021. « Ma sœur, je te présente mon mari ». Elle a les yeux qui explosent de bonheur. Six ans qu’elle ne l’avait plus vu son mari et il est enfin là. Pour lui, c’est un peu plus dur, il vient d’arriver et il est au centre de toutes les discussions, de toutes les curiosités, alors qu’il ne comprend rien à ce qui est dit autour de lui, l’horreur. J’échange avec lui dans sa langue, puis laisse les autres parler d’administration, répond à leurs questions, sourit beaucoup, surveille l’horloge, si seulement j’avais le temps de savourer les moments de la vie.

Avant de partir, le mari me dit qu’il a un cadeau pour moi et me pose un sac en papier devant les pieds. Je suis un peu emmerdée : dans leur coutume, on n’ouvre pas le cadeau devant celui qui l’offre, c’est malpoli, il est totalement malvenu de commenter le cadeau, que ce soit en bien ou en mal ; dans la nôtre, c’est précisément le contraire, il faut découvrir le cadeau puis s’extasier, trouver ça extraordinaire, le commenter, etc. Je ne sais pas quoi faire avec mon paquet ; le mari, sans surprise, a posé le paquet et s’est déjà tiré dans le couloir comme pour partir. Les Français, eux, veulent l’ouverture du cadeau et s’exclament : « Mais attends ! Ohlala mais il est drôle lui ! Ha ha, attends, reviens come come, elle va ouvrir le cadeau quand même, she open the euh comment on dit cadeau déjà ? the box ? open the box together ok ? »

Dans sa langue, je dis au mari que je suis désolée pour tout ça, il dit - bien sûr - qu’il n’y a pas de souci. Il n’y a même pas de box à ouvrir, puisque je vois ce qu’est le cadeau, ce sont des chaussures, faites au pays.

Je les sors du sac, les Français font des « Ohhh » mi intrigués - mi curieux et re mi dégoûtés derrière. Le mari me dit « Merci pour la vie de ma femme et mes enfants. Chez nous, les chaussures, c’est important. » 

Je lui souris et le remercie, je ne trouve pas de mots adaptés, et l’un des Français dit « ah, y a une tache là » ; sur l’une des chaussures, il y a une auréole blanche, faite par le sel de la mer. En une seconde, je visualise le trajet de milliers de kilomètres fait par ces chaussures, la façon incroyable dont le mari a dû les tenir serrées dans son sac, bien emballées dans du plastique, mais bon si seulement il avait pu prendre un avion et les mettre dans un bagage en soute n’est-ce pas, elles n’auraient pas été tachées et je ressens une telle gêne de recevoir un cadeau si démesuré, une telle honte de cette réflexion obscène, un tel vertige de tout ce méli-mélo mais je ne peux pas hurler, je pose juste ma main sur le bras du mari qui a entretemps baissé les yeux et je lui dis : « Merci beaucoup, c’est vraiment un très beau cadeau ». Il me sourit.

En rentrant chez moi, je range précautionneusement les chaussures dans un sac et les pose sur une étagère dans un placard : je ne pourrai jamais les porter, elles sont dix fois trop grandes. Le même soir, sa femme m’écrit un message avec une dizaine d’émojis qui explosent de rire : « je crois que les chaussures sont trop grandes ma sœur, c’est parce que mon mari il pensait que tu étais une géante ».

Février 2021. C’est un mail au milieu des autres, qui demandent des renseignements administratifs, juridiques, de l’aide, des rendez-vous, un mail qui dit « Salut les potes ! On a décidé de vous envoyer un chèque chaque mois, en fonction de ce qu’on arrivera à récolter comme dons, bon courage à vous ! » et c’est signé Archives de la Zone Mondiale. Je dis salut, ok, merci, bonne journée.

Plus tard, je reçois une enveloppe avec un premier chèque et un CD de musique, que je refile à Y., le responsable logistique, c’est sa came cette musique. 

Plus tard encore, ma collège qui fait la compta bondit du canapé et court vers moi en disant : « Archives de la zone mondiale ?!! Ils nous font des dons ?! » Je dis ouais, ne comprenant pas pourquoi c’est si extraordinaire. « Mais punaise, c’est le label des Béruriers noirs, de Ludwig von 88, quoi !! » Ah... Elle rigole. « Mais toi alors, t’y connais vraiment rien en musique !! » Elle rigole encore, des étoiles dans les yeux. Elle me demande, toujours avec ce regard de groupie : « Ils ont dit quelque chose ? Et toi tu leur as dit quelque chose ? » Euh ouais, ils ont dit : salut, et moi j’ai dit salut.

Mars 2021. En pleine permanence, je bute dans le couloir sur un homme avec un carton dans les bras. Je le regarde deux secondes de façon interrogative : il me dit qu’il ne veut rien, simplement donner un carton de vêtements pour enfants et un sac de jouets. Ah, super, merci, je les prends et les pose dans un coin, je m’en occuperai plus tard. 

22 h, la permanence terminée, je passe devant le carton en sortant du bureau, fais demi-tour, rallume la lumière et regarde les vêtements, ok, mets un mot dessus pour que quelqu’un les emporte au vestiaire. Puis j’ouvre le sac de jouets : il n’y a là que des jouets qui font du bruit, des castagnettes, une flûte, un xylophone, en bref le cauchemar de tous les parents qui n’ont pas une maison de 300 m² et/ou des nounous qui supportent la créativité sans bornes de leurs chérubins musiciens et/ou un moral d’acier. Mais rien qui ne soit destiné à des parents survivant à 4 dans une chambre d’hôtel de 9 m², ou dans des HLM à 8 personnes dans 50 m², dans des logements insalubres et mal isolés, ou bien encore à ceux qui dorment dans la rue ; rien qui ne donnerait pas encore plus de migraines à des personnes qui en ont déjà constamment. 

Je fixe le sac deux minutes, en me demandant pourquoi les gens font ça. Et je le balance intégralement à la poubelle. 

Mars 2021. « Non, mais quand même il y a des gens gentils, me dit Moussa. L’autre jour, on était sur un chantier, on faisait de la plomberie pour un Monsieur, on était chez lui. Parce que souvent on va faire des chantiers dans des entreprises mais là c’était chez un Monsieur. Alors quand on fait la pause à midi, le Monsieur il m’appelle, et il me dit “Tu as une gamelle pour déjeuner ?” et moi je lui dis “non, je vais aller m’acheter un kébab”, alors il m’a donné 20 euros, et il m’a dit “Tiens, va t’acheter ton kébab avec ça”. Quand même, c’est gentil ça !! comme ça, il m’a donné 20 euros !!

« Alors, je suis allé au kébab, j’ai pris un gros menu kébab, frites, boisson, ça faisait 10 euros, je suis revenu, j’ai rendu les 10 euros au Monsieur. mais il m’a dit “Non, non, garde-les pour toi, tu trouveras bien quelque chose à en faire.” Il m’a dit ça en souriant. Quand même, c’est gentil ça !!

« Alors là, j’ai pensé, tiens je vais venir te donner les 10 euros pour que tu t’achètes des cigarettes. »

Je recrache le SevenUp que j’étais en train de boire. « Mais enfin, Moussa, il a raison le Monsieur, garde-les pour toi les 10 euros, tu trouveras bien quelque chose à en faire ! »

Il me fixe, le regard déterminé, et me répond : « J’ai trouvé justement. »

Voyant que je ne parviendrai pas à le faire changer d’avis, j’attrape le carnet de reçus de l’association : « Bon, alors tu fais un don de 10 euros à l’association, comme ça, ça paiera un kébab à un jeune un jour. Ça te va ?

— Ça me va.

— Tu es drôlement gentil, Moussa.

— Oui, c’est ce que je dis, y a des gens gentils ! »

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Des chiffres dorés, des flyers et un docteur du ventre

Avril 2020. 10 h 30. La permanence ouvre à 14 h mais devant la porte de l’association, il y a déjà des dizaines de personnes qui attendent, pour être sûres d’être les premières, d’avoir une place, d’avoir quelque chose. Je vois leurs ombres à travers les rideaux fermés. 

Quand j’ouvrirai tout à l’heure, elles vont se ruer sur la porte, il n’y aura pas de bienveillance pour les vieux d’abord ou pour cette dame en fauteuil roulant ou pour les gamins sur qui on marche, qu’on pousse derrière ; c’est chacun pour sa peau, c’est la même terreur dans leurs yeux ; il n’y a pas de compassion pour les autres gamins parce que les leurs ont faim, c’est une foule affamée, effrayée de mourir de faim, effrayée de mourir de la maladie ; ils ont des masques faits de tout et n’importe quoi : des foulards, des tee-shirts, des essuie-tout, du cellophane ; leurs mains sont enveloppées dans des gants Mapa, des gants de chantier, des gants en latex, des gants en laine ; ils se soutiennent et ils s’insultent dans la même phrase, ils supplient, ils pleurent, ils me tendent des papiers qui n’ont pas le moindre sens, qui un passeport, qui une adresse de domiciliation, qui un morceau de papier avec un numéro d’identifiant de je ne sais quoi ; je dis que je n’ai pas besoin de papiers, que je donnerai à tout le monde de toute façon jusqu’à ce que je n’ai plus rien, ils ne comprennent pas, et cherchent d’autres papiers justificatifs, j’abandonne et prends ceux qu’ils me tendent.

Quand j’ouvrirai la porte, ce sera des heures de chaos. Pour l’instant, j’ai les mains qui tremblent et j’essaie de respirer. Je reçois un message : ma collègue ne viendra pas, elle a attrapé le Covid, elle a 40 de fièvre.

La semaine dernière, le Secours catholique a appelé la police. Fermés depuis le début du confinement, comme toutes les autres associations - à l’exception du Secours populaire - ils ont voulu rouvrir leur permanence. Deux mamies sont donc arrivées le matin à leur local, emplies de leur foi et de leur chaleur humaine et ont préparé les petits formulaires classiques à remplir pendant les permanences : nom, prénom, statut administratif, objet de la demande, etc. Et quand elles sont allées ouvrir les grilles l’après-midi, il y avait là une centaine de personnes. La foule affamée, qui voulait toute entière entrer en premier, pour être sûre d’avoir quelque chose pour manger. 

Les deux mamies ont eu peur. Elles ont dit : Non, reculez, non, chacun son tour, non allez, ohlala mais c’est quoi ça, ohlala mais arrêtez, non attendez nous sommes âgées, reculez, « on a faim ! » criait la foule... Et puis elles n’arrivaient plus à refermer les grilles, et elles avaient de plus en plus peur, donc elles ont appelé la police qui a dispersé la foule affamée. S’en est suivi un mail que j’ai reçu : « Notre permanence reste finalement fermée durant le confinement, nous renvoyons vers votre association ».

11 juin 2020. Préfecture. Je suis convoquée pour récupérer des récépissés de façon groupée et pour les remettre aux destinataires, afin d’éviter le maximum de déplacement en préfecture. Ça me va très bien, tant que les personnes ont des récépissés, c’est déjà une belle avancée. Sur la devanture de la préfecture, le même panneau que depuis le 17 mars : « En raison des consignes sanitaires, la préfecture est fermée au public jusqu’au 15 juin ». Le 15 juin. Tout le monde parle du 15 juin. Tout le monde dit : J’irai à la préfecture le 15 juin, Il faut attendre le 15 juin, La préfecture est fermée jusqu’au 15 juin, Attends le 15 juin, après tu pourras demander à la préfecture.

Alors, en attendant que les rivets soient mis sur les récépissés, j’échange avec la responsable ; comme on dirait « tiens il fait beau aujourd’hui », je lui dis « en tout cas, vous allez avoir du monde lundi ! [le 15 juin] » avec un sourire. « Oh non, me dit-elle, on reste fermés. » Hein ? C’est écrit partout, sur la porte de la préfecture, sur le site de la préfecture, sur les sites de toutes les préfectures de France, plus exactement, qu’ils rouvrent au public le 15 juin. Elle m’explique que, voyez-vous, durant le confinement, le ministère de l’Intérieur a trouvé que, fichtre alors, c’était tout de même bien pratique cette histoire d’être fermé au public : les agents en préfecture travaillent beaucoup mieux quand il n’y a pas de public. Alors, c’est décidé, désormais, tous les services étrangers en préfecture vont être dématérialisés.

Un service public qui travaille mieux sans public.

Mon sourire tombe par terre. En une seconde, je pense à toutes les personnes qui vont revenir au bureau dès qu’elles verront que la préfecture ne les reçoit pas, comment on va faire ? « Non, mais attendez, lui dis-je, les personnes que vous n’allez pas recevoir, comment vont-elles faire ? Elles n’ont pas Internet, elles n’ont pas d’ordinateur. 40 % ne parlent pas français. Comment voulez-vous qu’elles accomplissent des démarches sur Internet ? » La réponse lui apparaît comme une évidence : « Oh, elles viendront vous voir ! »

La colère me fait me lever de ma chaise. Je dors 4 h par nuit depuis le 17 mars. D’une voix un peu plus sèche que je ne l’aurais voulu pour ce lieu, je lâche : « Ah mais parfait ! Où est l’argent ? » Elle me regarde avec des yeux interrogatifs, ne voyant strictement pas le rapport entre ma question et ce qu’elle venait de dire. « La longue file d’attente que vous avez normalement tous les jours devant la préfecture, si vous voulez qu’elle vienne tous les jours devant mon bureau, je l’accueille avec grand plaisir, j’achète 15 ordinateurs et j’embauche 15 salariés et en plus je serais certaine que les gens seront bien accueillis ! Mais où est l’argent pour faire tout ça ? » Ses épaules tombent légèrement quand elle semble comprendre ce que je dis. Elle réfléchit quelques secondes, puis me répond : « Je sais ! On va vous donner des flyers. »

21 novembre 2020. Je passe la tête dans le couloir et j’appelle le numéro suivant, c’est à Omid, qui vient dans mon bureau. « Je suis marié », il me dit. Je fronce les sourcils, je me demande pourquoi il me dit ça, je sais qu’il est marié, on dirait qu’il me l’annonce. « Oui, je sais, Omid », je réponds. Il a l’air soulagé que je le sache. « Ah. Ma femme, elle habite en Iran. Tu connais l’Iran avec les Afghans ? » Oui, je connais l’Iran avec les Afghans : les Iraniens sont racistes et impitoyables avec les Afghans qui, s’ils résident en Iran, doivent se cacher, se terrer dans les maisons et ne jamais en sortir, raser les murs pour ne pas être attrapés par la police iranienne et être envoyés dans des camps, renvoyés en Afghanistan, battus, torturés, tués. Oui, je connais l’Iran avec les Afghans, Omid. Il est soulagé de nouveau : « Ah, c’est bien. Ma femme elle a attrapé le Covid. Elle pouvait pas aller à l’hôpital, parce que c’était l’Iran. Alors elle est morte. Comment je dois faire pour dire ça à l’OFPRA ? »

Il a dit toute la phrase sans la moindre intonation, sans la moindre émotion sur son visage. Je pense que je n’ai pas compris, que j’ai mal entendu, qu’il a fait une erreur de verbe. Je ne sais pas comment formuler, je tourne des phrases dans ma tête, je lui dis : « Qu’est-ce que tu veux dire à l’OFPRA exactement ? » Toujours sans la moindre intonation particulière, il me répond : « Que ma femme elle est morte avec le Covid. Elle a pas eu le temps de venir habiter ici avec moi. »

13 janvier 2021. « Ecoutez Madame, cette patiente est in-sup-por-table ! Elle n’arrête pas de venir et de revenir au cabinet ! Je ne peux pas recevoir les gens sur demande, ce n’est pas un magasin ici ! Alors, non, je ne lui donnerai pas d’autre rendez-vous et ce n’est pas la peine qu’elle vous fasse appeler non plus, non c’est non ! » Il raccroche. Ce connard est chirurgien et la patiente « in-sup-por-table », c’est A., qui le supplie pour qu’il opère sa fille de 8 ans des végétations. Ce n’est pas elle qui a décrété qu’il fallait que sa fille se fasse opérer, c’est le médecin traitant, puis un spécialiste à l’hôpital qui a fait passer des examens à sa fille, laquelle ronfle la nuit comme une locomotive et ne peut pas dormir. La petite a des grandes cernes sous les yeux. La mère aussi, parce qu’elle surveille toutes les nuits si sa fille ne meurt pas dans son sommeil. Mais le chirurgien demande, pour opérer la fille, la signature du père autorisant l’opération. Le père n’est pas là : le père, j’avais demandé un visa pour réunification familiale pour lui, accordé, j’avais pris le billet d’avion pour lui et il devait venir en France le 18 mars 2020. Confinement le 17 mars, pas de chance.

Alors la mère, chaque semaine, elle va dans le cabinet du chirurgien et elle veut lui montrer les vidéos de sa fille qui ronfle la nuit pour qu’il voie que ça n’est pas une vie ça, et qu’il consente à opérer sa fille sans la signature du père qui est toujours coincé à Khartoum. Le chirurgien, il trouve ça in-sup-por-table. 

La mère, elle vient aussi chaque semaine dans mon bureau pour me demander d’envoyer un mail à l’ambassade, au ministère de l’Intérieur, au bureau des réfugiés, à Macron, à l’OFPRA, à l’OFII, à l’UNHCR, à toute la galaxie, pour soit faire venir son mari, soit faire opérer sa fille, mais que je fasse quelque chose bon Dieu. Et j’ai beau tout faire, je ne sers à rien. Le mari est toujours à Khartoum et la fille ne peut toujours pas respirer.

6 février 2021. Omid pose un courrier de la CAF sur mon bureau, je le lis et lui explique ce qu’il veut dire, puis lui demande s’il a compris. Quand je relève la tête, je vois qu’il n’écoutait pas et qu’il pleure. J’attends en silence. Il essuie ses larmes et me dit : « Un jour, je sais pas pourquoi, j’ai commencé de pleurer et maintenant toujours je pleure. Est-ce que tu peux me donner l’adresse d’un docteur du ventre ? J’ai mal dans mon ventre, pour ma femme. »

24 mars 2021. « C’est pour un anniversaire, un mariage, pour offrir ? » me dit la fleuriste. « C’est pour une tombe ».

Sur la porte du petit cimetière, il y a une affiche collée, informant des concessions qui vont être reprises car elles sont à l’abandon. Seule la moitié du cimetière est occupée, il reste encore un beau carré d’herbe verte pour planter des caveaux. Considérant la population locale, je doute que le cimetière soit plein un jour. Quand j’étais petite, ma mère m’emmenait dans ce cimetière pour porter des fleurs à ses parents. Elle ne manquait pas de me montrer chaque tombe et de m’expliquer qui était Jean Tournebise, Marie Gouttebroze, Angèle Gouttegata et tous les autres, leur village de naissance, l’intégralité de leur existence, comment ils étaient morts, comment ils avaient vécu. Ils étaient tous, de près ou de loin, parents avec nous, des cousins, le neveu de ton arrière-grand-père, la belle-sœur de la cousine de ma tante, des connexions qui me faisaient mal au cerveau, d’autres dont je me disais - après en être arrivée au bout - que finalement ces gens n’étaient pas de ma famille, mais ma mère démentait, au point que j’avais l’impression que tout ce cimetière était rempli de mes ancêtres et que c’était un peu chez moi.

Et puis, il y avait ces énormes caveaux, plus haut que les autres, qui en imposaient, avec des petits toits qui protègent de la pluie - Pourquoi ils se protègent de la pluie s’ils sont morts, maman ? Chut ! - et ceux-là, Maman disait qu’ils n’étaient pas de la famille, c’étaient des riches. 

Alors, en entrant dans le cimetière, mes yeux refont ce même parcours naturel, comme pour vérifier que tous mes ancêtres lointains sont toujours bien là, même si j’ai depuis oublié qui ils sont, comment ils sont morts et comment ils ont vécu, de quel village ils venaient, eux qui n’étaient que des cousins de neveux de tantes de belles-sœurs, décidément je suis bien nulle en famille. Et sur la première vieille tombe, une nouvelle ligne est apparue, avec un nouveau nom et au bout un chiffre doré : 2020. Sur la deuxième tombe, même chose. Sur la quatrième aussi. Sur la cinquième, sur la sixième.

Et dans tout le cimetière, dans chaque allée, des multitudes de nouvelles lignes sont apparues, avec toujours ce même chiffre doré, indiquant l’année de la mort : 2020.

Je dépose mon pot de fleurs sur la tombe de ma mère. Je regarde son chiffre doré 2020. « J’ai pas eu le temps de revenir plus tôt », je lui dis. Je regarde le nom de mon père et de mon frère au-dessus du sien. « J’espère qu’ils t’emmerdent pas trop » je lui dis, puis « remarque, toi t’es dans ton paradis donc tu dois pas être avec eux ! » Je rigole, je pleure, je marmonne « putain, mais quel paradis ? », je voudrais bien un docteur du ventre.

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Des fanes de radis, rangés dans mon cœur

Une revue en ligne, Dièses, que je ne connais pas, nous a envoyé un mail pour nous proposer d’écrire un article pour présenter l’engagement de notre association sur son site. J’ai tenté de regarder quelques articles, c’est un langage universitaire, complexe, des articles intelligents avec du vocabulaire élaboré que je ne maîtrise pas.

Présenter l’engagement de l’association… Aucune idée de quoi écrire, je ne parle pas comme les autres auteurs et autrices du site, je n’ai rien d’universitaire à raconter, que des journées, identiques les unes aux autres.

Jeudi 11 février 2021, 7 h 10, il fait un froid de chien ce matin. Hier, je me moquais de la météo qui annonçait de la neige alors qu’il faisait presque chaud et tout à coup c’est le retour du mistral glacial. J’allume les lumières en entrant dans le bureau et je monte tous les radiateurs.

Hier soir, je n’ai pas fini, je reprends où j’en étais : demande de renouvellement CSS (complémentaire santé solidaire) pour un jeune. Dossier rempli, photocopies, enveloppe cachetée, à envoyer. Demande d’AME (aide médicale d’État) pour une famille. Dossier rempli, photocopies, ils passeront signer, je le mets de côté. Demande de remboursement de matériel pour un apprenti auprès de la région : le site ne marche pas. J’envoie un mail : le mail n’existe plus. J’en trouve un autre, ça a l’air de fonctionner. Plus tard, je recevrai une réponse : il n’y a plus d’aide de la région pour les apprentis – la publicité pour les aides reste en place néanmoins. Dossier de demande d’autorisation de travail auprès de la DIRECCTE pour un jeune, le patron n’a pas mis un extrait Kbis récent, je lui envoie un mail ; réponse automatique : il est en vacances à l’étranger. Demande de visa VISALE (garantie cautionnaire d’Action logement pour les personnes précaires) pour un jeune, dossier complet, ils traiteront dans la semaine.

9 h 15, ça frappe à la porte. C’est E. Elle vient pour son deuxième jour d’observation. Elle a candidaté à notre offre d’emploi.

Dans les dizaines de candidatures reçues, quatre personnes seulement avec une expérience auprès des personnes exilées. Dans les lettres de motivation, des phrases : « Depuis toujours fascinée par l’étranger ». ?. Poubelle. « Forte d’une expérience suite à mes voyages de trek-découverte au Brésil et au Nicaragua ». ??. Cramée au chalumeau. « J’ai choisi votre association pour poser la pierre de ma reconversion vers une vie saine ». Foutredieu.

E., quant à elle, a non seulement une expérience dans d’autres associations, mais elle est juriste. Enfin ! une juriste. Avec les gros diplômes et tout le bordel. Je vais pouvoir aller dormir. J’ai quand même dû lui expliquer : « Alors voilà, vous êtes là pour remplacer quelqu’un qui a fait un burn out au bout de 4 mois ». Ça fait envie.

E. a dit ok pour faire 2 jours d’observation. Hier, elle a passé la première journée et la voilà qui arrive pour la deuxième. Elle s’installe, je lui demande si elle veut qu’on échange sur la permanence à laquelle elle a assisté hier, et illico elle me répond : « Oui, j’ai bien réfléchi, je ne serai pas capable de faire ça.

— Ah.

— Oui, vous palliez les dysfonctionnements de tant de services, c’est fou ! La CAF, Pôle emploi, le département, les associations délégataires de service public, la préfecture, la CPAM, mais c’est incroyable ! Faire ça, ça génèrerait chez moi trop de frustration, je ne pourrais pas le supporter. Silence… Mais je suis heureuse qu’il y ait des gens comme toi qui le supportent. »

Je ne réponds rien.

Elle poursuit : « Ce que vous avez fait, en aussi peu de temps, mais c’est incroyable ! Voir toutes ces personnes qui viennent et la confiance qu’ils ont en vous, qu’ils ont en toi ! Quand les gens rentrent dans ton bureau, il y a une connexion immédiate, tu les connais, leur histoire et tu as une réponse à toutes leurs questions, je ne sais pas comment tu fais tout ça, mais c’est tellement beau ce qui se passe ici, c’est tellement fort ! »

Et elle pleure.

Je vais lui chercher des mouchoirs.

Elle s’excuse de pleurer et reprend : « Moi, je me connais, j’ai besoin de temps de respiration, de ne pas accumuler trop de frustration vis-à-vis des services publics. Donc je pense que ce travail n’est pas pour moi. »

Je la remercie pour la pertinence de son analyse, pour sa franchise et la raccompagne à la porte.

10 h 20 J. arrive. « J’ai attrapé le COVID !! » il me dit. Je recule la tête instinctivement. Il me dit : « C’était 1 mois avant. » Et il me montre ses mains enveloppées dans des gants en latex au cas où. La CAF a coupé ses droits, on regarde sur son compte : il n’a pas fait sa déclaration trimestrielle. Problème : le message indiquant de faire la déclaration – et donc donnant accès au tableau de déclaration – n’est jamais apparu le mois dernier. J’appelle la CAF. Toutes les lignes sont occupées. Je rappelle. Occupées. Encore. Encore. Mise en attente. 8 minutes et ça me raccroche au nez. Je rappelle. Occupées. Encore. Encore. Le standard me dit que notre numéro de département est inconnu. ??. Je rappelle. Occupées. Encore. Mise en attente. En tout 46 minutes pour finalement avoir une agente 3 minutes qui me dit « c’est un bug je mets le lien sur son espace personnel bonne journée ». Une heure.

11 h 30. Madame H. arrive. Orientée par une association d’aide aux victimes de violences conjugales. Elle vient parce qu’elle a quitté le domicile après avoir porté plainte contre son mari pour violences conjugales, mais son titre de séjour est expiré et elle avait demandé le renouvellement de son titre avant de quitter le domicile conjugal. Donc la préfecture doit avoir envoyé un nouveau titre ou à tout le moins un récépissé de demande de renouvellement au domicile de son mari, qui fait de la rétention de documents. Je dois donc aller expliquer la situation à la préfecture (qui, à ce jour, ne reçoit toujours aucun public, aucun coup de téléphone, ne répond pas aux mails, donc ne recevra pas Madame).

Madame H pose une pochette avec les documents que j’avais demandé à l’association de préparer pour moi. Mais elle a d’abord besoin de raconter son histoire. Pour être entendue, pour être crue. Elle ne veut pas que les gens pensent qu’elle invente les violences, elle se sent obligée de les raconter toutes, et toujours elle précise « vous pouvez demander à… » pour qu’un témoin atteste, y compris me parlant de son mari – comme si ce dernier allait avouer les faits.

Son récit est atroce, les violences qu’elle a subies sont innommables. Elle n’arrive pas encore à réaliser que toutes sont des violences. Certaines de ses phrases m’assomment sur place. « Il m’a dit ‘tu vas pas oublier que je suis gentil avec toi ?’ J’ai dit ‘non chéri, jamais je vais oublier, sur tes pieds je te jure que non !’ Et il m’a dit ‘alors maintenant tu es mon esclave’. Et après il m’appelait ‘mon esclave’ quand il avait besoin de quelque chose. »

Décrivant un processus malheureusement classique d’entrée dans l’emprise, elle raconte des coups d’une violence insoutenable puis dit : « Après j’ai rien dit, j’ai rangé ça dans mon cœur, j’ai pensé que ça va passer ».

Pendant près de 2 heures, Madame H vide son histoire. Jusqu’à ce que le prochain rendez-vous arrive et que je doive l’interrompre. Je lui demande si je peux prendre la pochette avec les documents pour la préfecture, elle me dit « Ah oui, j’avais oublié ! » Et en partant, elle jette tous ses mouchoirs trempés et me dit cette phrase qui me déchire en deux : « Merci de me croire vous êtes gentille, parce que quand même je suis marocaine et mon mari il est français. »

Demande de renouvellement d’un titre de séjour ; demande de renouvellement d’une carte consulaire ; demande d’un contrat jeune majeur ; la porte qui frappe : Ah la famille B., un courrier recommandé c’est quoi, ah une OQTF sans délai, bon mettez-vous sur le canapé s’il vous plaît, je finis avec le jeune homme ; la porte frappe encore : un mineur avec un refus de prise en charge par le département, qui dort dans la rue et qui tremble de froid, bon ben toi aussi mets-toi dans un canapé, l’autre canapé là-bas ; ça téléphone : fuite d’eau dans un de nos appartements, la canalisation a explosé sous le gel, ça pisse de l’eau de partout, c’est pas moi qu’il faut appeler, appelez Y., qui s’occupe des appartements ! Ah, il répond pas, ben réessayez plus tard, il doit être à l’hôpital là, mettez des seaux en attendant. La porte encore : une dame avec un bébé sur le dos, elle vient d’arriver ici, elle n’a nulle part où dormir, bon ben asseyez-vous dans le fauteuil y a plus de canapé.

23 h 40 Tout le monde a un endroit où dormir, les recours sont faits, les démarches administratives aussi, les dégâts des eaux réparés. Je rentre chez moi.

Sur l’avenue, des policiers ont improvisé un petit barrage pour contrôler les voitures qui entrent dans le centre-ville, vérifiant qui a son attestation dérogatoire pour le couvre-feu. Aucune voiture ne circule, seuls des scooters de livreurs Uber Eats et Deliveroo arpentent les rues, comme dans une sale dystopie que personne n’a même pensé à écrire tant elle est grotesque.

Et tout à coup, je repense au déjeuner de la veille. J’avais dit à E. d’aller manger parce que sinon elle n’aurait pas le temps avant le début de la permanence. Elle avait sorti deux petits plats qu’elle s’était préparés, et m’en avait gentiment proposé en hésitant, car pas certaine que cela me plairait : c’était des fanes de radis. « C’est très bon pour la santé ! »

Ma mère, un jour, avait regardé une émission de télévision du type Top Chef ou que sais-je, dans laquelle ces aventuriers culinaires avaient préparé du topinambour de façon élaborée. Dès le lendemain matin 6 h 30 elle me téléphonait en hurlant sur ces peigne-zizis, qui ne trouvaient rien de mieux à faire que de cuisiner « des saloperies de topinambours ».

Pour quelqu’un qui avait dû manger des topinambours en remplacement des pommes de terre pendant la guerre, il était inconcevable de cuisiner volontairement ce légume.

Et jamais de ma vie je ne mangerai volontairement des saloperies de fanes de radis. J’ai eu assez faim comme ça.

C’est là que je me dis, Ah oui tiens elle est là ma plus grande tolérance à la frustration ; c’est pour ça que des gens comme moi n’ont pas besoin de moments de respiration, c’est parce que la frustration, j’ai l’habitude de la ranger dans mon cœur.

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Fabulous et les deux Iraniens

Ses amis le surnomment Fabulous.

Alors qu’il n’avait que quelques mois, il a été adopté. Peu après ses 18 ans, il a été mis à la rue par sa mère. L’adoption a-t-elle une date de péremption ?

En novembre 2020, un de ses amis nous signale la situation de Fabulous qui depuis quelques semaines déjà squatte chez l’un puis l’autre de ses potes, mais n’a maintenant plus de solution d’hébergement. J’écoute sa situation, je regarde comment on peut faire. Je lui dis qu’on va trouver une solution. Surprise que, tout de même, aucune personne de sa famille ne se soucie de ladite situation, je lui demande : « Désolée pour cette question, mais je ne connais pas toute ton histoire ; j’ai compris que ta mère t’a mis dehors, mais as-tu des contacts avec ton père ? » Sa réponse fuse : « J’ai pas de père moi, je suis adopté. Quand ma mère m’abandonne, j’ai plus de famille. »

Bon.

Je prends contact avec le service du département, pour faire une demande de contrat jeune majeur, puisqu’il est sans ressources, privé de tout soutien familial. On me répond qu’il faut au préalable qu’il fasse un courrier de demande de contrat jeune majeur, qui ensuite déclenchera un signalement à la CRIP (cellule de recueil des informations préoccupantes), qui ensuite ordonnera un rapport social sur sa situation pour étudier l’opportunité de lui octroyer un contrat jeune majeur.

Bon.

Je contacte l’assistante sociale de son lycée, qui me dit qu’elle va rédiger la lettre de contrat jeune majeur avec lui et interpeler l’assistante sociale du secteur pour voir quelles aides sont possibles. Dans cette attente, et comprenant que ce cérémonial risque de durer 2 ou 3 semaines, nous décidons d’héberger Fabulous et de lui donner une aide financière hebdomadaire pour se nourrir.

Deux semaines plus tard, sans nouvelles, je recontacte l’assistante sociale du lycée, qui me dit qu’elle n’a pas envoyé le courrier de demande de contrat jeune majeur, car elle pensait que j’allais le faire. Par quel prodige aurais-je pu alors qu’elle avait rédigé le courrier ?? Elle m’envoie une copie du courrier par mail, c’est ni fait ni à faire, il n’y a aucune explication sur sa situation, aucune coordonnée, je mets tout à la poubelle et je refais un courrier que j’envoie effectivement moi-même finalement.

Lorsque je l’interroge sur le rendez-vous avec l’assistante sociale de secteur et les aides sollicitées, l’assistante sociale du lycée me dit que le rendez-vous a été annulé : en définitive, aucune aide n’était possible. Comment ça ? lui dis-je. Des aides sollicitables, il y en a, des dispositifs, il y en a. Et je le sais, parce qu’il est français Fabulous, et que chaque fois que je veux en mobiliser des aides pour les jeunes que nous accompagnons, on me répond « ah désolé, il faut avoir ceci ou cela », ce qui se traduit par : il faut être français. Non, me dit-elle, l’assistante sociale n’avait rien trouvé, donc elle a annulé le rendez-vous.

Bon.

6 janvier. Fabulous reçoit une lettre de la CRIP, qui lui dit qu’ils ont été saisis d’une information préoccupante à son sujet et qu’il aura un rendez-vous avec une assistante sociale le 10 février. Eh ben, il faut pas que ce soit trop préoccupant.

10 février, l’assistante sociale qui reçoit Fabulous m’écrit un mail en me disant qu’elle l’a reçu et qu’elle va tâcher de recevoir prochainement sa mère pour pouvoir faire un rapport social complet sur la situation.

Prochainement. Bon.

 Mercredi 17 février. Je regarde l’horloge, il est 17 h 15. La permanence est censée se terminer à 17 h et j’ai vu qu’il y avait encore un plein couloir de monde. Je raccompagne le jeune qui était dans mon bureau jusqu’à la porte, je mets l’écriteau FERMÉ et je verrouille la porte.

Dans le couloir, deux jeunes qu’on accompagne qui me disent des blagues que je n’écoute que d’une oreille : il y a là aussi, écroulés dans les fauteuils, deux hommes entourés de sacs à dos, duvets, des chaussures de randonnée aux pieds, visiblement exténués, et qui sentent le feu de forêt. En les voyant, je comprends tout de suite qu’ils viennent littéralement d’arriver : ils ont marché, marché, marché, passé la frontière, marché, marché, marché, fait un feu pour se réchauffer comme ils ont pu et ils arrivent là. À leur visage, semi caché par des masques sales, ils viennent du Moyen-Orient.

Je leur dis bonjour, j’essaie en français, en anglais, ils ne parlent ni l’un ni l’autre. J’essaie en dari, ça marche, ils sont iraniens. L’un des deux me tend son téléphone sur lequel il avait préparé un petit texte sur Google Translate du farsi vers le français : « Nous n’avons pas dormi depuis trois jours, nous sommes très fatigués, pouvez-vous nous aider, nous cherchons une place pour dormir, nous voulons demander l’asile en France s’il vous plaît. »

Je les installe dans le canapé, leur sers un thé, des biscuits, leur dis d’attendre un moment. J’appelle N., notre agent de maintenance, qui est afghan, et arrive 10 minutes plus tard. On regarde où on a une place disponible. On a un studio vide quelques semaines en attendant l’emménagement d’un jeune, donc N. prend les clés et emmène les deux Iraniens dans le studio. Demain, il les amènera s’enregistrer pour demander l’asile à la plateforme d’accueil.

18 février. N. revient de la plateforme et me dit qu’ils ne vont pas leur donner d’hébergement. Pourquoi foutredieu ! je gueule dans le bureau. Il ne sait pas, ils ont dit qu’il fallait attendre le rendez-vous d’enregistrement à la préfecture. Qui est le 2 mars.

Bon.

Ils n’ont qu’à retourner dans le studio, mais attention, je refuse qu’on fasse le boulot de l’État, qui est dans l’obligation de les loger. Donc, ils continuent à dire qu’ils dorment à la rue, sinon aucune structure, qu’il s’agisse de l’OFII ou du 115 ne va se décarcasser à les héberger s’ils savent qu’ils le sont déjà par des bonnes poires. Tout le monde comprend bien la consigne, les deux Iraniens diront qu’ils dorment dans la rue.

19 février. La cheffe de service d’une structure institutionnelle m’appelle sur mon portable perso. « Désolée mais bon, là je t’appelle à titre perso hein… Voilà, y a 2 Iraniens qui dorment dans la rue là, je suis bien embêtée, si jamais tu pouvais solliciter tes réseaux… »

20 février. « Oui, salut c’est H. de LaGrosseAssoDuCoin, alors voilà, y a deux Iraniens là qui dorment dans la rue, alors si tu pouvais faire quelque chose… » « Allô ? C’est J. ! Oui alors c’est vraiment un scandale, j’ai appris que deux Iraniens dormaient dans la rue, je me suis dit qu’il fallait que je t’en parle ! » « Allô oui tu vas bien, je t’appelle pour voir si tu aurais de la place pour héberger deux personnes, c’est pour deux hommes, ils sont iraniens »…

22 février. « Coucou, c’est M. j’espère que tu vas bien, je te contacte parce qu’on a découvert 2 Iraniens qui dormaient dans la rue, c’est horrible y en a un qui est journaliste en plus !! »

Putain.

Tous les jours, j’insiste : tous.les.jours., des personnes qui demandent l’asile dorment dans la rue. Tous les jours. Partout en France certes, mais ici, dans ma ville, devant tous ces gens qui viennent me les râper soudainement.

Jamais, j’insiste : JA-MAIS, aucun de ceux-là ne m’a appelée pour me signaler qu’une famille – au hasard – des pays de l’est, albanaise, géorgienne, kosovare, rom, dormait dans la rue et que c’était un scandale. Jamais.

Jamais aucun de ceux-là ne m’a appelée pour me dire qu’un Nigérian dormait dans la rue – ils sont des dizaines.

Mais alors les deux Iraniens – dont un journaliste – alors ça ! Là, toute la ville veut faire quelque chose !!

Bon, il ne faut pas exagérer non plus : ils ne veulent pas non plus les héberger chez eux. Mais au moins, ils me téléphonent.

 25 février. L’assistance sociale qui avait reçu Fabulous le 10 février et devait recevoir sa mère prochainement m’appelle. Elle veut me demander quelle est la situation de ce jeune maintenant. Je lui refais un point de situation, à savoir : on l’héberge toujours – et ça commence à me courir sérieusement que nous le fassions, car ce n’est pas notre rôle.

Elle me dit qu’elle va prochainement recevoir la mère. Je lui demande : Comment ça, prochainement ? « Je l’ai appelée ce matin pour lui proposer un rendez-vous ». Ah, ok donc c’est ça l’avancée du dernier « prochainement » d’il y a 15 jours.

Quand elle entend que je suis un peu concernée par ce timing, elle me dit : « de toute façon, j’ai le temps, j’ai jusqu’à avril pour rendre mon rapport ».

PARDON ?

Je m’étrangle vraiment en hurlant vraiment « PARDON ? ». Elle répète sa phrase. Je lui dis : « Donc un gamin de 18 ans est mis à la rue en novembre. On saisit en décembre la Cellule de recueil des informations préoccupantes pour qu’une solution lui soit apportée et vous rendrez votre rapport en AVRIL ? Est-ce que c’est une blague ? »

Elle m’explique qu’elle comprend mon point de vue, mais que la CRIP lui donne 3 mois pour rédiger son rapport, et qu’elle ne veut pas le bâcler, qu’elle veut rendre un « bon rapport ».

« Eh ben rendez un bon rapport, moi je fous le gamin dehors demain. Peut-être que comme ça, ça vous remuera les miches. Enfin, c’est dans l’option infiniment inimaginable que ça puisse vous empêcher de dormir davantage que l’idée de faire un rapport trop rapidement. Bonne journée. »

Maintenant, il va falloir que j’explique à Fabulous qu’à partir de demain il doit dire à tout le monde qu’il est à la rue. Même s’il ne l’est pas du tout et qu’on l’héberge toujours. Parce que bon, déjà que le monde doit sauver les deux Iraniens, si en plus le monde doit aussi sauver Fabulous, j’ai peur que mon téléphone n’ait pas assez de batterie.

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Un rire, un rocher blanc et quelques oiseaux, aux ailes déployées

« Pourquoi tu ris comme ça ? » demande l’un des élèves du cours de français en imitant le rire aigu de Moubarak. 

« C’est mon rire », répond Moubarak, sans autre commentaire.

À la fin du cours, l’autre élève vient me voir. Il insiste sur ce rire qui n’est pas vrai, dit-il. 

« Laisse, je lui dis. Le rire de Moubarak, il doit avoir une histoire. Tout a une histoire, laisse. »

***

Darfour

À l’école, Moubarak a toujours été premier de la classe et pourtant ses maîtres ne l’aiment pas. Il ne tient pas en place, il ne les regarde pas et use beaucoup trop vite ses crayons car il passe son temps à dessiner partout. Mais impossible pour eux de le prendre en faute : Moubarak a toujours la réponse à leurs questions, c’est à croire qu’il écoute quand même tout en faisant autre chose, impensable.

Quand il rentre de l’école, il y a un endroit bien précis, près du rocher blanc, où il change de langue. Il passe de l’arabe au zaghawa. L’arabe, c’est pour la ville ; le zaghawa c’est pour son village. En passant le rocher blanc, Moubarak se sent toujours un peu plus en sécurité.

Mars 2008

L’armée soudanaise attaque massivement la ville pour déloger les rebelles qui s’y trouvent. Chaque maison est fouillée, retournée. Chaque personne interrogée. Aux maisons des Darfouris, les soldats cassent la porte pour que les officiers interrogateurs sachent qu’il s’agit là d’une demeure de la mauvaise ethnie.

Le père de Moubarak est traîné hors de chez lui. On l’interroge, on le frappe à coups de crosse de fusil. Que sait-il des rebelles zaghawas ? Est-il parent avec le docteur Khalil Ibrahim ? Qui a-t-il abrité chez lui ? Pourquoi a-t-il participé à une rébellion contre le gouvernement soudanais ?

Entre chaque question, un coup. Pour chaque mauvaise réponse, un coup. Il n’y a pas de bonne réponse.

Moubarak regarde les soldats emmener son père, couvert de sang.

Chaque jour, près du rocher blanc, Moubarak va attendre que son père revienne. Tantôt il chante, tantôt il prie, tantôt il pleure. Toujours il rentre seul avec la nuit.

Après cinq mois, le père revient, squelette entouré de haillons et titubant. La mère lui donne à manger, le fils à boire, on attend qu’il parle mais il ne fait que dormir. Lorsqu’il parlera enfin, il racontera seulement qu’ils l’ont menacé de tout lui prendre, sa maison, ses champs, de tuer sa famille entière, s’il montrait encore le moindre signe de rébellion. Il n’expliquera rien d’autre et personne ne posera d’autre question aux cicatrices de son visage.

2011

L’oreille collée contre un poste radio, Moubarak raidit ses jambes pour résister à la pression de son ami qui voudrait prendre sa place et mieux entendre les informations du jour. “Le Mouvement pour la Justice et l’Egalité annonce qu’il rejette totalement le projet d’accord de paix proposé par l’ONU. Les solutions proposées sur le problème des réfugiés, la compensation aux habitants du Darfour affectés par 8 ans de conflit, le partage du pouvoir et des richesses sont insuffisantes.”

La radio enchaîne avec l’annonce d’un référendum décidé par le Président sur le statut administratif du Darfour. Un référendum sans que les Darfouris ne l’aient demandé ; un référendum où ils iront voter sous la surveillance des soldats soudanais. Quelle farce !

Moubarak abandonne la radio à son ami et prend un bus pour rentrer au village. Il embrasse sa mère, boit de l’abreh et attend que son père rentre des champs. Lorsque ce dernier arrive, Moubarak se lève, prend une grande inspiration et lui parle d’une voix un peu plus rauque que d’ordinaire : « Père, j’ai désormais 17 ans. Je veux prendre les armes et me battre contre le gouvernement soudanais qui nous opprime ! »

Le père le regarde sans dire un mot. Il tape la terre qui recouvre son pantalon. Longuement. Puis il s’assied et ferme les yeux, le visage tourné vers le sol. Moubarak hésite à rajouter quelque chose. Plusieurs fois, des débuts de phrases se forment dans sa tête mais la suite ne vient pas ; il attend et finit par s’asseoir lui aussi.

Alors enfin le père le regarde. Ses yeux semblent soudain terriblement vieux. « Mon fils. Je te l’interdis. »

Dans le cœur de Moubarak, c’est la tempête. Les mêmes débuts de phrases reviennent, il y a les mots courage et fierté et notre peuple qui tournent et retournent sans qu’il sache comment il devrait les faire sortir de sa bouche ; il y a la colère et l’injustice aussi ; pourquoi lui interdire, pourquoi !

Le père dit : « Pars du Soudan maintenant. Va trouver une vie en paix ailleurs. Je veux une vie en paix pour toi. »

En passant devant le rocher blanc, Moubarak se demande s’il va longtemps garder en mémoire le visage de sa mère en larmes.

Septembre 2011 - Égypte

Allongé dans la pénombre, Moubarak tente d’attraper la bouteille d’eau dans son sac sans faire le moindre bruit. Malgré toutes ses précautions, l’un des passeurs lui fait tout de même un signe et un regard noir. Moubarak attendra pour laver sa gorge de la poussière du Sinaï.

Il regarde les autres hommes allongés dans les cailloux de cette montagne désertique. Lui, il est soudanais, c’est sûr, pense-t-il. Lui, érythréen. Lui aussi. Lui, somalien. Lui... tiens, je ne sais pas. Lui, c’est un Darfouri. 

Avec son doigt, il dessine dans la terre un oiseau aux ailes déployées. Il n’a pas le temps de le finir, les passeurs font signe que c’est le moment d’y aller. Le groupe rampe dans la nuit. Le premier passeur se relève et court jusqu’à un grillage affaissé. Il jette son sac par-dessus et l’escalade sans difficulté. Les hommes en font autant. Mais alors qu’ils sont encore trois suspendus au grillage, une déflagration éclate dans l’air. Un projecteur les illumine. Un second bruit sourd retentit et vient frapper le Somalien dans le dos. Moubarak reçoit une gerbe de sang dans les yeux, il hurle et, sans savoir par quel réflexe, il retient le Somalien qui allait tomber du grillage. Un autre homme vient l’aider à le faire passer par-dessus. Les tirs des policiers égyptiens sont désormais de plus en plus rapprochés. Si proches qu’on ne sent pas les coupures des barbelés qui surmontent le grillage en les empoignant.

Moubarak tombe de l’autre côté et court avec les autres jusqu’à un fossé dans lequel ils restent tous allongés sans bouger, laissant le bruit des balles s’éteindre peu à peu.

Lorsqu’un premier rayon de soleil vient frapper le fossé, l’un des passeurs lève la tête délicatement et finit par s’aventurer tout entier sur la terre. Il dit aux hommes qu’ils peuvent sortir, leur explique qu’ils doivent se signaler à une voiture de police, et il disparaît dans un nuage d’encouragements tout aussi chaleureux qu’hypocrites. 

Au bord de la route, Moubarak et les autres hommes arrêtent une voiture de police. Les policiers emmènent le Somalien à l’hôpital et les autres dans un centre pour demandeurs d’asile. Après une batterie de tests médicaux et de papiers administratifs, une forme de quarantaine d’une vingtaine de jours, Moubarak obtient un « visa » de 4 mois l’autorisant à se rendre en ville et à circuler sur le territoire israélien – moyennant l’obligation de revenir au centre tous les 4 mois pour l’établissement d’un nouveau visa, bien entendu.

Mais en ville, il ne trouve ni aide, ni logement. Personne pour le soutenir. Dormant dans la rue, fouillant dans les poubelles pour manger, il trouve un petit livre arabe-hébreu et chaque jour, sous sa couverture de fortune, il apprend l’hébreu. Lorsqu’il estime suffisamment bien le parler, Moubarak arpente les rues de la ville et demande du travail partout. Il parvient à se faire embaucher dans une usine, comme manutentionnaire. 

Pendant plus de 2 ans, il travaille dans la même usine, parle hébreu avec ses collègues qui deviennent ses amis, il cesse d’avoir faim, a un petit logement et regarde le football à la télévision. Tous les 4 mois, il doit se rappeler que ce pays n’est pas le sien et aller faire renouveler son visa.

Janvier 2014 - un peu de politique

Les rues de Tel Aviv sont bondées de manifestants. Des dizaines de milliers de demandeurs d’asile sont rassemblés pour demander l’annulation des nouvelles mesures prises par le gouvernement israélien. En décembre, le Premier Ministre Benyamin Netanyahou s’est en effet dit déterminé à expulser les dizaines de milliers de migrants clandestins. Pour ce faire, le gouvernement a mis en place toute une série de mesures, allant des contrôles systématiques à l’incarcération, en passant par le non-renouvellement du fameux visa, sans la moindre raison. L’édification d’un mur-frontière entre l’Égypte et Israël, pour enrayer le passage des Africains, est renforcée, le budget s’élève à 270 millions d’euros. Le grillage faiblard sera remplacé par un bouclier infranchissable de barbelés multicouches. De 10 000 exilés passés par le Sinaï en 2010, ils ne seront plus que... 20 en 2016. Les statistiques sont heureuses et ne précisent pas que les 10 000 suivants passeront donc par la Libye.

Le visa de Moubarak n’est pas renouvelé. Il sait parfaitement ce qu’il encourt s’il est contrôlé sans visa valable : la détention et le renvoi au Soudan. Il prend la décision de rentrer au Soudan de son propre chef. Il achète un billet d’avion pour Khartoum et quitte Israël.

En descendant de l’avion, Moubarak dit une petite prière : il est heureux de retrouver son pays. Devant lui, dans la file d’attente, il voit les gens se tendre sans qu’il comprenne pourquoi. Il passe la tête mais n’aperçoit rien de particulier, sinon des agents de l’aéroport qui vérifient les passeports. Beaucoup de passagers de son avion partent avec des hommes que Moubarak ne parvient à identifier qu’une fois qu’il se trouve devant eux. Il s’agit du NISS (National Intelligence and Security Service ; Jihaaz Al Amn Al Watani Wal Mukhaabaraat), le service de renseignement du Président, sa police politique. 

« Ton passeport », demandent-ils à Moubarak, qui le tend sans commentaire. Sitôt ont-ils lu son nom, les deux agents lui demandent de les suivre. Ils l’emmènent en voiture jusqu’à leur quartier général et le font patienter dans un bureau. 

Un officier vient l’interroger. Quelle était sa vie avant de partir en Israël, qui lui a dit de partir en Israël, quelles sont ses connexions avec les Juifs en Israël, est-ce qu’il a été entraîné par les Juifs en Israël ?

Moubarak répond que non.

Quels sont les noms de toutes les organisations qui l’ont contacté en Israël ? Moubarak répond qu’il n’en connaît pas, qu’il n’a rien fait de mal, qu’il a juste travaillé dans une usine à porter des cartons. 

Quels sont les noms des participants aux manifestations de Tel Aviv ? Est-ce que Abdul Wahid Al Nur [leader du groupe rebelle Mouvement de libération du Soudan] était à Tel Aviv ? 

Moubarak n’en sait rien du tout, il n’est jamais allé aux manifestations, il ne connaît pas de leader rebelle, il ne sait rien et ne comprend pas pourquoi on lui pose toutes ces questions. 

L’officier pousse Moubarak sèchement et repose ses questions. Toujours les mêmes réponses. L’officier frappe avec ses poings. Toujours les mêmes réponses. Avec sa matraque, sur la tête, sur les mains. Mêmes réponses. Moubarak est jeté dans une cellule de prison infâme. Il a un seul repas par jour, qu’il vomit systématiquement lors de l’interrogatoire quotidien et répétitif, toujours constitué des mêmes questions et des mêmes tortures. 

Comme Moubarak n’a toujours aucune réponse à apporter, l’officier le traite de kâfir [infidèle à la religion musulmane]. « Je vais te tuer si tu ne dis rien et on tuera toute ta famille ensuite. Je sais où habitent tes parents. Je tuerai ton père d’abord et je resterai seul avec ta mère ensuite. »

La nuit, dans sa cellule, Moubarak essaie d’inventer des réponses. Des noms d’organisations plausibles. Des rencontres cohérentes. Le caractère de telle ou telle personne. Mais le lendemain, face à l’officier, les mensonges ne veulent pas sortir de lui. Et les coups pleuvent, encore. Et chaque nuit, il s’échappe en construisant un imaginaire de réponses qu’il ne donnera jamais, où des personnages inconnus prennent peu à peu vie, ayant avec le temps des visages et des personnalités plus affirmés que la veille, au point que Moubarak se demande s’il les connaît ou non et s’il ne devient pas fou à force de vouloir échapper à la folie.

Au bout d’un mois, Moubarak perd connaissance dans sa cellule. Il se réveille à l’hôpital, une perfusion au bras, les chevilles menottées au lit, un garde à la porte le surveillant lui et les autres prisonniers-malades de la chambre. Seul moment d’intimité : les toilettes. Après 3 jours de repos, Moubarak profite d’un passage aux WC pour s’échapper par la fenêtre. Il sait qu’il n’a que quelques minutes avant que le garde ne vienne frapper à la porte et parte à sa recherche, aussi il court le plus vite possible dans les rues inconnues et rentre dans une maison. Il se jette au sol et supplie l’homme effaré qui le regarde : « Aidez-moi, quelqu’un veut me tuer. » L’homme le laisse téléphoner et lui donne un pantalon. 

Juin 2014 - Libye

Sur le mur, des dizaines d’oiseaux aux ailes déployées se chevauchent. Les plus anciens ont été faits à la craie. Les plus récents avec un caillou, grattant la paroi, lorsqu’il n’y avait plus de craie.

Dans le couloir, des hurlements. Comme toujours. Tous les jours, toutes les nuits. Ces cris et cette odeur. Au début, il vomissait. Au début, tout le monde vomit.

Un Nigérian ne bouge plus depuis longtemps. Mort, sans doute. Qui a la force d'aller voir. 

Coup de feu. 

Au début, on sursaute. Le cœur accélère, on a peur. Au début.

Porte qui s’ouvre, fermer les yeux pour la lumière qui brûle. Bruit des seaux de nourriture, bruit des louches. Nourriture jetée sur le sol, comme une pâtée pour chiens. Ceux qui ont la force rampent pour manger.

Août 2014 - Méditerranée 

Il se souvient de sa mère qui lui disait que le bateau était une chose dangereuse. Il n’a même pas revu sa mère.

Septembre 2014 - Italie/Danemark

Moubarak prend un train pour la Norvège. Un de ses cousins est réfugié en Norvège, il veut le rejoindre. Il traverse les pays les uns après les autres. Italie, Allemagne, Danemark, le train s’arrête. Contrôle de la police aux frontières. Moubarak et quinze autres exilés sont descendus du train.

Il explique qu’il ne veut pas demander l’asile au Danemark, qu’il veut aller en Norvège, il supplie « laissez-moi aller en Norvège ! » mais il n’a pas le choix. Il est emmené dans un énorme centre pour demandeurs d’asile (600 personnes). On lui fait remplir une demande d’asile. On lui dit qu’il faut attendre. Il ne trouve aucune aide, aucun soutien.

Il apprend le danois. Et le parle rapidement.

Juin 2015 - un peu de politique

En juin 2015, le Parti populaire danois, parti d’extrême droite, fait une percée lors des élections législatives au Danemark. L’ambiance est délétère dans le pays, tout le monde hait les exilés. 

Moubarak doit attendre 1 an avant de pouvoir passer son entretien de demande d’asile. Comme de nombreuses autres personnes, il comprend mal l’interprète fourni, qui parle l’arabe irakien tandis que lui parle l’arabe soudanais. Il explique ce problème et dit qu’il pense être important d’être bien compris pour un entretien aussi crucial. On lui répond qu’il est bien trop difficile ; que s’il souhaite changer d’interprète, il devra attendre a minima 6 mois ou 1 an supplémentaire avant d’avoir un autre rendez-vous pour un entretien de demande d’asile. Est-il sûr de vouloir un autre interprète ?

Moubarak renonce et garde son interprète. 

Un mois plus tard, la réponse arrive : négative. « Vous ne pouvez prétendre à un statut de réfugié au Danemark car vous avez d’ores et déjà un statut de réfugié en Hongrie. »

Moubarak relit la phrase trois fois. Il n’a jamais mis les pieds en Hongrie. Il fait appel de la décision. Son conseil juridique obtient du service de l’immigration qu’il reconnaisse son erreur.

Six mois s’écoulent avant qu’il ait un nouvel entretien de demande d’asile, dont la réponse arrive après seulement deux semaines. Négative. Le Danemark accuse Moubarak d’avoir menti et de ne jamais être allé en Israël. « Considérant que le demandeur a menti sur son séjour en Israël, nous ne pouvons tenir le reste de son récit pour avéré. » Le service de l’immigration lui donne 15 jours pour quitter le pays.

Dans sa chambre, fixant le papier, Moubarak sort les photos de lui et ses amis dans l’usine israélienne. Il est pris d’un fou rire nerveux. L’un de ses colocataires lui demande ce qui lui arrive. « Rien », lui répond-il, car comment pourrait-il expliquer ce qu’il ressent à cet instant précis. Comment pourrait-il lui dire qu’aller en Israël n’était pas son choix, mais l’idée de son père, qu’il a été torturé pour y être allé, comment raconter la cellule, les coups de matraque, l’électricité sur le corps, comment dire qu’il n’a jamais revu le sourire de sa mère et qu’il n’a en mémoire que ses larmes ; Israël qui n’a pas voulu de lui et qu’on l’accuse de n’avoir jamais vu alors que cela lui a coûté si cher, sans même qu’il comprenne pourquoi, son pays qu’il a dû encore quitter pour ça, il revoit tout : le pantalon prêté par l’inconnu, le taxi pris sans argent, le souk Chaabi caché sous un étal, le taudis d’El Gedida, les geôles libyennes et ses camarades qu’on emmenait pour les vendre dans des marchés aux noirs, pourquoi eux pourquoi pas moi, la même question tous les soirs, la même prière tous les soirs Dieu qui es si grand, protège-nous tous et pardonne-moi de te demander de me protéger un peu plus encore, la culpabilité, la peur, le désespoir, l’odeur de la poudre sur la plage devant le bateau, les femmes avec leur regard vide, hurlant dès qu’un homme les frôle, le dégoût et la honte, toutes ces images à chasser de sa tête chaque jour, comment pourrait-il lui dire avec des pauvres mots alors que c’est toute une vie qui s’écorche ici.

« Rien », il dit, et il fait son sac.

Mars 2016 - Allemagne

C’est décidé, Moubarak va venir en France. Il prend le train direction Paris. Mais en Allemagne, il est contrôlé et on le fait descendre du train. Il explique qu’il ne veut pas demander l’asile en Allemagne, « laissez-moi aller en France, s’il vous plaît ! » mais il n’a pas le choix. Il est emmené dans un centre pour demandeurs d’asile où on lui explique qu’avant toute chose, il doit apprendre à parler allemand.

Il apprend l’allemand.

Août 2016 - France

Sa demande d’asile en Allemagne est refusée puisqu’il est désormais dubliné au Danemark, premier pays européen où il a été enregistré, qui est responsable ad vitam eternam de sa demande d’asile, bien qu’ils ne veulent pas lui accorder, c’est dire toute la cohérence du système Dublin.

En août 2016, Moubarak arrive à Paris et dépose sa demande d’asile en France. Il est envoyé dans un centre pour demandeurs d’asile dans l’Essonne. Après 3 mois, la préfecture de l’Essonne prend la décision de le renvoyer au Danemark et le met dans un avion pour Copenhague.

Décembre 2016 - Danemark

À la descente de l’avion, personne ne l’attend à l’aéroport. Le pilote, vaguement agacé, s’étonne que personne ne soit là pour prendre en charge Moubarak. Il finit par lui tendre son dossier, qu’il était censé remettre à un responsable du service de l’immigration, et lui dit de se débrouiller avec car il n’a pas que ça à faire.

Moubarak se rend donc tout seul à Sandholm, institution pour demandeurs d’asile à quelques dizaines de kilomètres de Copenhague. Il explique sa situation, mais on ne sait pas quoi faire de lui. On le renvoie au poste de police adjacent. Il explique de nouveau sa situation, donne son nom et son numéro d’identité danois. Le policier laisse s’afficher le dossier de Moubarak à l’écran, en prend connaissance et lui dit : « Mais pourquoi vous revenez ? Vous savez bien qu’on veut pas de vous ! »

Moubarak lui répond : « Je reviens parce que la France m’a renvoyé et parce que vous, le Danemark, avez accepté de me reprendre en charge, sinon je ne reviendrais pas, je n’ai pas du tout envie d’être ici non plus ! »

Sur ces belles paroles, le policier le place en centre de rétention.

Un avocat le fait sortir du centre de rétention après 2 jours. Moubarak est envoyé dans un centre pour demandeurs d’asile. Il ne trouve aucune aide, aucun soutien. Chaque jour, on lui propose de retourner au Soudan. Le Danemark pourra même l’aider, lui apporter un soutien financier, prendre en charge le billet d’avion, il faut vraiment qu’il réfléchisse à cette opportunité ! 

En arabe, Moubarak répond : « Chacun ses formes de matraque. » La travailleuse sociale sourit et lui dit « ça veut dire oui ? »

Après 6 mois, il passe un nouvel entretien de demande d’asile et reçoit aussitôt une réponse négative, n’incluant aucune motivation mais récapitulant son historique précédent – y compris son fameux « statut de réfugié en Hongrie ».

Il a 15 jours pour quitter le pays.

Septembre 2017 - Allemagne

C’est décidé, Moubarak va revenir en France. Il reprend le train direction Paris. Mais en Allemagne, il est recontrôlé et on le refait descendre du train. Il réexplique qu’il ne veut pas demander l’asile en Allemagne, qu’il est dubliné au Danemark, qu’il a déjà eu une réponse négative en Allemagne la dernière fois, il dit « laissez-moi aller en France, s’il vous plaît ! » mais il n’a pas le choix. Il est emmené dans un centre pour demandeurs d’asile où on lui explique qu’avant toute chose, il doit apprendre à parler allemand.

Il dit « oui oui je sais ».

Sa demande d’asile est rejetée puisqu’il est dubliné au Danemark.

Octobre 2018 - un peu de politique 

Dans sa circulaire du 20 novembre 2017, Gérard Collomb, alors nouveau Premier ministre, mettait la pression aux préfets français pour accélérer les expulsions et les exhorter à fournir des résultats – chiffrés. Comme chaque année, octobre est le mois redouté pour les organisations qui accompagnent les exilé.e.s, car d’un seul coup certaines préfectures se réveillent et réalisent qu’elles ne vont pas avoir rempli les quotas d’expulsion – bien entendu, il n’y a pas de quota à remplir, officiellement ; seulement voilà, chaque année, à partir d’octobre et jusqu’à décembre c’est la grande artillerie qui tire dans tous les sens pour expulser tout ce qui est expulsable : adultes, enfants, personnes malades, Dubliné.e.s, personnes victimes de violences, allez hop. 

Certainement le hasard.

Novembre 2018 - Valence

« Considérant que vous avez demandé l’asile en France en avril 2018 ; considérant que nous avons sollicité les autorités danoises pour une reprise en charge car le Danemark est responsable de votre demande d’asile ; considérant que les autorités danoises ont répondu positivement, nous vous informons de la décision du préfet de la Drôme de vous renvoyer au Danemark. Est-ce que vous comprenez ? »

Moubarak me regarde. Je lui fais un clin d’œil. Avant même que l’interprète au téléphone ait commencé à traduire, il dit : « Oui, j’ai compris. »

L’agente de la préfecture a un petit sursaut d’étonnement. « Oh, mais vous parlez français ! »

Il ne répond pas.

Dans le local, j’ai étalé les papiers de la préfecture dans tous les sens et je me lance dans des calculs de délais de recours et de délais de ci et de ça, je parle toute seule, je compte toute seule, en faisant le tour du bureau frénétiquement et en composant 8 numéros de téléphone à la fois. 

Allongé sur le canapé, Moubarak ne bouge pas d’un millimètre. Il regarde un poster de la BD Le loup en slip sur le mur. 

Après une heure et demie de gesticulations et de coups de fil, je m’approche de lui en souriant : « Bon, j’ai une solution. Tu me fais confiance ?

— Comme à mon rocher blanc.

— Comme à quoi ? Heing ?

— Tu me dis ta solution et après je te dis mon rocher blanc. Et aussi, écris-le, mon rocher blanc, s’il te plaît.

— J’ai rien compris, mais d’accord. »

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Anonymous asked:

Merci pour vos mots. J'ai découvert ce blog il y a quelques semaines à partir d'un lien vers le billet "un éléphant dans le salon". J'ai lu tous les autres textes, petit à petit, en prenant mon temps. J'y ai retrouvé des situations que j'ai pu observer dans mon milieu professionnel et dans mon entourage... Tout cela mis en mots avec talent et une sensibilité rare, et un refus évident du misérabilisme facile. Alors merci encore.

Merci à vous.

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Rouky et des satanées broutilles

Perché sur le talus, ses petites oreilles baissées, à l’affût, il me regarde passer, relève le museau pour humer l’air, puis traverse sur le passage piéton comme s’il en était un ordinaire.

Des mois qu’il est là, fidèle au poste, chaque fois que je sors du hameau. Le jour, aucune trace de ses moustaches. Dès la tombée de la nuit, il attend sur le talus. Pour quelle mystérieuse raison il croit bon de traverser sur le passage piéton ; pourquoi toujours après la voiture, il pourrait s’y risquer avant ; pourquoi dans ce sens et pas dans l’autre, autant de questions qui m’occupent et dont je n’aurai jamais les réponses puisque malgré mes tentatives d’entamer le dialogue avec lui, sa plus notable réaction fut de me fixer intensément, d’uriner sur un pissenlit et de repartir la tête dressée, plus fier que jamais.

Ce renard s’appelle Rouky.

La première fois que j’ai vu Rouky, je téléphonais au volant, faute grave s’il en est, et j’ai failli l’écraser. C’était en septembre 2016, j’ai écrabouillé mes freins et laissé une longue trace noire sur le bitume tout en balançant le portable aléatoirement sur les sièges arrière et une bordée d’injures adressées à l’animal et au Dieu auquel je ne crois pas. Le frisson qui me parcourait l’échine, l’adrénaline qui me traversait les veines, la frayeur qui m’avait secouée : j’étais une pitoyable loque accrochée fermement à son volant au cas où la voiture déciderait de reprendre la route toute seule. Devant moi, Rouky le renard, plissant les yeux dans l’aveuglement des phares, m’avait regardée longuement, puis il s’était assis sur la route lentement, paisiblement, un Dalaï Lama des forêts, imperturbable de zénitude, ce salaud, alors que j’essuyais mes dix litres de sueur et que je vérifiais si, dans la panique, je n’avais pas déféqué sur mon siège.

Un long échange de regards, je descendis ma vitre : « Tu comptes rester là longtemps ? » lui avais-je demandé – aucune réponse hormis un sautillement de l’oreille gauche. « Je peux t’appeler Rouky ? » ; pas plus de répartie. J’avais allumé une cigarette, il avait humé l’air, décrété qu’il m’avait suffisamment fait attendre et avait daigné bouger son séant jusqu’au bord de la route.

Depuis cette première rencontre, je savais désormais qu’il était là – et je pensais d’ailleurs, sans le confier à personne, de crainte d’être moquée, que tel avait été son but premier : me faire savoir qu’il était là

Là, c’est la route du CAO (Centre d’Accueil et d’Orientation) qui, comme son nom l’indique et ne l’indique pas, accueille mais n’oriente pas du tout les migrant.e.s en provenance de Calais et plus récemment de Grande-Synthe. 

Quand je descends de ma voiture, le petit J. est déjà posté devant moi, les deux poings sur les hanches, le regard sévère : « Il est où, mon bisou ?! » me demande-t-il en tentant de reproduire les sourcils froncés que je lui adresse généralement avec cette même phrase ; ses deux millimètres de sourcils produisent un microscopique V devant lequel je tente de prétendre être terrifiée, avant de lui donner bien vite ledit bisou pour éviter toutes représailles de type attaque de câlins.

Deux heures plus tard, je monte au volant du bus pour conduire des réfugiés voir un match de handball. Le rituel du départ est toujours le même, il y a une liste de prénoms inscrit sur la feuille, il en manque trois, je klaxonne, il y en a cinq en trop, je recompte, il en manque deux, on recompte, plus personne ne comprend rien, on raye des prénoms, on en rajoute d’autres, un enfant est monté derrière le volant, je le fais descendre, il remonte pendant qu’on recompte, il klaxonne, il y a trois personnes qui viennent en plus, je déchire la feuille, on abandonne l’idée de compter et on part avec une demi-heure de retard.

Quelques mètres seulement et ils entament une conversation animée ponctuée de rires, ils se racontent des blagues, ils rient, ils rient, ils rient – je ralentis en passant devant le repère de Rouky, que j'aperçois, perché sur son talus, nous échangeons un regard complice – tout le trajet se fait avec leurs rires, Ja. est à deux doigts de s’étouffer tant il pleure de rire, je ne comprends qu’une phrase sur cent mais je suis heureuse de les voir, pour une fois, autant s’amuser.

Devant le palais des sports, je gare le bus, ils descendent et foncent vers l’entrée. Je croise un journaliste qui m’arrête et me pose des questions sur la manifestation à venir, je ne reste que cinq minutes mais lorsque je tourne la tête, il n’y a plus personne, ils sont déjà tous à l’intérieur. 

Je monte dans les gradins et cherche les réfugiés du regard. Sans les trouver. Après un bon moment, j’aperçois une main qui se lève, A. me fait signe. Il est assis, tout seul. Je m’assois à ses côtés, il me sourit. Je regarde tout autour. « Ça va ? » Il acquiesce et me propose des chips. Je le fixe, dubitative. Je finis par apercevoir Ja. dix rangs plus bas sur la droite, tout seul aussi. Je le rejoins et m’assois à côté de lui. Il me sourit et me tend une pomme. Je refuse, « Ça va ? » Oui, oui, il va « super bien » me dit-il, « on va gagner ! ». Je cligne des yeux trente-cinq fois en silence. Tour d’horizon des gradins, je repère M. tout en haut, même cérémonial, non merci je ne veux pas de jus d’orange, oui il va bien, « tranquille ! ». Après avoir refusé une bière, un morceau de Savane et une autre pomme, je craque au septième, Ak., isolé lui aussi à l’autre bout des gradins. « Mais enfin, pourquoi vous êtes tous assis tout seuls comme ça ? Vous rigoliez comme pas possible y a dix minutes et maintenant vous êtes tous éparpillés, vous vous êtes engueulés ? » Il baisse les yeux, il hésite un peu et finit par murmurer, en anglais : « On sait que c’est compliqué pour vous en ce moment, il y a vos élections pour un nouveau président. Il y a une dame raciste qui peut gagner. » Ak. cherche la suite de sa phrase en tortillant le bout de ses doigts ; pas un seul n’est intact, ils sont marqués de cicatrices, plus ou moins profondes, de récits plus ou moins douloureux à raconter. « Ça n’est pas bon pour vous, poursuit-il enfin. Cette femme, qui peut devenir présidente, elle dit que nous, les réfugiés, on vous envahit. Ça n’est pas bon pour vous, en ce moment, si on nous voit tous ensemble au même endroit. Les gens vont penser qu’on vous envahit vraiment. » 

Un bloc de granit me tombe dans les tripes. Je voudrais trouver quelque chose à dire, d’intelligent, une réaction à avoir, une phrase magnifique dont ma descendance serait fière sur mille ans, mais je n’arrive qu’à fixer mes godasses, pétrie de honte et de colère, en essayant de retenir mes larmes parce que ce n’est pas à moi de pleurer ici. Ak. me prend la main et dit : « On est de quelle couleur ? » en montrant les joueurs de handball sur le terrain. Je relève la tête : « Rouge ».

               *                                              *

« Alors, quoi de neuf aujourd’hui, monsieur Torres ?

— Il fait pas chaud. »

Monsieur Torres a rallumé le chauffage, il a longtemps attendu, il n’allait tout de même pas rallumer le chauffage en avril, mais merde à la fin, il l’a rallumé parce qu’il faisait trop froid. Tandis que je mets de l’ordre dans ses papiers, monsieur Torres rajoute qu’il faisait moins froid l’année dernière à la même époque, ce dont je doute, « c’est le réchauffement climatique, me dit-il, ça fait crever les baleines alors ça viendra même à bout des gras du bide comme moi ! » 

Sur le mur, derrière monsieur Torres et son gros ventre, une photo de lui, jeune, avec sa moustache et son chapeau. Au-dessus, comme un arbre généalogique bancal, un cadre avec une petite photo de son père à gauche, sous laquelle il est écrit Papa, et un autre cadre, à droite, sans photo, portant la simple inscription Mama

Monsieur Torres est né à Pampelune, en 1934. « Je viens de Navarre, vous savez “de France et de Navarre”, eh bien moi je viens de Navarre ! » dit-il comme un refrain. Il était le premier enfant de ses parents, qui sans doute l’aimaient plus que tout. Sans doute. Le premier et le dernier, car ses parents furent assassinés par les phalangistes en 1936. 

Parfois, monsieur Torres leur en veut. « Quand on aime son gosse, on l’élève, on sauve sa peau, on se fait pas tuer pour des broutilles ! » Il serre son poing et plisse ses lèvres de rage ; je grimace sur le mot broutilles. S’ensuit toute une tirade sur la vie atroce qu’il a dû mener, ses souffrances d’enfant, terribles, la solitude qu’il a traînée toute son existence malgré les amis, les collègues, malgré le mariage, malgré les enfants et petits-enfants. Il conclut invariablement ce déversement par une phrase étrange, à l’attention de ses parents : « Qu’ils crèvent ! » Comme si, en les tuant lui-même de ses vœux, de sa propre volonté, leur mort était moins dure ; comme si, pour leur souhaiter de mourir maintenant, il pouvait les faire revivre auparavant, ne serait-ce qu’un instant furtif et imaginaire.

Quelquefois, monsieur Torres s’interroge. « Est-ce que j’ai été un bon père, vous croyez ? » me demande-t-il alors que je lui explique son avis d’impôt foncier. « C’est que, comme j’ai pas eu de modèle, je sais pas », ajoute-t-il devant ma mine décomposée. Je pose mon stylo, ma calculatrice et j’attends la suite. Est-ce qu’il aurait été heureux avec ses parents ? Est-ce qu’ils l’aimaient ? Est-ce qu’il aurait pu faire quelque chose pour empêcher leur mort ? – point sur lequel j’interviens pour rappeler que malgré toute la bonne volonté du monde, à deux ans, il lui aurait été impossible de faire quoi que ce soit pour sauver ses parents ; « Mais peut-être que c’est moi qui ai crié, qui ai pleuré, que c’est moi qui les ai fait repérer, moi qui les ai fait tuer ! » me hurle-t-il alors, avant de détourner le regard pour que je ne voie pas ses yeux mouillés de larmes.

Au bord de la route, près de la maison de monsieur Torres, il y a un élevage de chevaux. Parfois je m’arrête leur caresser le chanfrein en partant de chez lui, pour me vider l’esprit, pour laisser toute cette détresse et cette colère se détacher de moi ; souvent je me demande quelle version est pire, la rage ou la souffrance aveugle. Aucune réponse n'apparaît et aucun cheval pour me venir en aide.

Aujourd’hui, monsieur Torres n’est ni en colère, ni triste, il a simplement froid. Son chauffage, s’il ne voulait pas le rallumer, c’est surtout que le gaz, depuis quelques années, a beaucoup augmenté et qu’il va avoir une grosse facture à payer. Or sa retraite est bien maigre et ne lui permet pas de faire tourner les radiateurs à plein régime. « Heureusement, tout ça va changer ! » me dit-il. J’émets un vague « Ah ? » tout en tentant de déchiffrer l’écriture d’un agent du conseil général sur un mot qui m’est destiné. « Oui, avec madame Le Pen qui va être élue ! » 

Je relève la tête comme un coucou sort de son horloge. 

Monsieur Torres me fixe, dans l’attente d’une validation, comme toujours. Interloquée, je peine à ouvrir la bouche. « Monsieur Torres… vous… votre… vos… Monsieur Torres, vos parents ont été tués par des fascistes, monsieur Torres. » Il me regarde avec de grands yeux ronds. « Et alors ? me répond-il. Je vois pas le rapport, je vous parle du prix du gaz, moi. »

               *                                              *

« Breton !! Mettez “breton” !! » Il éclate d’un rire gras.

Je souris et je coche la case « française » en face de la question « Nationalité ? » 

Tandis que je continue à remplir sa demande de visa pour l’Inde, Pierre débat avec son compagnon de savoir pourquoi il n’y a pas la case breton dans les nationalités. « Mon père n’aurait jamais répondu “français” à cette question, il aurait fait une case en plus ! » D’ailleurs, maintenant qu’il y pense, sa mère était d’origine basque, il faudrait une autre case en plus. « Avec toutes ces bombes dans ta généalogie, il te manque plus que les corses ! » dit son compagnon et les deux se contorsionnent de rire. 

« Alors, votre numéro de passeport, s’il vous plaît ? » Pierre se redresse, réalisant qu’il s’est peut-être un peu trop laissé aller. Il me tend son passeport. J’inscris le numéro dans la case mais il ne rentre pas, j’essaie trois fois, cinq fois, dix fois, avec et sans lunettes, c’est bien un J ça, oui oui, qu’est-ce que c’est que ce bordel, je fulmine, j’en ai marre de ce formulaire, je clique partout, la page disparaît, il faut tout recommencer, je reste stoïque tandis qu’en moi un monstre se déchaîne, imaginant passer l’intégralité de la pièce au lance-flammes. « On va y arriver, il suffit d’un peu de patience », dis-je en souriant.

Le numéro de passeport ne rentre toujours pas dans la case, qui clignote en rouge lorsque je tente de passer à la question suivante. Je soupire tout à coup de ma propre stupidité : le numéro de passeport est en fait demandé dix lignes plus bas, il s’agit ici du numéro de citoyen. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » me demande Pierre. « Pas la moindre idée. » Je trouve dans la notice la façon de répondre que, dans notre pays, cela n’est pas en vigueur. Je poursuis le remplissage du formulaire.

Il se passe un bon quart d’heure dans un parfait silence avant que le compagnon de Pierre ne dise : « Pour le moment. » Je passe les yeux par-dessus mon écran pour le regarder. « Pour le moment, c’est pas en vigueur. Qui sait ce qui pourrait arriver si elle passait. » Pierre jette sa main sur lui en riant, gêné : « Tais-toi enfin, n’embête pas la dame avec la politique ! »

Quelques secondes s’égrainent ; ils restent tous les deux dans cette position, Pierre, un sourire crispé, la main sur le visage de son compagnon ; ce dernier, sérieux, ses yeux rivés dans les miens. Sur son avant-bras, il y a un vieux tatouage Peace and Love qui tremble légèrement, suivant les oscillations de sa main. « Il n’y a rien de bon dans ce qui pourrait arriver si elle passait », je réponds. Les traits de leur visage se détendent soudain, ils esquissent un sourire léger et soupirent, un soulagement passager, de la respiration d’un plateau en montagne avant de reprendre une ascension aussi difficile que la précédente. Je repose mon regard sur l’écran : « Alors… nom et nationalité de votre père ? » Pierre rigole : « Y a toujours pas “breton” ? »

               *                                              *

Personne ne chante. 

Le camion de la CGT en tête passe ses chansons habituelles, mais loin derrière, dans notre cortège, personne ne chante. Il y a du monde pourtant, des énergies, des motivations ; la colère, d’ordinaire, nous fait scander des mots d’ordre, pousser des refrains, improviser des accroches qui finissent en éclats de rire. Personne n’a envie de rire aujourd’hui.

On regarde loin devant le groupe des camarades venus de la montagne, ils sont en pleine forme, prêt.e.s pour l’insurrection, des chansons plein la gorge, des banderoles et des panneaux colorés. Un teint vif, la peau fraîche. L’air pur sûrement. Ou le fait qu’ils attendent systématiquement qu’il se passe quelque chose pour montrer le bout de leur nez, consommateurs de révolution qu’il faut leur servir sur un plateau, prémâchée ; où étaient-ils durant la lutte pour les grévistes ? durant la lutte pour les migrant.e.s ? Je regarde les cernes des camarades qui m’entourent, cuit.e.s par des mois, des années de terrain, prêt.e.s pourtant à renquiller, mais certainement pas prêt.e.s à célébrer en chanson que les cinq années à venir vont les priver de vie, de loisirs, d’argent. Je mastique mon aigreur quand j’entends un chant clair et frais juste derrière moi : « VOTEZ MACRON ! » Je me retourne : une dame, inconnue, tient l’une de nos banderoles et scande à pleins poumons de voter Macron. Je cours vers elle.

Je dégaine un sourire et entame des tractations. Ça va pas être possible ce genre de slogans là, Ah bon et pourquoi ?! vous votez FN ??, Bien sûr que non mais on ne donne pas de consigne de vote nous, Mais c’est pas possible ça qu’est-ce que je tiens comme banderole c’est pas contre le FN ??, Si mais on ne donne pas de consigne de vote je comprends que vous votiez Macron mais je comprends aussi que l’on ne souhaite pas voter du tout donc si vous souhaitez scander « Votez Macron » vous allez ailleurs s’il vous plaît, Ah vous voulez me priver de ma liberté d’expression elle est belle la France c’est vous les fascistes !!!, Est-ce que vous pourriez vous calmer la manif est immense vous avez une place infinie pour scander votre mot d’ordre mais ne le faites pas dans notre cortège qui ne souhaite pas ces injonctions c’est tout, C’est vous qui faites gagner le FN !!! VOTEZ MACRON VOTEZ MACRON, D’accord super est-ce que vous pourriez aller crier plus loin s’il vous plaît ?, Non je ne bougerai pas VOTEZ MACRON VOTEZ MACRON FACHOS et tu as quel âge toi tu es une gamine tu as fait quoi dans ta vie pour lutter contre le FN moi je connais la vie tu vas pas me l’apprendre VOTEZ MACRON VOTEZ MACRON !!!

J’allume une cigarette. Une autre dame, amie de la première, la rejoint et la tire sur le côté. Elle lui parle longuement, je repars.

Plus tard, madame VotezMacron vient me voir dans la manif. Se présente en souriant. « Je suis psychologue », me dit-elle. Je ne réponds pas. Elle m’explique pourquoi il faut voter Macron durant quinze minutes, dit qu’elle sera là, ensuite, pour lutter contre lui, dans la rue. Puis elle disparaît. 

Je sais que je ne la reverrai jamais.

               *                                              *

Il était arrivé confiant, sûr de lui, en terrain conquis. Partout où il allait, il pouvait exprimer sa pensée, personne ne le contredisait. Au bar de la commune, il pouvait le dire haut et clair : « Moi, je vais voter FN ! » Des mois qu’il le disait, et des mois que le patron riait en lui donnant une tape dans le dos : « C’est bien mon gars ! » Hormis le jour du marché, ils n’étaient que sept clients réguliers dans ce troquet et tous les sept votaient FN. Des arabes, il y en avait trop, c’était une évidence. Dans leur commune de 700 habitants, il n’y en avait pas, mais ils regardaient tous la télévision et ils étaient unanimes : des arabes, il y en avait trop. Sur le reste, il ne savait pas. Didier, qui s’y connaissait mieux qu’eux car il avait fait des études, il était journaliste, leur avait expliqué que le Front National était le parti des ouvriers. Lui qui avait trimé depuis ses 17 ans à l’usine, il ne voyait pas pour qui d’autre il aurait pu voter.

À l’usine, il n’en parlait pas tellement, excepté avec ses collègues Pascal et Jean-Mi, qui partageaient son avis. À la pause, s’il y avait une blague à faire, ils n’étaient pas les derniers pour la déconne. Il aimait leur compagnie car ils étaient les rares collègues à ne pas aller chasser le week-end et lui avait horreur de la chasse. 

À la maison, aucun souci, son épouse épousait ses opinions. 

La télévision semblait du même avis que lui. Il ne lisait pas le journal et n’allait pas sur Internet, hormis sur le Boncoin pour des annonces de pièces de moto d’occasion.

Bar, boulot, dodo, tout son monde le soutenait. Aussi il n’avait aucune raison de se méfier lorsqu’il rendit visite à sa mère, se décapsula une bière, s’assit dans une pose décontractée et déclara sur un ton nonchalant : « Eh ben moi, j’ai voté Le Pen, je suis bien content qu’elle soit au second tour ! »

La matriarche, qui approchait les quatre-vingts ans, arrêta net le balancement de son rocking-chair. Elle fit répéter son fils, incertaine que son ouïe ne l’ait pas trompée. 

À la seconde écoute, elle se leva lentement, laissant le temps à ses genoux arthrosés de se déplier. Dans un parfait silence, elle trottina jusqu’à sa chambre, ce qui prit un bon moment, permettant à son fils de boire la moitié de sa bière. Elle revint enfin, avec un cierge énorme, d’un mètre de long, orné d’un dessin de la Sainte-Vierge. Le fils regarda la procession qui traversait la cuisine d’un œil étonné. Sa mère se planta devant lui avec son colosse de cierge, elle posa une main ridée sur la table, reprit son souffle, « Oh, ça va, la mère ? » lui demanda-t-il ; elle ne répondit pas, elle se redressa, souleva le cierge gigantesque, et BIM, en colla un grand coup sur le crâne de son fils.

« WOH ! Mais ça va pas, non !? » beugla ce dernier en bondissant de sa chaise et en se frottant le crâne avec vigueur.

Sa mère posa la moitié de cierge qui lui restait dans les mains sur la table. Elle s’adressa à lui en patois : « Tu viens dans ma maison, me regarder dans les yeux et me dire que tu as voté pour cette saloperie ? Ton père, ton grand-père, ton oncle, ils te voient là où ils sont, ils ont HONTE ! J’ai honte ! Allez ouste ! Dehors ! Tu n’es plus un gamin qui ne sait pas ce qu’il fait ! Tu rentreras dans ma maison quand tu auras retrouvé un honneur ! »

Plus tard dans la journée, elle s’approcha du téléphone fixe à énormes touches que son fils lui avait acheté exprès pour qu’elle n’ait pas de difficultés à voir les chiffres. Elle ouvrit son petit répertoire, dans lequel elle consignait les coordonnées depuis 1964. Elle composa le numéro sur le clavier.

Mon portable sonna.

« Allô ?

— Allô, c’est moi. Tu vas aller à la messe dimanche ?

— Oh putain, fous-moi la paix avec ta messe, maman !

PARLE COMME IL FAUT ! »

               *                                              *

Sur le carrelage, des petites fourmis se suivent dans une parfaite colonne, chacune portant une miette de pain – ou de brioche, qui sait. Je pose mon doigt sur leur trajet, le cortège s’interrompt brutalement, semble communiquer pour choisir une stratégie : attaquer l’ennemi, faire demi-tour, franchir le doigt, garder ou non la nourriture ; elles choisissent de contourner l’obstacle. Je retire mon doigt mais les fourmis continuent d’emprunter leur déviation comme s’il était toujours là. 

La nappe se soulève brusquement : « Vous êtes toujours là-dessous ? me demande Marie-Thérèse. Tenez, j’ai trouvé un marteau. » J’abandonne mon étude des insectes – sont-ce des insectes ? – de toute façon, l’autre fou de Werber doit bien avoir résolu la question de savoir pourquoi ces bestioles continuent à contourner l’obstacle même s’il n’est plus là – est-ce qu’on fait la même chose ? – et je prends le marteau pour fixer avec des cavaliers le tuyau à oxygène de Marie-Thérèse. Elle marmonne quelque chose que je ne comprends pas. « J’entends rien, madame G. ! Attendez que je sorte ! » Elle continue de parler, tant et si bien que j’extirpe la tête de sous la table pour voir si c’est urgent. « Qu’est-ce que vous dites ? » Je devine son sourire ridé, serein sur son fauteuil roulant. « Je disais : vous votez pour qui, dimanche ? »

Je lâche un énorme soupir et je repasse sous la table sans répondre.

Devant le placard à outils, où chaque ustensile a sa forme dessinée, je cherche celle qui correspond au marteau, en vain. Depuis l’autre pièce, j’entends Marie-Thérèse parler toute seule. « Il va où votre marteau, madame G. ? » J'allonge le cou pour capter la réponse et j’entends distinctement : « Pour Macron ou pas ? » Je lâche oh merde aux outils du placard et pose le marteau sur les tournevis cruciformes, tant pis.

Dans son fauteuil, Marie-Thérèse tient un petit carnet usé. Je m’assieds en face d’elle, à la table, prête à lui répondre puisqu’il le faudra bien, j’attends que la question revienne mais les yeux bleus se contentent de me regarder avec malice, en silence. Je soupire de nouveau, s’il en est ainsi je vais répondre sans qu’elle repose la question, à la guerre comme à la guerre, j’ouvre la bouche mais Marie-Thérèse fait un geste de la main et catapulte d’un jet le vieux carnet qu’elle tenait sur la table, qui glisse sur la toile cirée jusqu’à moi. Coup d’œil au carnet, coup d’œil à la mamie, qui me fait un signe de tête signifiant « allez-y », un allez-y que je prends pour allez-y ouvrez le carnet et lisez-le, il y a des signes de tête plus prolixes que d’autres.

C’est un carnet de guerre. De Résistance. Celui de son grand frère, maquisard. Je connais son histoire, je reconnais son nom, je tourne les pages avec précaution. « Ah vous saviez pas que je l’avais, hein ! » Elle me fait un clin d’œil fier. 

Le carnet fait une trentaine de pages, l’écriture est fine, serrée, de plus en plus serrée en avançant vers la fin où la place manquait pour tout dire. Je tourne les pages, lis quelques lignes, tourne encore, je ne sais pas ce que je suis censée faire. Je regarde Marie-Thérèse. « J’aime bien la page dix-neuf », me dit-elle. Je vais à la page dix-neuf.

« ... espagnols, communistes, anarchistes, hommes du général de Londres, brigands, briscards et croix de feu ! Comment serait-ce possible ! Satanés instants qu’il nous est donné de vivre. Chaque jour éclate une nouvelle querelle, tantôt pour des broutilles : qui va se charger des vivres ? qui ira relever les missives et qui pour les pièges à oiseaux ? qui pour la tournée des fermes, tâche ingrate ? qui fera le feu, nous en sommes rendus là ! Nous nous déchirons surtout pour décider du pire : quel est le bien, quel est le mal, faisons-nous le bien ou le mal ? En tuant s’occupant des miliciens R. et T., Eclair a-t-il fait bien ? Avait-il le choix ? Ils nous auraient tués ! disent certains, d’autres rétorquent qu’en tuant nous devenons comme eux. Je reste en retrait et ne dis rien, car je pense pour ma part que personne n’a tort au fond et qu’ils ont tous raison. Notre ennemi nous divise et c’est là sa toute puissance ; son grand pouvoir est de nous moudre tandis que nous cherchons à l’identifier ; son stratagème est de nous perdre en nous-mêmes. Nous nous perdrons, je le sais, je suis déjà perdu, mes nuits ne sont que cauchemars, je pressens qu’elles le resteront ma vie entière, si je vis. Je me bats pour que d’autres vivent sans cauchemars, pour qu’ils n’aient jamais à se demander s’ils faisaient le bien ou le mal, pour nous il est déjà trop tard. »

Marie-Thérèse me sourit toujours. « Ma fille aînée, elle m’a dit qu’elle n’irait pas voter. Je lui ai dit Fais comme tu veux, ma fille ! Tu as raison. Ensuite ma fille cadette m’a dit qu’elle irait voter Macron, pour faire barrage. Je lui ai dit Fais comme tu veux, ma fille ! Tu as raison. ... C’est drôlement bien installé le tuyau pour l’oxygène, vous savez bien bricoler, hein ! » Elle m’adresse un pouce en l’air et reprend : « Et vous, vous allez faire quoi, dimanche ? »

Je replie le carnet, que je redonne à Marie-Thérèse. « Des cauchemars, comme chaque nuit. »

               *                                              *

En remontant dans le bus, ils ont recommencé à rire. Seule déception de la soirée : notre équipe de handball n’a pas gagné, malgré un suspense insoutenable dans les dix dernières minutes qui m’aurait presque convaincue d’aimer le sport.

Lorsque je passe sur le passage piéton, je tourne la tête vers le talus pour saluer Rouky, mais il n’est pas là. Je ralentis, je regarde plus attentivement : rien. J’arrête le bus. Les mecs me demandent ce qui se passe, je les rassure, je cherche quelque chose, Mais tu cherches quoi ? Tout le monde regarde le talus que je fixe désespérément, et sur lequel il n’y a, désespérément, que de l’herbe, inutile.

Je descends du bus, grimpe sur le talus dans l’obscurité, j’appelle : Rouky ! Rouky ! qui n’est définitivement pas là et j’ai une boule d’angoisse dans le ventre, totalement déraisonnable, je regarde partout, je me vautre sur l’herbe mouillée, A. et Ja. sortent du bus en courant et parlent dans trois langues à la fois pour poser mille questions soucieuses ; je demande pardon, je reprends le volant, je me confonds en excuses, je ne voulais inquiéter personne, je suis vraiment désolée, je suis fatiguée en ce moment, et euh eh bien, voilà : je cherchais Rouky le renard. 

Silence de mort dans le véhicule. Une voix au fond, timidement, répète : « Rouky ?? » Le ridicule de la situation me saute à la gueule et j’éclate de rire, suivie par tous, qui n’arrêtent pas de répéter « Rouky ?? » et j’ai mal aux joues et aux côtes de rire autant, ça faisait des mois que ça ne m’était pas arrivé, j’ai perdu Rouky mais j’ai gagné dix minutes de bonheur.

Une heure et demie du matin, tout le monde est parti se coucher, le bus est garé, j’ai dit au revoir, bu un thé, je reprends ma voiture et la route pour rentrer chez moi. En sortant du chemin, je crois voir une ombre dans un champ, je ralentis mais rien de précis, je tourne sur la route et j’accélère. 

Moins de 200 mètres plus loin, une silhouette énorme déboule sur la route brusquement ; j’écrase les freins, donne un coup de volant, fais un tête à queue au milieu de la route, rétablis la bagnole comme je peux évitant de justesse d’atterrir dans le fossé ; je hurle les pires injures que la terre ait portées. Je sors de la voiture : elle n’a rien. Moi non plus. Je cherche du regard la bestiole maudite que j’ai esquivée et là, sur la route : un blaireau. Un gros blaireau qui se dandine et fait des zigzags devant les phares de ma voiture. « Tu te fous de ma gueule, mec ?! » est la phrase que je lui adresse vertement, sans doute pas la plus réfléchie ni diplomate, mais sur le coup c’est tout ce qui me vient. 

Aucune réaction ni réponse du blaireau, qui continue à gigoter son gros popotin d’un côté à l’autre de la route pour s’éloigner.

Que fout ce blaireau ici, première fois que je le vois, loin de sa puante tanière au milieu des bois. J’attends que mon cœur reprenne une allure normale, je remonte au volant et redémarre. Obligée de suivre le blaireau qui lui-même suit son ombre produite par mes phares, à cette allure-là je serai chez moi dans trois ans. Je m’arrête et coupe mes phares. J’attends une minute ou deux. J’allume une cigarette. Un cri effroyable retentit subitement dans la nuit. Je rallume les phares. 

Dans la lumière, Rouky, qui me regarde en plissant les yeux. Et qui tient dans sa bouche l’énorme blaireau, qu’il vient d’achever d’une morsure à la gorge.

Satanés instants.

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Des zones d’ombre et un cygne, en minuscule

« Ils ont relâché Madame Sauvage », me dit Kadidia* en guise de bonjour.

Ma tête part en arrière ; « woh ! » est le seul commentaire que j’arrive à faire, le seul que j’ai le temps de faire avant que Kadidia me colle son portable dans les mains et me dise : « Oui ben regarde ce qu’ils écrivent » et retourne dans la salle entourer de ses bras Mathilde*, en larmes, qui triture un mouchoir tout déchiré.

[* prénoms modifiés]

Ils, ce sont des juristes. Magistrats, avocats, principalement. La sacro-sainte séparation des pouvoirs est attaquée, ils se hérissent pour la protéger, pour protéger l’indépendance de leur justice, qui leur tient tant à cœur. Ils y croient, eux, en la Justice – ils mettent une majuscule à justice – elle se doit d’être indépendante, elle se doit d’être juste – une juste justice majuscule. Ils s’élèvent sur le piédestal de leur vocation et s’insurgent : peu importe l’affaire Sauvage, peu importe son cas, s’ils prennent la parole aujourd’hui c’est au nom de l’équité, leur devoir est de défendre la Justice, ils seront le dernier rempart pour qu’elle s’exerce de façon équitable pour tous les citoyens.

Ils, ce sont aussi des journalistes – ou des juristes, encore. Ils prétendent apporter des éléments complémentaires au public sur le « cas Jacqueline Sauvage ». Sur les zones d’ombre de cette femme. Ils insistent sur cette étrangeté : elle aurait été victime de violences conjugales – ils écrivent « aurait été » – elle aurait été victime de violences conjugales pendant 47 ans mais il n’y a qu’un seul, un seul certificat qui atteste des coups. Ah ah ! N’est-ce pas là une étrangeté !

Par ailleurs, poursuivent-ils : elle a tiré dans le dos de son mari. Dans son dos, alors qu’il ne la battait pas à ce moment-là ! Nouvelle bizarrerie !

Ils enfoncent le clou avec ses enfants : il paraîtrait – le verbe est de nouveau conjugué au conditionnel – il paraîtrait que les filles de Jacqueline Sauvage ont été violées par leur père. Eh bien alors, pourquoi n’a-t-elle rien fait ? L’« emprise » – ils mettent le mot entre guillemets –, l’« emprise », ce pseudo-état qui empêcherait – conditionnel – les femmes de se sortir de leur situation de victimes de violences conjugales, admettons, mais les femmes parviennent à dépasser cette soi-disant emprise lorsqu’il s’agit du bien-être de leurs enfants, tout le monde le sait ! Un peu de bon sens ! Si ce n’est pas là la preuve ultime que toute cette affaire n’est qu’une arnaque ; que Jacqueline Sauvage a en fait tué un homme, certes un peu bougon, chacun son petit caractère, mais qu’elle a menti, ses filles aussi, et que sa place est en prison.

Les articles sont largement partagés.

Dans la salle, les chaises sont vides, hormis celles de Mathilde et Kadidia.

« Faut leur dire, dit Mathilde entre deux sanglots. Faut leur dire que c’est pas vrai.

— Ils s’en foutent, répond Kadidia. Sinon ils poseraient des questions aux femmes comme nous, au lieu de parler de zones d’ombre et de dire des conneries. Ils préfèrent croire ce qui les arrange. »

Les zones d’ombre.

Sur les chaises vides étaient assises des femmes, actuellement ou anciennement victimes de violences conjugales. Dans ce groupe de parole, elles ont passé entre 5 et 38 ans avec leur conjoint. Entre 5 et 38 ans à subir des violences conjugales et certaines n’ont pas même un seul certificat médical attestant du moindre coup, du moindre hématome. Certaines n’ont pas un seul témoin. Pas de voisin qui pourrait venir raconter à la barre, si elles avaient tué leur conjoint, qu’il était violent ou même colérique. Le couple déménageait tout le temps ; le couple n’avait aucun ami ; Monsieur isolait suffisamment Madame pour qu’elle ne connaisse personne ; ou bien il était un être adorable en société, en public et devenait méconnaissable dans l’intimité du couple. Il y a aussi des violences qui ne laissent aucune marque ou si peu. Mathilde, dont le conjoint était médecin, frappait peu et ne laissait aucune trace. En guise des gros hématomes que l’on voit traditionnellement sur les affiches de prévention, Mathilde subissait « le gant ». Son conjoint lui appliquait un gant mouillé sur le visage « pour la calmer » jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus respirer. À l’oreille, il lui disait « ne crie pas ou les enfants vont te voir être hystérique ». Mathilde ne criait pas. Elle espérait mourir pour de bon. Aucune trace. Le mari de Kadidia lui donnait 5 francs quand elle avait été « gentille ». S’il estimait qu’elle n’était pas gentille, il l’enfermait dans la chambre et la forçait à boire son urine. « Je tuerai tes parents » lui disait-il. Elle obéissait. Pas de trace. Les victimes de violences conjugales qui n’ont aucune preuve de leur calvaire sont légion. Pas de certificat médical, pas de témoin, elles n’ont que leur histoire, leur parole.

Toutes, elles ont toutes pensé à tuer leur conjoint. Certaines ont même essayé. Elles n’ont pas trouvé la force ; elles n’ont pas réussi ; elles ont arrêté leur geste, leur plan en route. Dix fois, cent fois, elles ont imaginé comment le tuer. L’une a songé l’empoisonner. L’autre droguer son café avant qu’il prenne la route. Une autre s’est armée d’un couteau la nuit, quand il dormait, et l’a tenu au-dessus de son cœur. Elles ont toutes imaginé le tuer parce qu’elles ne voyaient pas comment s’en sortir autrement. Elles ne l’ont pas fait chacune pour des raisons différentes. « Je l’aimais encore trop », « J’ai eu peur », « Je devais être là pour mes enfants » , « Je suis incapable de tuer »… 

Le propre de l’emprise est de persuader la victime que son agresseur est surpuissant, qu’il a tout pouvoir sur elle, qu’il est invincible, littéralement. Ce n’est pas un processus rapide, c’est une mise en place excessivement lente, un déplacement de la réalité qui se construit petit à petit. La victime de violences conjugales est persuadée que son agresseur pourra la retrouver n’importe où, elle se retourne dans la rue, sûre qu’il est derrière elle même à l’autre bout du monde, elle est convaincue qu’il est surpuissant, plus fort que tous, y compris que d’autres formes de pouvoir (forces de l’ordre, justice, administration, services sociaux, etc.). À un certain degré d’endoctrinement, la fuite n’est plus une solution que la victime parvient à envisager – et pour cause : une victime de violences conjugales a toujours tenté de partir de multiples fois, avec échec. Elle est revenue, la première fois de son plein gré, la fois suivante parce qu’il insistait trop, utilisait des moyens de pression, les fois suivantes, tout devient confus : il est impossible pour elle de distinguer quelle est sa part de libre-arbitre, elle n’est plus elle-même.

Le départ, la fuite ne fait plus partie des options qu’elle envisage. Combien de fois, au tribunal, la question « pourquoi n’êtes-vous pas partie ? » est-elle posée ? Cette question n’a aucun sens. Cette question est d’une violence inouïe, d’une indécence sordide. Elle rappelle chaque jour qu’un manque total de formation sur les mécanismes de la violence conjugale existe dans notre pays, que les premiers à en être démunis sont ceux qui devraient écouter et comprendre les victimes ; qu’au lieu de cela, ils s’étonnent de ce dysfonctionnement au prisme de leur propre normalité. « Si on m’avait demandé de boire de l’urine, je serais partie vite fait, je te garantis ! » entend-on dans les couloirs du palais de justice. L’éléphant dans le salon.

La fuite n’est plus une option, « il va me retrouver », « la police ne peut rien pour moi », « il saura où je suis », « il me tuera, il me l’a dit, si je pars il me tuera ». Oui, elles pensent à le tuer. Elles pensent à mourir. Elles pensent que la seule façon que tout s’arrête est la disparition de l’un des deux. 

Le tuer en lui tirant dans le dos ? Et comment aurait-elle dû le tuer pour que ces Messieurs-Dames soient satisfaits ? Elle aurait dû se laisser castagner, une autre fois, et là, dans un réflexe de survie digne des plus grands films, elle aurait dû trouver quelque arme à sa portée, s’en saisir et dans un geste de défense, le tuer. Car c’est cela qu’il faut pour contenter la foule : il faut un geste de défense. C’en était un pourtant – au sens commun, pas au sens légal de légitime défense.

Oui, il y en avait d’autres. Non, elle n’a pas pu les envisager.

Non, tuer son conjoint violent n’est pas la solution. Le quitter est la solution. Encore faut-il que l’on puisse être entourée, accompagnée, soutenue, avant, pendant, après cette démarche. Encore faut-il que le pays tout entier, que chacun.e dans ce pays prenne conscience des enjeux de ce combat, ouvre les yeux, s’interroge, se forme, remette en question ses croyances, ses jugements hâtifs, prenne le temps de tendre la main plutôt que de passer son chemin. Encore faut-il que les politiques légifèrent, que les professionnel.le.s se forment, que tous parlent avec attention.

Des zones d’ombre.

Il est des hontes que les victimes porteront toute leur vie et qu’elles ne se pardonneront jamais. Hontes qui touchent au sexe, au mensonge, aux délits. Hontes qui touchent majoritairement à leurs enfants. Ces mères, aujourd’hui seules, ou parfois en couple de nouveau, élèvent leurs enfants avec amour et dévotion. Et pourtant. Hors du groupe de parole, car ces secrets-là ne se disent qu’à une seule confidente, elles racontent parfois les mères qu’elles ont été. Négligentes, inattentives, complices des maltraitances de leur compagnon car elle les ont tues ou y ont assisté sans rien dire, sans rien faire. « Comment j’ai pu, comment j’ai pu », elle hurle, pleure, se plie en deux d’une douleur invisible mais qui emplit pourtant la pièce d’un cri sourd. Le simple fait de n’avoir pas réussi, physiquement, à empêcher leur conjoint de frapper leurs enfants les hante. « Je me mettais devant mais j’arrivais pas à l’arrêter, j’arrivais pas. Il m’assommait et après il passait à mon fils. » Des années durant il faudra les aider à se reconstruire. Inutile, chers journalistes et consorts, d’encourager la plèbe à déverser sa haine sur ces mauvaises mères ; jamais le peuple ne pourra les haïr autant pour ce qu’elles ont fait qu’elles se haïssent elles-mêmes.

Il n’y a pas d’étrangeté, pas de bizarrerie, pas d’arnaque ni de foutues zones d’ombre. Jacqueline Sauvage est, tristement, une victime de violences conjugales comme les autres. Si vous vous intéressiez quelque peu au sujet, vous le sauriez.

Quant aux amoureux de la juste justice majuscule, je suis ravie de les voir ainsi s’insurger pour davantage d’équité envers les citoyens et de lutter pour l’indépendance de leur enfant chérie. Considérant les longs textes qu’ils ont pris la peine d’écrire et de partager à ce sujet, je suppose que je vais, sans nul doute, retrouver d’autres écrits de leur part, anciens ou à venir, qui défendent cette cause noble. Des textes rageurs, à propos de la Haute Cour de Justice ou de la Cour de Justice de la République, ces instances dérogatoires au fonctionnement ordinaire de la justice juste majuscule équitable et indépendante. Ces tribunaux spéciaux, qui permettent de soustraire à la justice pénale ordinaire les gouvernants jugés par trois magistrats et… douze autres gouvernants. Une belle indépendance de la justice majuscule que voilà. Je ne trouve pas leurs textes, sans doute une mauvaise recherche de ma part.

Cherchons-en d’autres, avec une date, ce sera plus précis : le 22 juillet 2016. Cette fois-ci, plus de doute, ils ont dû écrire des kilomètres de textes, ces défenseurs de la séparation des pouvoirs ! Le Conseil constitutionnel, saisi d’une QPC (question prioritaire de constitutionnalité) jugeait le 22 juillet 2016 que le « verrou de Bercy » était conforme à la Constitution, dans l’affaire d’un pharmacien poursuivi pour fraude à la TVA. Le « verrou de Bercy » permet au ministre du Budget, et à lui seul, de choisir de poursuivre pénalement un fraudeur fiscal ou de lui proposer de payer quelques amendes en plus de ses impôts. Recommençons, voulez-vous bien : le ministre du Budget, et non les magistrats, choisit qui sera poursuivi et s’exposera à d’éventuelles peines de prison et qui pourra s’en sortir en alignant seulement des liasses de billets. Quid de la séparation des pouvoirs ? Quid de l’indépendance de la justice juste majuscule ? Pas de trace de manifestation de mes juristes outrés.

Peut-être faut-il alors quitter l’inéquitable traitement des gouvernants et puissants par la justice et se tourner vers les justiciables broyés, ceux qui n’ont ni le pouvoir, ni les liasses pour s’offrir un tribunal dérogatoire ou une absence de procès. Ceux qui, chaque année, sont contrôlés au faciès par les représentants du pouvoir, qui meurent entre leurs mains lors d’interpellations ultérieurement qualifiées d’« accidents », de « malaises », d’« infections », d’« allergies », de « crises cardiaques » et j’en passe. Ceux qui devront se battre des années pour arriver devant un tribunal et en repartir anéantis, les responsables de la mort de leur proche arrivant libres par la grande porte, et repartant libres par la grande porte. Quelle mansuétude de la justice majuscule pour des personnes soupçonnées d’un crime. Combien, combien de suspects ont le privilège de rester libres, de ne pas être placés en détention provisoire alors qu’ils sont accusés d’un crime ? Ceux qui sont sur le banc des parties civiles sont incrédules ; toute leur vie durant, ils ont vu les représentants de l’État se saisir de ceux qu’ils considéraient suspects, les contrôler sans ménagement, pour une couleur de peau. Poursuivis, les suspects ont toujours été placés en détention provisoire. Ils ont toujours perdu leur travail. S’ils étaient ensuite relaxés, jamais la justice – minuscule – ne s’excusait, ne dédommageait. Alors, sur les bancs des parties civiles, ils regardent ces autres suspects, dans leur uniforme qui n’est qu’un rappel de ce qu’eux ont toujours leur travail. Ces autres suspects qui bénéficient, sans que cela ne soit écrit nulle part, d’un régime dérogatoire. Leur parole est plus précieuse, plus véridique, davantage écoutée. Quel que soit le crime reproché, les collègues viennent en masse pour assurer un soutien, légitimation par ses pairs, qu’ils soient fiers de leur violence ou effrayés que cela leur arrive un jour. Moi aussi j’aurais pu le faire

En faut-il des années de lutte pour arriver à un début d’espérance. Quand la technologie permet de filmer, en direct, les interpellations, les violences, et de montrer, de prouver les mensonges de forces de l’ordre, alors quelques condamnations tombent. Mais lorsque l’on doit s’assurer, à chaque moment de sa vie, d’être prêt à filmer, pour apporter à la justice plus que sa parole, car l’on sait d’avance que sa parole ne vaudra rien, où est l’équité ?

De la part de ces soudain paratonnerres immaculés de la Justice, je n’ai pas trouvé d’autres foudres. Peut-être que leur stock d’éclairs est limité à un seul par an. Peut-être que leur vision de la justice est biaisée par le fait qu’ils en sont des acteurs – qui aime à reconnaître qu’il participe à un système d’injustice, plus particulièrement lorsque ce dernier se nomme justice ? 

Rien n’est plus minuscule que la justice en France, qui n’a les moyens de rien mais se croit toujours au-dessus de tout. Des palais – quel mot merveilleux – des palais de justice délabrés, ou, selon la ville, affichant des façades resplendissantes, et à l’intérieur des bureaux vides de personnels, vides de matériels, et débordants de dossiers jusqu’à la gorge. Des délais de traitement inhumains qui voient régulièrement des personnes mourir avant que leur affaire ne soit traitée – record en la matière : la CNITAAT, juridiction méconnue, traitant des appels des tribunaux du contentieux de l’incapacité. Située à Amiens, elle met en moyenne 3 à 4 ans à traiter une affaire pour des personnes en situation de handicap dont la plupart exige un règlement urgent.

Des palais de justice où parade une cour en costume qui se pense supérieure au vulgum pecus. Régulièrement, ces instruits se gaussent des ignares qui ne comprennent rien au droit, matière noble s’il en est, science des dominants conçue par eux et pour eux – seule matière à n’être aucunement enseignée aux collégiens et lycéens, pas même de façon fragmentaire, il ne faudrait pas que tout un chacun puisse maîtriser les principes du droit, qui se réserve à une élite. Un article tout récent de la Voix du Nord titrait Les perles de l’année au tribunal et reprenait les propos des prévenus, visant à faire rire les lecteurs. Il fut partagé des milliers de fois par des internautes hilares, qui ne voyaient pas le problème à rire, notamment, de cette phrase : « Si vous m’incarcérez, cette fois trouvez-moi en même temps quelque chose pour ma sortie, sinon je reviendrai. » 

Ou de celle-ci : « Je le sais d’avance. Quand ses yeux sortent de sa tête, c’est qu’il va frapper. »

La justice française est minuscule et traite ses justiciables minusculement.

Ce n’est pas en gesticulant pour défendre l’honneur bafoué de votre canard boiteux qu’il va subitement se transformer en beau cygne blanc. 

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Anonymous asked:

Il n'y a pas de description sur ce tumblr. Juste des textes qui prennent aux tripes. Est-ce qu'ils sont inventés, est-ce qu'ils sont biographiques, est-ce que est-ce que est-ce que... Impossible de savoir. Ya pas d'âge, tout juste un genre, l'identité derrière est presque diaphane alors que les mots transpercent d'une beauté violente. Ça fait mal et ça réveille. J'ignore qui vous êtes. Mais je voulais vous dire merci pour ce que vous faites.

Merci à vous de ces quelques mots.

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Dessine-moi un éléphant

« Faut dire, elle est chiante aussi »

« Écoute, on a essayé hein, si elle y retourne, c’est qu’elle le veut bien »

« Elle le cherche, c’est pas possible »

« Je vais dire un truc horrible, mais elle le mérite franchement »

« Moi, je comprendrai jamais »

Je comprendrai jamais.

Évidemment qu’on ne comprend pas. Comment comprendre alors qu’on regarde l’éléphant dans le salon.

Les anglophones ont une expression délicieuse : « the elephant in the living room », l’éléphant dans le salon. Elle désigne cet étrange phénomène de truc énorme en train de se passer dans notre vie, mais sans que jamais ce ne soit dit, sans même qu’on s’en aperçoive. On tourne autour de l’éléphant dans le salon, on fait comme s’il n’était pas là.

Les invités, eux, en repartant, ou ceux qui passent devant la fenêtre, se font la réflexion entre eux : « Mais bordel ! Comment c’est possible de ne pas voir ce putain d’éléphant ?! »

L’incompréhension qui entoure les violences conjugales tient avant tout à ce qu’on les croit uniquement physiques. C’est faux, elles sont en premier lieu verbales, psychologiques. Ce sont les violences psychologiques qui entraînent l’aliénation, l’emprise et laissent le champ libre aux violences physiques, sexuelles, faute de quoi elles seraient immédiatement dénoncées – « dénoncées » dans le sens : vues comme inacceptables, refusées. 

L’aliénation, la dépossession de soi. Évidemment que si vous êtes, je ne sais pas, dans la salle d’attente de votre dentiste, et qu’un parfait inconnu vous crache soudain dessus, vous allez vous lever et lui dire « Non mais qu’est-ce qui te prend, connard ?! » (version plus ou moins modulable dans le langage et dans les gestes selon le tempérament de la personne agressée) Évidemment. C’est si facile.

L’incompréhension générée par les violences conjugales se base sur deux fausses idées : 

- les agresseurs (valable au sens large, quelle que soit l’agression) sont des monstres, inhumains et qui surgissent dans la vie d’une victime au détour d’une ruelle sombre, sans qu’elle ne l’ait jamais vu auparavant.

- un éléphant, ça fait 3 mètres de haut et pèse 7 tonnes dès sa naissance.

La première de ces fausses croyances s’appuie sur des mythes, ancrés socialement. Pour faire court : personne n’aime être responsable. 

Pour développer : d’une part, il est plus rassurant que croire que les responsables de violences conjugales sont des êtres un peu anormaux, des personnes dénuées de tout sentiment, des bêtes, des sauvages, des pas-comme-nous. C’est rassurant sur notre propre nature d’être humain – nous, êtres humains, nous ne sommes pas capables de faire de telles choses, ça non. C’est rassurant sur notre nature d’homme – moi, homme, je ne suis pas capable de faire de telles choses, ça non. Ils ont eu des problèmes dans leur vie, leur enfance, cela a dû briser leurs repères ; c’est rassurant pour notre propre nature d’être humain avec des repères – moi, je ne suis pas capable de faire de telles choses, ça non ; c’est rassurant pour notre propre nature de parents – mes enfants, que j’élève avec brio, ne pourront pas faire de telles choses, ça non.

Ce mythe des gens bons d’un côté et des méchants de l’autre, abreuvé en permanence et depuis l’enfance par les dessins animés, les livres, les contes, les films, les mots des parents « Attention, ne parle pas aux inconnus, certains sont méchants » « Pourquoi il va en prison, lui ? — Parce qu’il est méchant », ce mythe rassure la société qui continue à tourner avec ses gens bons qui regardent dans les coins s’il n’y aurait pas quelques méchants.

D’autre part, il est beaucoup plus pratique de tourner sur ce manège-là plutôt que d’arrêter tous les poneys d’un coup pour se dire : Hey ? Mais ce sont nos enfants qui deviennent ces maltraitants, comment faire pour que ça ne se reproduise plus ? — Non mais c’est de la faute de leurs parents !! — Si c’est le cas, ces parents, ils ont été enfants aussi, je répète : comment faire pour que ça ne se reproduise plus ? Peut-on réellement prendre le temps de se pencher sur la question, de donner enfin les moyens, financiers, humains, matériels, à l’éducation, l’aide à l’enfance, aux parents, à la justice des mineurs, aux associations qui œuvrent en ce sens, plutôt que de mettre des pansements sur les plaies une fois faites ? — Euh... Pffff, allez viens, on fait repartir les poneys !!

La deuxième fausse croyance tient à ce qu’un éléphant, on le voit vachement mieux dans le salon d’un autre que dans le sien.

Une victime de violences conjugales peut rarement parler de ce qu’elle vit ou de ce qu’elle a vécu. Car elle doit affronter une autre forme de violence alors, celle du jugement. Quels que soient les interlocuteurs, rares sont ceux qui savent écouter.

Doutes, remises en cause du récit, accusations, engueulades, culpabilisations, fuites, mises en perspective déplacées, tout y passe. En tête de liste, l’incompréhension. « Mais je comprends pas... » Qu’est-ce qui n’est pas compris ? Pourquoi elle reste. Pourquoi elle ne part pas. Pourquoi elle n’a pas porté plainte. Pourquoi elle a retiré sa plainte. Pourquoi elle est retournée vivre avec lui. Pourquoi elle est tombée enceinte. Pourquoi, pourquoi, pourquoi.

En seconde place dans le top 50, l’amour. Si la victime de violences conjugales parle d’amour, l’interlocuteur ouvre de grands yeux, lève les sourcils, soupire, secoue la tête, dit « N’importe quoi putain ! », se tape sur les cuisses, fait des salto arrière, mange un oreiller. Parce que lui, il sait ce qu’est l’amour, et l’amour ce n’est pas ça.

Alors, fatalement, c’est qu’elle le veut bien. C’est qu’elle cherche ce qui lui arrive. C’est qu’elle aime ça. Qu’elle est perverse.

Vous avez déjà construit une maquette ? Un vaisseau Lego ? Une maison Playmobil ? Une cabane en rondins ? Un igloo avec des carrés de neige ? 

On se souvient toujours de la première pièce. Le premier élément qu’on a placé. Les inaugurations de bâtiments se font en fanfare sur la première pierre. Personne ne vient voir ce qui se passe quand les ouvriers en sont au troisième étage à installer des milieux de fenêtres. Personne ne se souvient des éléments microscopiques de sa maquette d’avion, ceux qui allaient à l’intérieur et qu’on ne voit même plus. On se rappelle le commencement. 

Une victime de violences conjugales se souvient toujours de la première fois. La première fois où elle s’est dit « Wow, c’est bizarre. » Une première dispute, bizarre, pour une raison bizarre, dans un lieu bizarre, sur un ton bizarre. Est-ce qu’on quitte quelqu’un qu’on aime parce qu’une dispute est bizarre ? Non, ce n’est pas suffisant. On avance avec, on fait une concession, c’est le principe du couple. Sur le premier élément, tordu, on en pose un deuxième, joli, coloré.

La première fois où elle a été gênée par ses propos, devant ses amis, sa famille, ses collègues. Elle lui en a parlé ensuite, il a reconnu que c’était déplacé, ça arrive à tout le monde, discussion de couple. On monte les éléments les uns sur les autres.

Le temps passe, éléments stables, éléments moins stables, l’ensemble monte. « Y a des hauts et des bas », c’est le principe du couple. Il y a surtout des moments forts. Il la place au-dessus de tout et de tout le monde, il lui dit des choses qu’elle n’a jamais entendues, qu’elle a besoin d’entendre, qu’il a besoin de dire ; elle est son unique amour, il ne vit que pour elle, elle est irremplaçable, il sera toujours là pour elle, s’opposera à quiconque lui voudra du mal, la défend envers et contre tout. Elle l’aime tout autant, elle seule sait qu’il est fragile malgré les apparences. Dans leur bulle, ils ressentent ce qu’ils avaient toujours eu besoin de ressentir. Sur les fragilités antérieures de l’un et de l’autre, le ciment prend, solide. Il coule sur les premières bases et amalgame l’ensemble dans un bloc compact. Impossible désormais de discerner quelle pièce provenait d’elle et laquelle venait de lui ; il n’y a que des éléments uniformes bétonnés. Les prochains seront préalablement trempés dans l’enduit « couple » avant même d’être mis en place.

La première fois qu’il sort vraiment de ses gonds. Qu’il hurle sur elle. Ces horreurs qui sortent de sa bouche, ces mots qui la sèchent sur place, qu’elle ne comprend pas ; la colère, l’indignation en elle, mais la question de savoir s’il l’aime encore alors, malgré tout ce qu’il a dit ; la culpabilité, car il l’a accusée de choses terribles. Le retour au calme, à la sérénité ; l’amour est toujours là, plus fort que tout, le bloc est toujours là, il s’en veut, il est désolé, elle est désolée aussi, oublions tout, le bloc est toujours là, c’est ça l’important, c’est ça l’important. Les nouvelles pièces posées dessus, qu’elle enfonce quand même, un goût amer dans la bouche. Ne pas donner raison à ceux qui lui ont dit qu’il était bizarre, pas fait pour elle.

Il la bouscule une première fois. Il la secoue. Il la gifle. Il était en colère, maintenant les colères elle les connaît, elles font partie du bloc bétonné, mais en voilà une nouvelle, plus forte, plus haute. « Y a des hauts, y a des bas » Elle pleure, elle dit que ça suffit, cette fois c’est trop, quelque chose en elle dit que c’est trop, elle part chez des proches et il pleure aussi, il a tout perdu, l’amour de sa vie, son unique amour, il s’en veut tellement, il ne comprend pas comment c’est arrivé, la faute au boulot, au stress, au manque d’argent, aux enfants, aux voisins, à l’hiver, à la crise, à l’alcool, au shit, au sommeil, aux jeux vidéo, la faute à pas de chance, il jure, il jure, il lui montre le bloc, c’est leur amour depuis tout ce temps, elle n’en a jamais eu d’autre comme ça, il ne sait pas vivre sans elle, il se sent mourir, il sait qu’il ne le refera plus, elle ne l’a jamais entendu aussi sincère, il lui manque ; le bloc lui manque, ailleurs elle ne sait pas quoi faire d’elle-même avec ses petits éléments pleins de béton qui ne s’encastrent nulle part. Elle revient. La construction s’élève, les pièces seront désormais rentrées en force.

Le temps a passé. La peur a tout envahi. Un seul objectif : la sérénité, sa sérénité à lui. Elle n’a plus aucune existence propre. Elle attend toujours que reviennent les hauts du début, les moments forts, ils étaient là, ils vont revenir, il suffit pour cela qu’il aille bien et ça reviendra. Sans qu’elle s’en aperçoive, tout s’est inversé, c’est elle désormais qui le protège lui, qui met tout en oeuvre pour le protéger. Que rien ne le contrarie, pour que la paix règne. Illusoire, elle est toujours brisée, il y a toujours quelque chose qui ne va pas, mais elle lutte pour la maintenir, elle n’a que ça en tête, c’est son seul et unique objectif, chaque jour, du moment où elle ouvre les yeux – avant lui – au moment où elle les ferme – après lui. En veille constante. Tout prévoir, tout anticiper. Penser à chaque phrase, chaque mot qu’elle dira, susceptible de lui déplaire. Pire encore : prévoir chaque mot que les autres pourraient dire, éviter ceux qui pourraient le déprimer, l’énerver, le rendre jaloux, éviter donc les personnes dont elle détecte qu’elles sont des déclencheurs, des dangers en paroles, en actes. Restreindre les interactions amicales, familiales, professionnelles, sociales ; tout restreindre pour avoir le moins de gens et de choses à surveiller, à anticiper. Tout devient pour elle l’objet d’une surveillance ; cercle vicieux sans fin : dans le but d’être tranquille, chaque moment est un sujet d’intranquillité. Un trajet en voiture : un lieu peut lui rappeler un souvenir dérangeant, elle lui parle pendant qu’ils passent devant, occupe son attention ; il zappe sur la télévision : une émission est susceptible de le déprimer, elle serre les dents en espérant que le présentateur ne dira pas des mots qu’il ne faut pas dire. Elle surveille son téléphone constamment ; s’il n’est pas là, elle tient le téléphone tout à côté d’elle et répond dès qu’il appelle pour qu’il n’ait pas à se poser de question, car il peut appeler dix fois, vingt fois de suite sinon. S’ils sont ensemble, elle ne sait plus quoi faire de son téléphone, est effrayée à l’idée qu’il sonne, elle ne donne plus son numéro à personne pour éviter qu’il trouve que qui que ce soit appelle trop. Elle gère toutes les sources de stress potentielles qui le font monter en pression : bruits des enfants, qu’elle berce, fait taire, emmène dans d’autres pièces, « Chuuuut, papa est fatigué » ; manque d’argent, elle cache les courriers de relance, elle ment, elle vole de l’argent ; repas prêts à l’heure et bonne cuisine, maison nettoyée, vêtements repassés, silence à table, que va-t-il vouloir ensuite, que pourra-t-elle faire pour être tranquille, elle veut juste être tranquille. Elle pense à autre chose quand elle lui donne ce qu’il veut, sexuellement. Accusée de le tromper, de mentir, d’être calculatrice, voleuse, responsable de ce qu’elle vit, de leur malheur, de celui de leurs enfants, elle sait, elle sait que ce n’est pas vrai, que c’est lui qui est responsable de tout ça... mais quand même, c’est vrai qu’elle lui ment, qu’elle calcule tout, qu’elle ne l’aime plus comme avant, alors oui elle est sans doute responsable, oui, sans doute... mais non ! ou peut-être... elle ne sait plus, elle veut juste être tranquille, tranquille, tout se passera bien si elle anticipe. Quand il est calme, tout se passe bien. Anticiper. En veille permanente.

Au milieu du salon, l’éléphant, flamboyant.

Ceux qui le voient de loin ouvrent de grands yeux hallucinés et s’exclament : « Mais pourquoi elle ne le voit pas ?!? »

Ceux qui le voient de près disent : « C’est pas évident de faire quelque chose... »

Si seulement c’était un inconnu, un monstre surgi tout à coup de nulle part dans la brume, elle pourrait le voir.

Mais comment voir ce qui est à côté d’elle ? Ce à quoi elle a consenti, pas à pas, au fil du temps ? Elle a dit oui, au début, elle a aimé, passionnément, elle se sent responsable, il n’arrête pas de le lui rappeler constamment, elle l’a voulu ce couple, elle l’a défendu, elle l’a construit, comment pourrait-elle voir ce qui n’était qu’une pièce, puis deux, puis trois et qui aujourd’hui est un putain d’éléphant dans son salon ?

Comme il est facile pour les autres de le voir maintenant qu’il est bien intégralement constitué.

On se souvient toujours de la première pièce. Mais on se souvient aussi toujours de la dernière. Le cockpit du vaisseau Star Wars, la porte qu’on découpe dans l’igloo, les jardinières de géranium aux balcons de la maison Playmobil.

Le moment où elle se dit « Non. C’est trop. C’est fini. » 

Une énième humiliation. Une énième nuit sans dormir. Voir les larmes de ses enfants. Un coup plus fort qu’un autre, plus lâche qu’un autre. Les mots d’un proche, qui prennent du sens. Mille et une raisons.

C’est le début d’un autre chemin pour se retrouver.

Retrouver ses libertés, ses proches, ses goûts et dégoûts, ses envies, ses espoirs et ambitions, ses désirs, ses rêves... Et apprendre à vivre sans peur et sans culpabilité.

Au bout de ce chemin, tout au bout, il y aura une prise de conscience. Incarnée par une phrase de Stephen King – oui, l’auteur, comme quoi hein, tout peut arriver. 

« Des gens qui observent depuis l’extérieur vont parfois demander : “Mais comment tu peux avoir laissé faire ça pendant aussi longtemps ?? Tu n’avais pas vu qu’il y avait un éléphant dans le salon ?!” Il est bien difficile pour une personne vivant dans une situation normale de comprendre la réponse la plus proche de la vérité : “Désolée mais il était là quand j’ai emménagé. Je ne savais pas que c’était un éléphant, je pensais qu’il faisait partie des meubles.” »

Jeunes, moins jeunes, qui êtes ou allez être en couple : faites attention à vos constructions. Arrêtez-vous de temps en temps, prenez le temps de réfléchir. Retournez-vous. Regardez votre salon. 

Est-ce qu’il n’y aurait pas un putain d’éléphant dedans ? 

Vous avez un doute sur ce que vous vivez ? Voici un dépliant qui pourra vous apporter des réponses : http://stop-violences-femmes.gouv.fr/IMG/pdf/depliant_violences_web-3.pdf

Il y a des associations près de chez vous pour vous écouter, vous aider, en voici une liste (cliquez sur la carte, ou à gauche sur votre région) : http://stop-violences-femmes.gouv.fr/-Les-associations-pres-de-chez-vous-.html

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Pour que ça se voie

Extraits de l’enregistrement du groupe de parole – 2015.

Carole

— Je suis pas une femme battue, c’est arrivé qu’une fois.

Il avait fumé du shit, moi aussi, il était en colère, moi aussi, et il avait raison d’être en colère.

Je suis pas une femme battue, ça recommencera pas.

Il s’est excusé. Il a promis.

Et surtout il m’aime.

Moi, je l’aime. Et il m’aime. Personne comprend combien nous nous aimons, c’est tout. C’est un amour hors du commun, c’est pour ça qu’il dérange. Il veut pas me perdre, et je veux pas le perdre. Personne m’a jamais aimée comme lui avant, non, personne, personne !

Tous les couples doivent faire des concessions. Il me demande certaines concessions, c’est pas la mer à boire. Je vais vous dire : c’est les autres qui nous veulent du mal, qui veulent mettre fin à notre couple, ceux qui le critiquent, qui disent qu’il est méchant avec moi, qu’il me maltraite, que notre relation est nocive, que j’ai changé. Ceux-là sont jaloux de notre bonheur, de notre amour.

— Je comprends. Pourquoi vous êtes venue nous voir, Carole ?

— [long silence] Je sais pas.

Mathilde

— Je comprends Carole. Moi, ça fait trois ans que je viens assez régulièrement, dont un an et demi depuis la séparation et des fois je me demande encore pourquoi je viens ! [rires]

— (Carole) Je me sens moins seule alors ! [rires]

Vous ne savez pas pourquoi vous venez, Mathilde ?

— Si, bien sûr. Je disais ça pour que Carole se sente à l’aise. Moi je suis venue sans trop savoir au départ. Je crois que j’en avais marre de ne plus pouvoir regarder ce que je voulais à la télé. C’est con, hein ?

Non, c’est pas con. C’est une liberté comme une autre.

Ben voilà. Ça faisait des années que chaque matin je briquais la maison et je soulevais le programme télé pour le remettre à sa place, à côté de son fauteuil à lui, vers la télécommande. Quand il était fini, je le jetais, je mettais le nouveau programme télé, ainsi de suite. Et jamais je le feuilletais vu que je ne pouvais pas choisir ce qu’on regardait. Un jour j’étais dans le bus et vous voyez la télé dans le bus qui donne l’horoscope et les animations du week-end ? [murmures] Elle donne aussi le programme télé du soir. Une dame était à côté de moi et me montre la télé du bus en me disant « Ah c’est sympa ça ! Vous regardez ? » Là, je sais plus de quel feuilleton elle parlait. Peu importe. J’ai dit non. Elle m’a raconté l’histoire en détail, les personnages. Elle avait l’air heureuse de regarder ce feuilleton. 

Vous regardez des feuilletons maintenant, Mathilde ?

— Tous ! Même les plus cons ! [rires]

— (Aïcha) C’est ceux-là qui rendent les gens heureux.

Karen

— Moi je suis là pour mes enfants. Je ne veux pas qu’ils voient tout ça.

C’est quoi « tout ça » ?

— C’est [silence] Je veux qu’ils aient une mère normale. Y a deux ans, l’aîné entrait en sixième. Il était stressé par la rentrée des classes, le collège. Je voulais l’accompagner le premier jour parce qu’il devait faire le trajet tout seul pour la première fois, avant on l’amenait toujours à l’école primaire à côté de chez nous. Mais sur le trajet pour aller au collège il y a deux bars. Le soir j’avais dit à Mat que j’accompagnerais notre fils au collège le lendemain matin. Dans la nuit il est allé vérifier le trajet sur Internet. Il a vu qu’il y avait deux bars, je ne savais pas moi je vous jure enfin qu’est-ce que ça peut me faire je n’ai jamais pensé à ces bars d’ailleurs j’étais passée par cette rue une fois seulement avant, quand ma voiture

Karen ? Vous n’avez pas besoin de vous justifier auprès de nous sur ces bars.

— [rires] Oui. Bref, il a vu qu’il y avait deux bars, que moi je connaissais pas du tout. Il m’a réveillée pour m’accuser de vouloir aller dans ces bars en vrai. J’ai pas envie de raconter la nuit. L’important est que je n’ai pas pu accompagner mon fils qui a dû aller seul au collège. J’ai vu ma voisine accompagner sa fille, je veux être une mère comme ça.

Sandrine

— Est-ce que je peux parler maintenant ? Faut que je sois rentrée à 3 heures.

— Vous n’êtes plus chez votre sœur ?

— Je suis rentrée à la maison pour nous donner une autre chance.

— (Magali) Putain quelle conne tu veux qu’il te tue ou quoi ?

— On se calme

— C’est mon couple et je t’emmerde !

On-se-cal-me

— (Magali) Couple de merde, t’as encore une lèvre gonflée !

— Je savais que j’aurais pas dû venir ! [vacarme]

ON SE CALME et Magali peut peut-être aller chercher à boire s’il vous plaît, Magali. Magali ? S’il vous plaît ?

— (Magali) Putain !

Merci beaucoup. [long silence] Sandrine, vous savez que Magali, comme nous, s’inquiète pour vous, et que c’est sa façon, peut-être maladroite, d’exprimer son inquiétude.

— Alors quand c’est Magali qui s’exprime maladroitement, ça va faut que je comprenne, mais quand c’est mon mec qui exprime maladroitement son amour, faut pas que je lui pardonne ? 

Euh, [bafouillements] c’est

— (Magali) Bon voilà la flotte, on en est où ?

— Nulle part, je m’en vais.

Eh merde.  

Magali

— Je suis trop en colère pour parler, je passe mon tour.

Pourquoi en colère ?

Putain ! L’autre conne qui retourne chez son bâtard de mec, ça suffit pas comme raison !?

Sans cri ni insulte, si c’est possible.

(Aïcha) Parce que toi tu es partie du premier coup ? C’est difficile pour tout le monde, pourquoi tu la juges comme ça ?

— Moi y avait personne pour m’aider ! Tout le monde s’en foutait de ma gueule, j’étais toute seule et elle tout le monde est là autour d’elle à s’occuper d’elle et elle y retourne quand même, elle mérite ce qui va lui arriver !

— [vacarme] Chut... Qu’est-ce qui va lui arriver ?

Il va finir par la tuer ! Je suis la seule à le voir ?

— Elle mérite de mourir ?

Mais non putain...

— Qu’est-ce qu’elle mérite alors ?

C’est pas ce que je voulais dire.

— Qu’est-ce que vous vouliez dire ?

Que j’ai les boules. J’en peux plus de la voir partir et revenir six mois après avec la moitié de la gueule d’une autre couleur. J’en peux plus de vous voir partir, je veux que vous restiez toutes là et que vous repartiez pas chez vos types mais je pisse dans un violon je sais pas comment vous le dire, vous écoutez rien. Quand Cathy est morte, on lui avait dit de pas y retourner mais elle a rien écouté. La nuit je pense à elle et je cherche les phrases que j’aurais dû lui dire. Mais elle était aussi conne que Sandrine. Ou que toi avec ton histoire de « c’est arrivé qu’une fois, il a promis, on s’aime » [imitation de flûte] [rires] Vous allez toutes crever les unes après les autres, ouais, et je vous déteste pour ça.

[silence] (Karen) Nous aussi on t’aime, Magali.

— (Aïcha) Oui. Et nous aussi on a peur pour Sandrine.

— (Carole) Si je peux dire un mot... Mon mec et moi on s’aime vraiment. Je voulais juste préciser pour que personne se méprenne sur ma situation qui est pas la même que la vôtre ou celle de la dame qui est partie.

Personne ne se méprend, Carole. Je comprends bien que vous vous aimez.

Aïcha

— Moi j’ai une bonne nouvelle : je viens d’avoir une promotion ! [vacarme] [applaudissements]

Bravo ! Vous avez fêté l’événement ?

Oui, avec mes filles. On est allées au restaurant.

— (Mathilde) Bientôt un nouveau mari ! [rires]

— (Magali) Elle est allée au resto, pas voir les Chippendales ! [rires]

— (voix non identifiée) Ça s’épouse les Chippendales ?

— (Mathilde) Du resto au remariage, il n’y a qu’un pas !

Vous nous donnerez vos recettes de « cuisine », Mathilde ? [rires]

— Voilà au moins une raison pour laquelle je viens ici.

Siam – entretien particulier

— La violence conjugale, ce n’est pas ce que je vis. La violence conjugale, on en parle dans des spots publicitaires, à la télévision, dans des magazines, à la radio, dans les transports en commun. La violence conjugale, ça tue. Moi je suis en vie.

Quand on parle de violence conjugale, je vois bien que ça ne me concerne pas. Les affiches montrent des femmes avec le visage tuméfié, avec les yeux terrifiés ; il y a du sang sur les photos et aucune trace d’amour : je ne suis pas dans cette situation.

Moi, il m’aime. Et je l’aime. Je n’ai pas de trace de coups sur le visage, je ne suis pas cachée sous la table, pétrifiée à l’idée qu’il rentre, ivre, et qu’il me frappe avec sa ceinture. C’est ça la violence conjugale. Moi je ne subis pas de violence conjugale. D’ailleurs, il ne boit quasiment jamais. En soirée, comme tout le monde.

Oui, il est un peu colérique. Mais chacun son caractère. Et puis il a des raisons d’être colérique, il a eu une vie épouvantable, une vie de souffrances. Il faudrait des heures, des journées pour vous la raconter, je ne vais pas vous la raconter. Mais il me l’a racontée, à moi, et je comprends qu’il soit si sensible, qu’il ait autant besoin d’amour et de preuves de mon amour. On l’a tellement fait souffrir, on l’a tellement trahi, on l’a abandonné, on lui a menti tant de fois auparavant. Je suis la dernière personne en qui il peut avoir confiance. Tous les deux, on forme un couple uni, inséparable, passionnel et fusionnel.

C’est étonnant de voir comme on s’est bien trouvés.

Je ne veux pas le quitter. Il souffrirait trop, ça lui briserait le cœur, vous n’imaginez pas, vous ne comprenez pas.

Tant de choses que vous ne comprendriez pas.

Comme quoi ?

— Je l’ai déjà tant fait souffrir depuis notre rencontre. Des heures, il a passé des heures à devoir m’expliquer pourquoi je le faisais souffrir. 

Je me souviens de la première fois. On sortait ensemble depuis deux mois. C’était mon anniversaire et mon frère voulait me faire un cadeau mais il n’avait pas d’argent, alors il m’avait proposé de me donner son vieil autoradio et de l’installer dans ma voiture – c’était ma première voiture, j’étais toute contente ! J’étais allée chez mon frère avec lui. Il faisait beau, je chantais. Dans son garage, mon frère nous avait accueillis et m’avait réquisitionnée pour l’aider à placer l’autoradio. À lui, mon frère avait dit « Tu n’as qu’à aller dans le salon, si tu veux mater la télé, y a des bières au frais si tu veux. » On avait installé l’autoradio. Deux heures plus tard, j’étais de nouveau au volant de ma voiture, et lui à côté. Il faisait une tête bizarre. « Qu’est-ce qu’il y a ? » j’avais demandé. Pendant trois heures il avait expliqué combien il s’était senti mis à l’écart, combien notre comportement, à mon frère et moi, avait été scandaleux, combien nous l’avions « pris pour un con » à le laisser tout seul dans le salon, comme si c’était un gosse ou un débile mental, alors qu’on installait un autoradio sans lui. J’avoue qu’au début j’étais surprise et je riais en disant « Mais de quoi tu parles ? » et en ne comprenant pas pourquoi il faisait une telle histoire pour un si petit détail. Puis il avait haussé la voix, il parlait, il parlait, il parlait, je ne pouvais plus rien dire et j’avais fini par dire « Ok ok, pardon » et j’avais promis de faire plus attention à lui à l’avenir.

Mais je n’ai jamais cessé d’être inattentive ensuite.

Comme la fois où je suis allée à un festival sans lui et sans même revenir le voir pendant trois jours. Il m’en a parlé durant toute une semaine ensuite, tant je l’avais fait souffrir.

Comme la fois où il a dû longuement m’expliquer sa souffrance et son incompréhension parce que je ne pensais pas à faire de café chaud prêt pour son réveil. C’est pourtant un geste qui prouve mon amour, et moi qui prétends l’aimer, je n’y avais jamais pensé.

Je n’avais jamais réfléchi non plus à la façon dont je m’habillais. Mais, après ses explications, j’ai réalisé et admis que ça le faisait souffrir si je portais une casquette au restaurant, car ce n’était pas assez élégant et indigne d’une femme et que si j’avais vraiment les sentiments que je disais lui porter, la moindre des choses serait de ne pas lui faire honte en public.

L’attention, dans un couple, c’est aussi faire l’amour quand on n’en a pas envie et accepter des choses sexuelles que l’on n’aime pas, par amour pour l’autre. Bien sûr, les premières fois, j’ai dit non et j’ai pleuré parce que je n’avais pas compris à quel point c’était important pour lui. Mais au fil du temps et après toutes ces heures où il m’a parlé pour me dire que, vraiment, je ne savais pas aimer, j’ai préféré faire ces choses.

Je vois bien que je le rends malheureux, que je l’ai rendu malheureux, alors je ne peux pas le quitter. Il en mourrait. Il me l’a dit si souvent. 

Il m’a dit qu’il préférerait qu’on meure tous les deux plutôt que notre couple n’existe plus. C’est romantique. 

Est-ce que qui que ce soit peut comprendre un amour aussi fort ? Bien sûr que non. On en voit que dans les films des amours comme ça.

Évidemment, ce n’est pas tous les jours facile.

Parfois, je me sens seule. Souvent.

Je ne vois plus mes amis. Je ne sais pas vraiment comment c’est arrivé. On se voyait et puis, petit à petit, ils n’étaient plus disponibles, ils étaient occupés. Et moi aussi je suis bien occupée, parce que je dois m’occuper de notre couple, ça prend beaucoup de temps. Certains amis me disaient qu’ils ne l’aimaient pas alors ça m’énervait. Et lui ne les aimait pas non plus, et il avait raison : il m’avait prévenue qu’ils me laisseraient tomber les uns après les autres et c’est ce qu’ils ont fait. Il a toujours raison.

Je ne vois plus ma famille non plus. Toujours à se mêler de nos affaires, à faire des réflexions désagréables, qui le mettaient en colère et après il fallait bien que je me mette en colère à mon tour pour leur montrer que j’étais de son côté et que je l’aimais. C’est ça, un couple, c’est être uni. Alors à quoi bon les voir. Il m’avait prévenue qu’ils étaient tous malveillants avec moi. Il a toujours raison.

Je ne sors plus beaucoup. Je n’ai pas vraiment envie d’aller où que ce soit. Si j’y vais sans lui, ce ne sera pas pareil et ce sera... compliqué ensuite de lui expliquer pourquoi j’y suis allée sans lui, alors qu’un couple c’est faire les choses ensemble. On va faire les courses et on va au bar ensemble, quand il va boire un café ou manger un sandwich. Je m’installe à une table et je lis un magazine. Lorsqu’on rencontre des gens, il est très heureux et enthousiaste, mais rapidement ce sont des abrutis aussi, qui soit s’intéressent de trop près à moi, sexuellement, il le repère tout de suite, soit cherchent à profiter de nous ou à briser notre couple, par jalousie. Les gens sont si méchants.

J’écoute Francis Cabrel, c’est son chanteur préféré. Avant j’aimais Bob Dylan mais il ne comprend pas l’anglais et je n’avais pas réalisé combien c’est scandaleusement déplacé d’écouter des chansons dans une autre langue à côté de quelqu’un qui ne les comprend pas. Puisqu’on comprend tous les deux Cabrel, j’écoute Cabrel.

Oui, j’écoute Cabrel.

Pourquoi vous pleurez ?

— [silence] Parce que ça me manque.

Qu’est-ce qui vous manque ?

Mes amis, ma musique et d’aller... je sais pas... au cinéma. On est jamais allé au cinéma. Il n’aime pas le cinéma. Parfois on regarde la télévision et, dans un film, y a un couple qui se dispute. Dans les films, ça se passe toujours de la même façon : un des deux dit quelque chose d’idiot et puis l’autre aussi, ils haussent un peu la voix tous les deux et l’un des deux dit une chose encore plus idiote et l’autre part en claquant la porte, outré. Ensuite ils se retrouvent et ils discutent calmement. Leur dispute dure cinq minutes. [sanglots] Mon rêve c’est d’avoir des disputes comme ça.

À quoi ressemblent vos disputes ?

Il parle pendant des heures. Des heures. Je ne comprends pas toujours le sujet de sa colère. Il parle pendant des heures et je ne dis rien. J’attends qu’il ait fini. Ou qu’il me demande de dire quelque chose. [rires mêlés de larmes]

Vous riez ou vous pleurez ?

Vous allez trouver ça ridicule.

Ça m’étonnerait, j’ai déjà brossé les dents d’un caniche, vous avez plus ridicule que ça ?

— [rires] [silence] Un jour, j’étais à bout. Je voulais que quelqu’un voie à quel point j’avais mal à l’intérieur. J’avais tellement mal à l’intérieur, si vous saviez.

Je sais.

J’ai... J’ai pris une grosse pierre et je me suis frappée avec. Sur la pommette, sur l’œil, là. Vous savez, là où on voit les traces de coups sur les affiches normalement.

Oui.

Je voulais tellement que ça se voie. Je ne savais pas comment faire pour que ça se voie.

Et une fois que ça se voyait ?

— C’était pareil.

Et maintenant ? Moi, je vois ce que vous me dites, vous savez.

— Maintenant j’ai peur. [sanglots]

Peur de quoi ?

— De ce que vous voyez.

Je vois de la violence conjugale. Et du viol. On peut vous aider pour ne plus vivre cette situation. Vous aider à ne plus avoir peur. À vous retrouver.

[silence] [sanglots] [bruits de chaise, de porte] [long silence] [bruit de porte]

(Autre intervenant) Elle est partie ?

Oui.

(Autre intervenant) Tu as pu commencer des démarches ou pas ?

Non.

(Autre intervenant) La prochaine fois. Elle reviendra.

Certes. 

Merci à Carole, Mathilde, Karen, Sandrine, Magali, Aïcha et Siam d’avoir autorisé la publication de ces extraits et d’avoir choisi leurs faux prénoms.

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Là où ils sont

Il y a quelques jours j’ai découvert sur Twitter le projet Madeleine.

[Je ne vais pas mettre un lien dans cet article et tenterai de rester en surface sur la vie de Madeleine.]

Pour résumer, une journaliste présente ainsi les choses : elle a loué un appartement – parce que les journalistes vivent quelque part aussi – et a appris qu’une cave était comprise dans la location, or une fois dans la cave, celle-ci était remplie de tout un tas de cartons, valises, bric-à-brac, qui appartenaient à la précédente locataire, décédée et ayant vécu là durant vingt ans. Cette précédente locataire, du prénom de Madeleine et qui aurait eu cent ans cette année, avait pour toute descendance un filleul, qui déclara à la journaliste lorsqu’elle le contacta qu’elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait de tout ce contenu, car lui n’en voulait pas. La journaliste décida donc de pénétrer dans la cave et de découvrir les biens de Madeleine les uns après les autres, et de partager ses découvertes sous forme de photos + commentaires sur son compte Twitter.

Bien. Plus précisément encore, je n’ai pas découvert ce projet par hasard, ce sont successivement plusieurs personnes dans la journée qui m’ont dit “Hey ! Regarde ça, ça devrait te plaire !!” Pourquoi ça devrait me plaire à moi, pourrait-on se dire ; eh bien il paraît que j’aime bien raconter des histoires + je suis à l’origine d’un compte Twitter qui poste les lettres écrites par un soldat sur le front pendant la Première Guerre mondiale. Donc a priori j’aime l’histoire et les histoires et les archives de personnes disparues, youhou.

Ça semblait intéressant en jetant un coup d’œil mais j’ai pourtant attendu d’avoir regardé tout ce que la journaliste avait publié – nous étions alors mardi soir, j’y reviendrai – avant de dire effectivement “C’est cool ce truc, regardez !!”.

Entre temps, les choses ont évolué mais, encore une fois, j’y reviendrai…

Des personnes m’ont interpellée sur Twitter et un débat s’en est suivi avec passion, amour et jet de pastèque dans les parties les plus intimes de nos anatomies – c’est faux, le débat fut serein mais chacun ses fantasmes.

L’objet du débat : le consentement de Madeleine.

Plusieurs personnes ont en effet été choquées de voir ces photos, montrant l’intérieur des petites boîtes de Madeleine, ses carnets intimes, ses lettres, ses dents de lait, ses petites médailles dans de petits coffrets, sans la moindre retenue, comme jetés en pâture au public. 

L’une des phrases les plus reprises par les différents articles de presse depuis écrits sur le projet est (sous diverses formulations) : “Elle (la journaliste) est alors allée découvrir le passé de Madeleine, puisque son filleul lui en avait donné l’autorisation.”

Premières questions ici : Lorsque le filleul avait dit “Vous en faites ce que vous voulez”, est-ce que “le publier sur Internet, aux yeux du monde entier” était vraiment ce qu’il voulait dire ? La journaliste lui a-t-elle demandé l’autorisation de faire ce qu’elle a réellement fait ensuite, ou bien s’est-elle contentée de faire entrer son projet dans la large et abstraite sphère que pouvait représenter le désintérêt du filleul ?

Mais surtout : quid de l’autorisation de Madeleine ? Est-ce que le consentement s’éteint avec la mort ? (S’il y a des juristes dans la salle, baissez vos mains, ce n’était pas une question de droit, mais de morale, d’éthique ; pour l’interro légale ce sera jeudi en huit.)

J’ai lu sur Twitter, de la part des gens qui commentaient le projet et de la part de la journaliste elle-même, la phrase “Madeleine aurait aimé ce projet !” – parfois nuancée d’un “sans doute” ou “je suis sûr(e) que”.

Hum.

Je travaille très souvent avec des personnes disparues et avec les familles de personnes qui ne sont plus là. La volonté des vivants, lorsqu’ils entreprennent quelque chose en rapport avec le mort, peut avoir des multitudes de sources. Découverte d’une vérité cachée, d’un secret qu’il les torture, déballage de rumeurs en tout genre, accusations plus ou moins fondées, rancœur, vengeance, héritage à récupérer, honneur et réputation à redorer, cinquante nuances de sombres. Mais très majoritairement, les raisons tiennent davantage à une volonté d’hommage, de célébration, de transmission, d’élévation de la personne disparue. On a aimé quelqu’un, qui n’est plus là, on aimerait que d’autres sachent quelle personne il était, ce qu’il avait accompli ; on aimerait – consciemment, inconsciemment – le faire revivre un peu. Pour lui, pour elle, bien sûr, pour que sa vie, ses actions n’aient pas été vaines. Pour nous, aussi, car cela nous fait chaud au cœur, à nous, de savoir que cette vie aimée ne s’est pas éteinte brutalement mais qu’elle perdure encore un peu. Rendre hommage, rendre à un homme, à une femme son caractère d’être humain.

Ce que les proches ont en revanche tous en commun, c’est une formulation des phrases à la première personne. “Je veux faire ci, je veux faire ça.” Peu se demandent ce que la personne disparue aurait souhaité – cela arrive néanmoins. Cette question-là, je la pose, quelque lumineuse la motivation puisse être. 

Car non, à mon sens, le consentement ne s’éteint pas avec la personne disparue. Mais comment savoir ?

Parfois, c’est assez simple. La personne peut avoir laissé des consignes formelles avant son décès. Elle peut aussi, sans avoir laissé des consignes strictes, avoir écrit, dit, tweeté, facebooké, tumblré ou que sais-je des choses qui viennent valider ou invalider le désir des proches vivants. Pour reprendre l’exemple du soldat dont je parlais au tout début de cet article, il écrit à plusieurs reprises dans ses lettres du front qu’il faudra impérativement les conserver pour servir de témoignage historique et dit qu’elles seront précieuses pour les générations futures – j’ai d’autres éléments également, que je ne peux citer ici, pour respecter le secret professionnel.

Parfois, c’est plus difficile. On ne sait rien. On est devant la cave d’une Madeleine et on ne sait rien hormis qu’un proche voudrait qu’on fouille là-dedans pour en extraire la substantifique moelle. Dans ce cas-là, je commence avant tout par poser des questions sur la personne, sa vie, son parcours, son caractère. Inutile de vous faire un croquis, des phrases comme “C’était quelqu’un de très pudique, très secret !! Tenez, voici les clés de la cave !” vont me conduire à refuser – situation déjà vécue. Mais comment faire quand on ne sait pas du tout, du tout ? J’entre dans la cave – pour les vivants. 

Je comprends ce que la journaliste a ressenti. Toutes les étapes par lesquelles elle est passée. Ce sentiment de découvrir des trésors, voire de chasse au trésor, de mener une véritable enquête, de reconstituer un puzzle pour résoudre une énigme qui n’en finit pas de poser mille et une questions que l’on gribouille sur un calepin avec des flèches partout et surtout des centaines de points d’interrogation et d’hypothèses que l’on raye au fur et à mesure. L’excitation, l’émotion, la joie, la peine, l’empathie, la sympathie, l’identification, l’amour, l’ennui, l’exaltation, la projection dans une boucle sans fin. Et parler à cette personne aussi – bon après, moi c’est particulier, je parle à mon ordinateur, à mon chat, à mes plantes, à une chaise “Mais ? Je t’avais mise là ce matin toi ?”, à un caillou “Mais que tu es JOLI !!!” donc je ne suis pas certaine d’être une référence – lui parler quand on ouvre les documents, quand on découvre les photos ou une information.

Oui, je comprends l’hommage. Je comprends les émotions. Je comprends beaucoup de choses.

Et d’autres moins.

Lorsque j’ai découvert le projet, la journaliste semblait avoir décidé la veille de le lancer, en mode “Bon, allez, j’ai rien à faire cette semaine, je fais ça, yolo !” Après les tweets du premier jour, elle faisait une auto-réflexion disant qu’il n’y avait aucun réseau à la cave, donc qu’il ne faudrait plus tweeter de là-bas. Le lendemain, elle semblait avoir donc cessé de tweeter “sur le vif” mais avoir sélectionné les objets et documents qu’elle publiait. 

Je n’étais pas choquée par ce qu’elle avait publié. Je me disais que certaines choses auraient dû être floutées, pour d’autres que c’était inutile de les montrer, mais rien ne me choquait. La journaliste était très bienveillante dans ses propos et semblait si “amateuriste” que je pensais qu’elle était maladroite dans quelques aspects mais rien de dramatique pour ce projet bien intentionné. Je comprends néanmoins que d’autres, plus sensibles à la question de l’intimité, aient d’ores et déjà été retournées par ces premières photos. On ne peut pas accepter pour autrui ce que l’on ne pourrait accepter pour nous-même ; le curseur des limites d’intrusion dans notre intimité varie selon chacun.

Et puis trois jours ont passé. Trois petits jours. Je suis retournée sur le compte Twitter de la journaliste et, première surprise, la photo de sa bannière s’était transformée en une des photos des objets de Madeleine. Dans sa biographie Twitter, figurait aussi le hashtag renvoyant audit projet. Sur sa TL, elle avait retweeté une multitude d’articles de presse parlant du projet. Un peu dérangée par cette rénovation de façade façon sapin de Noël, j’ai cherché le lien Storify qui récapitulait toute la semaine et j’ai repris où je m’en étais arrêtée. Les jours suivants, la journaliste avait posté de nouvelles photos, des objets encore et des documents dont certains passionnants comme ces journaux datant de la Seconde Guerre mondiale. Et puis… des lettres. Échangées avec… un soldat. 

La journaliste citait des passages desdites lettres puis s’arrêtait à un moment, comme par pudeur – oui, “comme par” car elle livrait un détail intime de leur relation mais sans citer la phrase exacte de la lettre, j’appelle ça “comme par” personnellement.

Entre d’autres publications encore, beaucoup de photos de Madeleine notamment, je découvre qu’un compte Twitter a été fait en anglais pour le projet, avec traduction de tous les tweets pour nos amis anglophones. Grosse guirlande lumineuse sur le sapin.

Enfin, la journaliste met fin au projet, juste après avoir laissé diverses questions en suspens, avec une petite vidéo “énigmatique” d’une vue sur une valise fermée qu’elle entr’ouvre… et PAF fin de la vidéo, rendez-vous sur le compte Facebook de Madeleine pour savoir s’il y aura une suite !

wtf

“Vous avez lu 41 % de votre guirlande, l’esprit de Noël est mort, cliquez ici pour savoir quoi faire de l’étoile !!”

Ainsi donc, ces nobles intentions n’étaient qu’enrobage et enfumage. Ce yolo du début, cette bienveillance ne visaient qu’un but : une commercialisation future du projet. Parce que bon, on veut bien être un peu cons au début, mais il faut pas non plus nous prendre pour des perdreaux de trois semaines. Ce déploiement d’articles de presse, cette com’ à tout fendre, tous ces comptes créés en quelques jours, ça n’est pas innocent.

Je me suis fait avoir.

J’y ai cru. J’ai cherché dans les premières images un consentement tacite de Madeleine, comme je le ferais pour des clients. Outre divers détails, j’ai vu les recherches généalogiques qu’elle avait faites, classées, rangées, sur chaque ancêtre. J’ai dit Ok, c’est bon ; je connais la difficulté de faire des recherches généalogiques avant Internet, pour les avoir faites et ainsi méticuleusement empaquetées, Madeleine avait une volonté de transmission du passé vers l’avenir, alors banco sur le consentement.

J’ai tout avalé. J’ai cru cette jeune dame un peu naïve, un peu dépassée par le succès de son petit projet yolo, et puis maladroite et pas formée à travailler ni sur des personnes disparues, ni avec des personnes disparues. Parce que, oui, on travaille avec des personnes disparues. Ça demande un minimum de recul, de sang-froid. Ce n’est pas pour rien que dans la liste d’émotions plus haut, je parlais de sympathie et de projection. Il faut un peu de temps/d’expérience/de formation pour apprendre à ne pas idéaliser la personne, à rester neutre, à garder ses distances, à ne pas se projeter, à ne pas se laisser envahir, à ne pas transformer ce que la personne a été pour que ça corresponde à nos valeurs et principes de vie sous prétexte qu’on s’y est attaché-e.

Où est le recul ? Où est la distance ? Où est la neutralité ? Si certaines personnes ont eu ce sentiment de voyeurisme, ce n’est pas sans raison : il n’y a eu aucune réelle censure. Des journaux, aucun problème à les publier tous, mais des lettres, ça se lit intégralement, ça s’étudie, ça se comprend, avant de choisir lesquelles publier et lesquelles ne regardent personne. La journaliste ici en publie certains extraits d’abord puis dit “Il faudra les lire toutes” ensuite.

Une vie, ça ne s’appréhende pas en un jour, ni en deux, ni en une semaine – je ne parle même pas de la comprendre, ce serait trop complexe, mais d’en avoir une vision d’ensemble cohérente. Où est le respect pour Madeleine, prétendument suintant à tous les tweets, alors qu’il ne sont que de petits regards sous le jupon ? Il n’y a, grandissant au fur et à mesure, qu’un jet de publications choisies pour qu’elles plaisent. Pour qu’elles collent dans l’intrigue. Où est le recul lorsque la journaliste, découvrant l’âge d’un protagoniste sur un document (31 ans), dit “Moi qui ai 31 ans aujourd’hui…”  

Et le public, qui est devenu fou. Chacun, pris dans l’intrigue montée en blanc en neige, vibre, pleure, fout des cœurs partout, se souvient de sa grand-mère, qui écrivait pareil, c’est fou ! Cette pauvre Madeleine, et ce salopard de filleul qui n’en a rien à foutre de tous ces trésors !! Des milliers de twittos outrés, qui ont pour beaucoup des parents et des grands-parents avec des caves et des greniers dont ils n’ont strictement rien à carrer et dont la moindre anecdote qu’ils pourront raconter au-dessus du repas de Noël auquel ils viendront assister à reculons ne les fera pas lever la tête de leur smartphone. Le filleul, une belle ordure, ouais. Et Madeleine, à qui on prête n’importe quelle pensée. Ce n’est plus seulement le classique “Elle aurait aimé ça”, compréhensible dans la bouche des proches, qui connaissaient la personne et, bien qu’ils puissent se fourvoyer, peuvent être vus comme des témoins crédibles. Non là carrément Madeleine aurait été fière du projet, heureuse, d’ailleurs elle voit tout et doit pleurer d’émotion en ce moment même, etc. Incroyable qu’elle ait vécu seule tout ce temps alors que des milliers de gens la connaissaient aussi bien.

Et moi avec, qui ai participé à ce grand merdier. J’aimerais bien lui demander pardon à Madeleine, d’avoir eu la prétention de savoir, derrière mon écran, lui demander pardon de l’avoir vue. Mais bon.

La journaliste, en toute fin de récit, explique qu’elle décachette une enveloppe tenue fermée par Madeleine et déclare que c’est vraiment la première fois de toute la semaine qu’elle a l’impression d’aller trop loin dans son intimité. La barre avait été franchie depuis un bon moment pourtant. Mais pas par la main qui fouillait la cave, par celle qui tweetait cette vie au monde.

De deux choses l’une, ou c’était un amateurisme en titane mixé à un emballement médiatico-émotionnel qui engendra un manquement à beaucoup de respects élémentaires – ce que je veux bien croire pour l’amateurisme, la journaliste ne sachant ni faire une recherche nécro, ni généalogique, et ne sachant pas lire un ancien courrier jusqu’à mésinterpréter les liens de parenté, et même le prénom du père (!). Mais une journaliste prise par un emballement… médiatique ? lol

Ou bien c’était un pur calcul. Et hormis le mot dégueulasse, je ne vois pas.

“On respecte ses vivants comme on respecte ses morts” disait mon oncle, qui savait un peu de quoi il causait : il était fossoyeur. Ce n’est pas toujours en redonnant la vie aux morts qu’on les respecte. Parfois ils sont mieux là où ils sont.

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Leur monde, en transitif indirect.

Il me semble que c’était ma seconde 2nde, à moins que ce ne fût ma première – et unique, je n’ai pas cru bon de la redoubler, celle-ci – 1re. Disons que j’ai 15-16 ans, pour donner un âge, et que je suis dans la cour du lycée Blaise Pascal, pour donner un lieu. Il fait beau, pour donner un soleil.

Charlotte arrive vers moi d’un pas décidé, du pas qui laisse entendre qu’elle a quelque chose à dire, quelque chose de pas agréable à recevoir – certainement pas facile à dire non plus, raison pour laquelle elle marche de ce pas cadencé de militaire, pour donner l’impression que rien ne pourra l’arrêter dans sa mission. Et à voir les autres filles en arrière-plan, le long des portes vitrées du préau, à se tenir penchées les unes sur les autres en conciliabule, fixant de leur regard le pas irrémédiable de Charlotte, il s’agit bel et bien d’une mission, le mot n’est pas hasardeux : elle a été choisie, élue parmi toutes pour venir parler, impossible de savoir comment cela s’est décidé, à la courte-paille, au plouf-plouf, ou si elle a jeté un « Je vais y aller, moi » après maints palabres, pour prouver sa bravoure et tenir son rôle de celle qui a deux ans de plus que nous toutes, qui conséquemment sait mieux, parle mieux, fait mieux, est mieux.

Je suis de bonne humeur, sans raison. Ou, s’il vous faut absolument une raison : il fait beau disais-je, chose assez rare en début d’automne auvergnat pour mériter de ne pas faire la gueule au ciel bleu ; aucune appréhension pour la rentrée comme l’année précédente où je découvrais le monde terrifiant du lycée et de l’internat, désormais cet univers est mien, je maîtrise les codes, no worry ; les dortoirs lamentables où nous dormions à 75 filles ont été entièrement refaits durant l’été et nous disposons cette année de chambres neuves, des boxes pour six filles, avec quatre lavabos et deux douches, chacune son lit, son armoire et son bureau tout neuf, mieux que dans un rêve ; j’ai des copines dans ma classe, mes copines dans notre chambre, que nous avons pris soin d’occuper le premier matin en poussant des coudes, prêtes à annexer ce territoire comme si notre vie en dépendait afin que nous soyons toutes six réunies autour de notre amitié sans intruse ; les vacances d’été, interminables, qui ne servent à rien d’autre qu’à s’ennuyer dans ma montagne où il n’y a personne sinon mes parents vieux et chiants sont terminées, l’année scolaire a repris, je vais pouvoir de nouveau faire rire – rire, on verra, c’est bien mais c’est secondaire, moins important – et oui c’était bien ma seconde 2nde maintenant que vous le dites.

Charlotte arrête son pas de sergent-major face à moi, qui souris, emplie de ma bonne humeur d’amie. Je souris, je suis de bonne humeur et pourtant je jette ma cigarette à peine fumée, ma main et mes poumons, guidés par mon inconscient, ont repéré les sourcils froncés de Charlotte et les généraux rédactrices de la mission dans le fond du décor ; mon inconscient doit aussi se souvenir que l’on vient de sortir de la salle d’audiovisuel où l’on a regardé je ne sais quoi, un film, un reportage, ou bien écouté un discours du proviseur car c’est la seule salle suffisamment grande pour contenir des centaines d’élèves, et que dans cette salle, mon amitié avait été disjointe par la foule et par mon envie irrépressible d’uriner préalable, qui m’avait fait arriver quelques minutes trop tard pour être assise à côté des autres ; elles m’avaient regardée en gonflant les joues et soupirant, d’un air de reproche avant que je leur reproche moi-même de n’avoir pas su me garder une place près d’elles, j’avais fait une grimace quelconque et singé le prof de physique pour les faire rire, elles avaient ri, le rire sauvait toujours tout, l’amitié tiendrait bien le temps de cette distance, j’étais allée m’asseoir deux rangs devant elles, séparées par des 2ndes – des premières 2ndes, des nouvelles, quantités négligeables, effrayables d’un simple regard un peu appuyé.

La réunion, le docu, le film, le truc avait commencé. Ennuyeux, quel que soit le truc. Après un bon moment, il y avait eu des murmures de dégoût derrière moi. Des « Aaahhh » écœurés, chuchotés, des frémissements dans le dos et des hérissements de poils invisibles mais audibles – audisibles, car il faudrait inventer ce mot pour tout ce qui touche à l’adolescence, qui cherche à faire entendre la moindre chose qui devrait être entendue.

Je n’étais pas censée faire volte-face, mais le faisais tout de même discrètement : évidemment, évidemment qu’il fallait que je sache de quoi il retournait, quel était l’objet de la curiosité dégoûtante, d’autant plus que rapidement, aux murmures de répulsion s’ajoutaient des rires, eux aussi étouffés, rires cachés dans des mains, dans une manche, replié sur des genoux, rires et horreur mêlés, « Mais que se passe-t-il, enfin ?! » avait dit la professeure de lettres, agacée, avec un regard dans la direction des rangs derrière moi, sans attendre la moindre réponse, on n’est plus au collège où une explication hasardeuse et plaintive va surgir « Mais c’est Thomas qui m’a piqué ma trousse », la question était pure rhétorique et signifiait « Fermez-la ou ça va mal aller ». Les rires écœurés s’étaient tus un moment puis avaient repris, avec quelques grincements de chaises qui semblaient reculer. Lorsque je me retournais, tout sourire, regardant les filles pour être mise au courant par des signes, un chuchotement, n’importe quel stratagème de communication propre à notre amitié, elles fixaient incompréhensiblement le truc officiel que le reste de la salle s’occupait à mornement suivre ou observaient la courbe de leurs lacets sur leurs godasses.

Il avait trouvé ça bizarre, mon inconscient, de n’avoir pas été dans la confidence, raison pour laquelle il jetait ma clope à présent que Charlotte se plantait devant moi, le regard sévère, alors que moi je lui souriais, toujours la dernière au courant des choses ; sympa de prévenir, l’inconscient.

« Tu as des poux » me crache-t-elle au sens littéral comme figuré puisqu’elle postillonne sa phrase avec une haine dans les yeux que je ne lui connais pas et que, sitôt ces quatre pauvres mots jetés dans ma face ahurie, elle crache effectivement par terre, comme si le dernier mot lui avait sali la bouche.

« Tu as des poux » résonne dans ma tête, j’ai envie de répondre « Je sais », mais j’ai conscience que je ne peux pas dire ça, ça ne se fait pas, ce n’est pas dans les codes des gens de la ville d’avoir des poux.

J’ai des poux, j’ai le sentiment de toujours en avoir eu. Mes cheveux, si longs, qui bouclent et s’emmêlent, sont un paradis pour les poux qui raffolent de mon crâne, de tous ces nœuds où se cacher et se reproduire tranquillement sans crainte d’être ennuyés par des douches : je n’ai pas de salle de bains, je me lave au gant une fois par semaine dans une bassine à la maison ; sans crainte des shampoings anti-poux : ma mère, depuis la primaire, consent à intervenir si la maîtresse lui signale le problème mais il est hors de question d’acheter du produit spécifique en pharmacie, c’est hors de prix et nous n’avons pas les moyens. Si, vraiment, il faut faire quelque chose, elle me lave les cheveux au vinaigre, que je dois laisser reposer pendant deux heures avant de rincer à l’eau bouillante.

Les blessures laissées par les poux dans mon crâne me cuisent atrocement sous la serviette que ma mère m’enroule autour de la tête pour être sûre que je ne me gratte pas. Petite, je pleurais, je grattais mon crâne avec les cheveux enroulés sous la serviette, je secouais le tout frénétiquement et le bel édifice crâne-masse de cheveux bouclés vinaigrés-poux-serviette s’ébranlait, la serviette menaçait de choir et je recevais des coups sur les doigts par ma mère. Je criais au moment du rinçage à l’eau bouillante, chauffée sur la cuisinière à bois « Mais arrête de gigoter, bougre de bourrique ! »

Plus tard je cessai définitivement de pleurer lorsque j’avais mal. J’arrêtai aussi de transmettre les messages scolaires d’alerte à ma mère concernant les poux. Hors de question de subir le traitement et de me promener avec cette odeur de vinaigre qui m’apparentait à une salade un peu faisandée pendant plus d’une semaine au collège.

Encore moins au lycée.

Les poux sont devenus une habitude. Je me suis toujours plus ou moins épouillée, à l’abri des regards. Lors de mon entrée à l’internat, terrifiée à l’idée de refiler mes poux aux 74 filles qui dormaient dans le même dortoir, j’ai volé de l’argent à ma mère pour acheter de la Marie-Rose, que j’ai appliquée avec soin sous la douche – comment prenait-on une douche ? – puis que j’ai cachée, enroulée dans une culotte, dans mon placard jusqu’à la fin de la lotion – le flacon m’avait duré deux mois, il était censé s’utiliser en deux shampoings. Il me restait quelques lentes, que j’épouillais – élentais ? – dans les toilettes.

Ma seconde 2nde, je suis arrivée en confiance. J’ai cru que ça y est, j’étais intégrée dans le monde des gens de la ville. Je donnais bien le change, j’avais suffisamment étudié leurs gestes, leurs paroles, dans un silence total de quatre années de collège, maintenant je pouvais faire illusion, j’étais même populaire, ce monde je le gérais. Un monde où quand les enfants ont des poux, leurs parents ne leur répondent pas « On en a tous eu, personne en est jamais mort ! Viens donc équeuter les haricots ! » J’ai été imprudente, j’ai oublié de me méfier, j’ai oublié que je ne faisais pas partie de ce monde, que je n’étais pas comme eux.

Le rappel brille à mes pieds sous la forme d’un crachat.

Charlotte attend une réponse, poings sur les hanches. J’ai envie de dire « Je sais » mais je dis « N’importe quoi ! » en crachant mes mots moi aussi, mais sans cracher par terre, parce que je ne sais pas le faire, maman dit que ce sont les hommes qui crachent. Les yeux de Charlotte virent à la rage, elle se retourne vers ses soutiens, loin derrière dans le paysage. Elle me crie des phrases-preuves, des menaces, des injonctions ; il y a des « Menteuse ! », des « On les a vus ! », des « Ils couraient sur tes cheveux ! », des « Tu es sale, si sale ! », je tiens ma tête droite, ma tête remplie de poux, je réponds des phrases incohérentes, des choses qui ne tiennent pas debout autrement que par le ton de fierté que j’y mets, je voudrais disparaître, je regarde brièvement – brièvement car je ne veux pas qu’il soit dit que je n’ai pas soutenu le regard de Charlotte – je regarde brièvement une bouche d’égout de la cour et je voudrais plonger dedans pour ressortir dans un autre monde, un monde où personne ne me connaîtrait, moi et mes poux, un monde où je pourrais faire rire – rire aussi, mais c’est secondaire, moins important.

Je ne vais pas dîner.

Dans notre chambre, c’est un pugilat, le club des cinq est debout devant moi, chacune vocifère, hurle, pleure. Charlotte, et ses longs cheveux blonds magnifiques, sans boucles ni nœuds, Charlotte élue par trois fois la plus belle fille du lycée, est ulcérée. Et en larmes. « Si je dois couper mes cheveux à cause de toi, tu vas me le payer, putain !! » Virginie, cheveux courts qui n’ont jamais été élus rien du tout, s’étrangle dans sa colère de l’autre côté de la cloison qui sépare les deux fois trois lits : « Je veux même pas la voir, cette salope ! Qu’elle s’approche pas de moi ou je la crève, qu’on la sorte de la chambre, bordel !! » Marie-Laure, du lit à côté de moi, ne dit rien et baisse les yeux. Les deux Carine et Karine me regardent avec dédain, appuyées sur le radiateur, validant les propos des parleuses d’un « C’est clair ! », « Tu m’étonnes ! » et hurlent l’une ou l’autre « T’approches pas, t’approches pas putain !! » si je fais le moindre pas dans quelque direction.

Les cinq minutes d’avant dormir. Sonnerie. Je descends. Normalement, avant cette brisure du temps et de mon univers, Charlotte et moi, on va fumer une clope. Parfois, Carine vient, sans fumer, mais pour rigoler, parce que je suis « tellement drôle ». Virginie et Marie-Laure, elles, ne descendent jamais, mais font quelquefois des signes depuis la fenêtre. Les cinq minutes d’avant dormir sont toujours trop courtes et les pionnes bataillent systématiquement pour nous faire remonter ; c’est le meilleur moment de la journée. Sonnerie, chambre, extinction des feux, « Raconte-nous une histoire » « Fais le sketch de l’autre jour » « Invente-nous un conte avec le prof de maths », rires, gueulante de la pionne qui ouvre la porte « C’est pas bientôt fini ce bordel ?! Si je reviens, je prends les carnets de tout le monde ! », rires étouffés quand elle repart, sommeil, sonnerie, nouvelle journée, nouveaux rires, je suis de bonne humeur. Normalement.

Ce soir, je descends, longe le mur, vais vers la grille de l’entrée, l’escalade et pars en courant. Je cours le plus vite que je peux, comme si le simple fait d’avoir franchi la grille avait alerté Interpol, déjà sur mes traces. Je traverse toute la ville, en prenant les plus petites ruelles, les plus sombres, et je fonce sans aucun but, j’ignore où je vais sinon que je fuis, mon inconscient lui sait où il m’emmène, dans le seul endroit auquel j’appartiens : la campagne.

Errance sur les routes perdues de la cambrousse, je me perds de plus en plus dans la nuit, sans lune, il fait si noir que je vois à peine la route. Chaque fois qu’une voiture passe, terrorisée à l’idée que ce soit quelqu’un à ma recherche, je me jette dans le fossé. Je marche des heures ; partie à 20 h, à 4 h du matin je marche encore, je pleure encore, je veux encore disparaître, je veux encore mourir mais l’année dernière j’ai fait une tentative de suicide et j’ai promis à mon grand frère de ne plus jamais recommencer, alors quand je suis sur un pont à fixer le noir de l’eau en bas – y a-t-il seulement de l’eau ? j’y vois que dalle – j’envisage l’idée mais je renonce, et peut-être que cette promesse m’arrange bien parce que je ne sais pas si je veux vraiment mourir, si je deviens adulte un jour, je pense que c’est ce que je dirais aux jeunes qui auront essayé de se suicider si j’en vois, je leur dirais « Promets-moi de ne pas le refaire », comme ça ils seront attachés par la promesse s’ils n’ont pas vraiment envie et ça les arrangera plutôt que de sauter d’un pont pour une histoire de poux, et s’ils ne tiennent pas leur promesse alors tant pis, ce n’est certainement pas moi qui leur en voudrais, mais elle sera juste là pour leur servir de prétexte, au cas où, moi je voudrais juste disparaître, oui, disparaître, ça m’irait mieux, mais est-ce qu’on peut disparaître de la vie sans mourir, vraiment, 4 h 30 du matin, et se poser des questions philosophiques dans le trou du cul du monde sous le hululement des chouettes, t’as l’air maline ma pauvre fille, et je rechiale encore et soudain : un chien. Un putain de chien énorme – qui se nomme honorablement montagne des pyrénées, mais sur le coup et à cette époque, je n’ai aucune connaissance des races de chien autres que le bâtard Patoune qui mord le talon des vaches si elles ne rentrent pas assez vite à l’écurie, « les chiens de race, c’est pour les gens de la ville ; pour garder les moutons, il a pas besoin d’être le fils de César » – un putain de chien énorme, un monstre tout blanc dans la nuit noire, avec ses deux pupilles qui brillent, pile en face de moi, sur cette route déserte où il n’y a pas âme qui vive, qu’est-ce qu’il fout là, pas la moindre idée – et le pauvre bougre doit se poser la même question à mon propos : une bipède avec une tignasse tout ébouriffée (remplie de poux), qui tremble, le visage tout mouillé, les vêtements tout crotteux sur ma route au beau milieu de la nuit, ça alors ?

On se regarde un moment. Il s’est arrêté de marcher à la même seconde que moi. On s’est vus à la même seconde. « Les chiens, ils le sentent quand on a peur », tout le monde dit ça, ça doit bien être vrai. Si c’est vrai, celui-là pourrait écrire un essai de trois tomes sur ma peur.

J’avale ma salive et j’avance vers lui, le plus tranquillement du monde en apparence – je suis pétrifiée. Il me laisse faire quelques pas, attend que j’arrive à sa hauteur, se met en marche aussi, me renifle la main en passant, je le laisse faire, toujours aussi paisiblement et nous nous croisons comme deux duellistes des siècles derniers qui oublieraient de se retourner finalement pour se tirer dessus. Je marche droit devant. Je ne veux surtout pas regarder en arrière. Si je le voyais me suivre, ça me ferait peur, devant il y a le possible, je me dis.

Je marche longtemps et puis je m’arrête. Je suis fatiguée de marcher. Comme Forrest Gump le sera plus tard, il copiera sur moi, en courant pour faire plus classe, plus longtemps pour faire plus courageux, à cause d’une femme et pas de ses poux, parce qu'il n’y a pas de poux dans les films. Je mets des heures à retrouver une route un peu passante, me fais prendre en stop par un gros routier qui n’arrête pas de me dire qu’il ne faut pas se faire prendre en stop comme ça par des gros routiers quand on est une fille, je me fais arrêter à côté d’une cabine téléphonique, je quémande un franc à un artisan qui boit son verre de blanc à la terrasse d’un café et qui me dit qu’il ne faut pas demander de l’argent comme ça à des inconnus quand on est une fille, et j’appelle ma mère, qui hurle dans le téléphone.

Hurlements. Gendarmes. Mutisme et incapacité habituelle de communication, mes parents savent ce qui s’est passé, le lycée a dû le leur dire, ils ne me disent rien, je ne dis rien, sur l’évier, à côté de la bassine au troisième jour, une fiole de Marie-Rose. Deux phrases échangées en trois semaines « Je veux changer de lycée » « Non, on a eu les bourses pour celui-là ; tu me fais toujours des problèmes. »

Retour dans la chambre de six. C’est la fin de matinée, tout le monde est en cours, j’arrive comme une voleuse. Je viens déposer mes sacs avec une pionne. En cours, personne ne me parle. Dehors non plus. Ils ont dû recevoir la consigne de ne pas être méchants avec moi, alors ils m’ignorent. Ça me va. S’ils savaient, la solitude je l’ai inventée.

En marchant, je constate une tache blanche sur mon jean. Poudreuse. Je comprendrai le soir, au retour dans la chambre. Quelqu’un, une dame d’entretien certainement, a recouvert tout mon matelas d’une poudre blanche que je devine anti-vermines. Je fais mon lit sans rien dire, le drap housse recouvrant la poudre blanche, de toute façon je n’ai aucune idée de ce qu’il faut en faire, s’il faut ou non l’enlever, la frotter, la laver, allez savoir ce qu’il convient de faire, chez ces gens-là.

Et tout à coup, elles reviennent. Ou plutôt, elle revient. Virginie. Les autres sont en fond de décor, sur le radiateur, mais elle vient seule, pour pousser sa colère hors d’elle. Non mais est-ce que je me rends compte de ce que j’ai fait, hein ? Elles se sont fait engueuler ! Comme si elles avaient fait une connerie, c’est quand même un peu fort ! Et elles se sont fait du souci ! Non mais vraiment, je ne respecte rien putain ! Elle crie, elle hurle, elle m’insulte, me traite de tout. Je ne dis rien, j’attends que ça passe, assise sur mon lit, sur ma poudre blanche anti-poux, anti-pauvres. Elle est si véhémente qu’à un moment, l’une des autres finit par dire « Bon, allez, ça va », je ne sais pas qui, je ne lève plus les yeux. Comme piquée, Virginie s’arrête mais tient à porter une dernière estocade. Elle vient mettre ses yeux dans les miens et me dit très distinctement : « Tu me répugnes à moi. »

Tout le monde est couché et peut-être que je devrais pleurer sur ma peine dans le silence de la nuit, mais au lieu de ça je ne cesse de me dire « Tu me répugnes à moi... Mais n’importe quoi putain, c’est pas comme ça qu’on dit ! » Détectant là une épouvantable faute de français, parce que, merde alors, en vrai on dit « tu me répugnes » et puis c’est tout, c’est quoi cette bizarrerie de rajouter « à moi » derrière, je souris dans mon lit. Je ne suis pas née comme vous, fille de commerçants, d’architecte, d’ingénieur, de médecin, de chirurgien-dentiste, je ne suis qu’une fille de paysans, mais moi au moins je sais qu’on dit « tu me répugnes ». Je maîtrise les mots français, moi à qui on a toujours parlé patois.

Je souris car ça y est, malgré vos refus, malgré vos portes que vous refermez sans prévenir avec des battants dans ma gueule, j’y suis quand même entrée dans votre monde. Sans que vous le sachiez. Je m’endors. Je suis de bonne humeur.

Devant, il y a le possible.

***

Été 2015

Boulimie de lecture pour rattraper le temps que je n’ai pas de lire durant l’année.

Dans l’un des bouquins, je lis une phrase curieusement construite « Cette pensée lui répugne. »

Lui ? me dis-je aussitôt. Lui répugne ? Le répugne, plutôt, non ? Tu me répugnes, je te répugne, cette pensée le répugne, c’est comme ça qu’on dit, c’est quoi ce gag, tsss.

Je continue ma lecture.

Autre bouquin, je retrouve la même tournure. Autre bouquin, même tournure. Cinq livres au total où je la retrouve. Certainement pour que j’en vienne à chercher répugner sur le Larousse pour découvrir que c’est un transitif indirect. Et pas direct.

Prends ça dans ta gueule, l’entrée dans leur monde.

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De l’eau, un couloir, du vert extraordinairement vert, et les mathématiques françaises, probablement

Il faisait chaud, cette année-là. Est-ce qu’on avait déjà appelé cette chaleur « canicule » ? Je ne crois pas ; on ne nomme les choses que lorsque l’on sait qu’elles ont besoin d’un nom.

Nous, on n’avait que le mot « chaud » et on faisait avec, on rajoutait quelques autres mots derrière ou devant, gros certainement, comme « putain », « merde alors », et des superlatifs et comparatifs hasardeux : « la plus grosse chaleur de l’univers », « plus chaud que les flammes de l’enfer », « aussi chaud que dans une saucisse grillée » – et d’ailleurs, pour une fois, personne n’avait envie de barbecue cet été-là.

Chaque fois que je rentrais chez moi, lorsque j’ouvrais la porte, il y avait de nouvelles bouteilles d’eau accumulées dans le couloir. Des bouteilles de toutes tailles, de toutes marques, certaines presque neuves, d’autres cabossées, sales, l’étiquette arrachée, avec des niveaux d’eau qui variaient de quelques gouttes à la bouteille quasi pleine en passant par des quarts, des tiers, des moitiés, des deux tiers, des trois quarts et toutes les combinaisons qu’un fils de démon fractionneur pourrait imaginer.

Ça avait commencé par une bouteille ou deux, je n’avais pas fait attention, maintenant il fallait zigzaguer entre ces flacons religieusement disposés sur le sol si l’on voulait atteindre les chambres ; ce couloir n’était plus un passage, c’était un centre de tri pour bouteilles d’eau, une véritable usine qui n’en finissait plus de se remplir.

Les bouteilles, c’est Abdou qui les mettait là. Il était revenu un jour, une bouteille d’Evian à la main – la première de la série – et s’était assis, stupéfait, face à moi, la bouteille entre nous deux sur la table. Je devais parler d’un sujet de la plus haute importance, tel que le programme télé de la veille ou l’absolue nécessité à avoir deux éponges, l’une pour la vaisselle et l’autre pour les basses besognes – taches sur le sol, nettoyage des chaussures, etc. – et il m’avait fallu un temps infini pour m’apercevoir qu’Abdou n’écoutait pas ce que je racontais, se contentant de fixer cette bouteille d’Evian, attitude pour le moins curieuse face à une rhétorique aussi passionnante pourtant. J’avais patienté, observant aussi la bouteille, ou plutôt le liquide dans la bouteille, en attente de mon côté d’un truc de dingue – un tour de magie ? une apparition divine ? l’eau d’Evian se changeant en vin ? – mais il n’y avait rien qu’Abdou de l’autre côté de l’eau, dont le visage que je percevais déformé par cette dernière n’exprimait toujours rien si ce n’était une forme de perplexité métaphysique, difficilement compréhensible face à une putain de bouteille d’Evian.

Après une éternité, il avait fini par dire : « Il voulait la jeter. » 

Qui voulait jeter la bouteille ? Peu importe, un homme qu’Abdou avait vu, de loin. Abdou sortait du travail – un travail au noir, il n’avait pas de papiers ; on voulait bien le faire travailler mais personne ne le déclarait jamais – et alors qu’il marchait, il avait vu un homme jeter cette bouteille d’eau. Il s’était alors précipité et avait dit à l’homme : « Attendez, Monsieur, elle n’est pas finie, vous vous êtes trompé. » L’homme l’avait regardé de la tête aux pieds, avait froncé les sourcils et lui avait répondu : « Trompé de quoi ? » puis il était parti en abandonnant sa bouteille mi pleine et en marmonnant des choses sur ces casse-pieds qui font chier avec leur tri sélectif.

« Je ne sais pas ce qu’est le tri sélectif, mais je sais ce qu’est l’eau » m’avait dit Abdou. Il avait alors pris la bouteille dans ses mains, l’avait regardée un moment, puis droit dans mes yeux, sur un ton grave : « Pourquoi vous jetez l’eau ? »

Je n’avais rien trouvé à répondre et toutes les bouteilles d’eau gaspillées de la terre s’étaient culpabilisées en moi à cet instant. Ensuite, elles s’étaient entassées dans mon couloir. 

Chaque fois qu’Abdou voyait une bouteille prête à être gaspillée, il la sauvait et la rapportait pour que nous la buvions. Jamais je n’aurais cru qu’il pût y en avoir autant. Au dîner, il ouvrait une ou plusieurs bouteilles comme des grands crus classés et servait un grand verre à chacun.

« Dans mon pays, disait Abdou, il faut marcher si longtemps pour aller chercher l’eau que tes pieds saignent. »

Quand il était parti de son village, sa mère avait dû aller chercher l’eau seule, ce qui faisait pleurer Abdou dès qu’il y pensait. Dès qu’il en parlait. On lui avait dit : « En France, ils sont tellement riches qu’il y a des billets sur le sol, et les gens marchent à côté sans les ramasser ! » Sa mère lui avait dit « Va ! » Elle lui avait dit « Va et envoie-moi une photo de toi. » Une obscure connaissance de connaissance de connaissance lui avait fait une attestation d’hébergement. Quand il était arrivé, il avait vu tout ce vert, partout. « Tout est vert ici ! » criait Abdou ; « Regarde ! me disait-il en m’attrapant le bras lorsque nous roulions en voiture, me faisant faire de grandes embardées sur la route. Tout est vert ! » Puis il restait pensif un moment et à lui-même concluait « C’est l’eau, ça. C’est l’eau. » Je regardais ce vert qui avait toujours été vert, et Abdou, redevenu silencieux.

Les champs et les arbres étaient verts, mais sur le sol il n’y avait aucun billet. La connaissance de la connaissance de la connaissance avait bien voulu le faire dormir dans son canapé une semaine, mais bon, tu comprends Abdou, tu n’as pas de papiers, et la nourriture n’est pas gratuite, alors tu comprends Abdou, si au moins tu contribuais financièrement, tu comprends Abdou, et si on te trouve ici, tu comprends Abdou, moi je ne veux pas avoir d’ennuis, tu comprends Abdou. Abdou ne comprenait rien. La syntaxe française, vraisemblablement. Lorsqu’il fut sur le trottoir avec son sac, à chercher un endroit où s’abriter pour la nuit, les choses lui parurent plus claires.

D’errance en porche en square, Abdou avait trouvé un travail de plongeur dans un restaurant. Il travaillait 50 heures par semaine et était payé 400 euros par mois. 2 euros de l’heure. « C’est que je prends des risques, moi, à te faire travailler ! » lui avait dit le patron. « C’est qu’il prend des risques, à me faire travailler ! m’avait dit Abdou en me retenant, après m’avoir expliqué cette situation. Il m’a sauvé la vie, sans lui je n’aurais pas pu manger, il est gentil » avait-il ajouté dans un sourire.

Et puisqu’il avait désormais un revenu, il pouvait se permettre de chercher un toit – car son gentil patron lui avait dit qu’il puait, que ok, les Noirs ça sent fort, mais que quand même, il pourrait faire quelque chose pour se laver, non ? Alors de copains d’errance en copains de porche en copains de square, Abdou avait trouvé un logement. Pour pas trop cher en plus ! 250 euros par mois seulement. Tous les soirs – mais les soirs et pour la nuit seulement, car comme il n’avait pas de papiers, ça aurait été trop dangereux en journée – Abdou disposait d’une belle cave pour lui tout seul – exception faite de tout ce que l’on trouve traditionnellement dans une cave, cartons, fatras, vieux vélos des gosses, toiles d’araignée et lustres anciens. Une cave, donc, sans lumière bien entendu, et sans lit, mais dans laquelle une place honorable avait été dégagée spécialement pour Abdou : « Et regarde ça : je l’ai balayée exprès pour toi ! avait dit le propriétaire des lieux. Tu seras pas bien là ?! Tu seras pas mieux que dans la rue ?! » Abdou avait acquiescé, il serait fichtrement mieux que dans la rue puisqu’il serait au sec, ça il ne pouvait pas dire le contraire. Et « 250 euros par mois, c’est pas cher, avait dit le propriétaire, parce que y aura quand même le prix de l’eau hein. » L’eau ! Il n’y avait pas d’eau à la cave, mais Abdou pouvait, une fois tous les deux jours – ou parfois tous les trois ou quatre jours, car les propriétaires s’absentaient ou avaient des invités, il fallait bien qu’ils aient leur vie, c’est normal – Abdou pouvait donc monter chez eux et aller prendre une douche, à la condition expresse d’être rapide et discret.

Une sacrée affaire qu’il avait trouvée là, puisqu’il lui restait tout de même 150 euros par mois. Abdou avait compté plusieurs fois. Il envoyait 100 euros à sa mère tous les mois, avec un mot disant qu’il n’avait pas encore de photo et s’excusant de ne pouvoir faire davantage. Déduction faite des frais d’envoi, il lui restait 37 euros pour manger chaque mois. Le soir, dans sa cave, sur le carton recouvert d’un sac poubelle qui lui servait de matelas, Abdou comptait combien d’euros il devrait économiser chaque mois sur son budget nourriture pour pouvoir un jour retourner au pays voir sa mère. Il n’arrivait jamais à la fin de son calcul. Les mathématiques françaises, probablement.

Un jour, Abdou est rentré, il a quitté ses chaussures et fermé la porte avec précaution comme toujours, et il s’est assis à côté de moi en disant « Dieu existe, tu sais. » Son patron venait de faire passer son salaire de 400 à 1 000 euros. Puis il a dit « Je vais envoyer des chaussures à maman. »

Quelques mois plus tard, lorsqu’on a enfin eu ses papiers, il m’a dit « Dieu existe, tu le vois bien. » Il a réuni ses affaires, est parti pour un travail prometteur – et déclaré. On s’est dit à bientôt ; mon couloir était vide, comme un con.

Six ans plus tard, j’ai recroisé Abdou par hasard. Il a crié mon nom dans la rue et j’ai eu si peur sur le coup que je me suis mangé un lampadaire en pleine poire ; je lui ai dit « Il est relou, ton Dieu quand même. » Il a ri.

Il m’a raconté tout ce qu’il avait fait ailleurs, m’a dit qu’il m’avait cherchée en revenant – j’avais déménagé – m’a raconté son mariage, son petit garçon, m’a emmenée chez lui pour me montrer sa maison, me présenter épouse et fils. Sur le trajet, je voyais bien que dans ses yeux le vert n’était plus extraordinairement vert. En entrant chez lui, un bambin a sauté dans ses bras et son épouse en me voyant s’est exclamée « Mais c’est la dame qui est en photo chez ta mère ! » Abdou a ri, gêné. Comme il voyait que je le regardais en attente d’une explication, il a dit « J’avais volé une photo de toi, dans l’album, pour l’envoyer à maman. Pour lui montrer qui avait dit à mon patron de me donner plus d’argent.

— Mais tu savais que c’était moi ? Tu es rentré en disant ‘Dieu existe, tu sais’ !

— Évidemment. Et je crois qu’Il t’aime bien, parce que tu le fais rire. » 

Devant mon visage circonspect, avec mon front se gonflant d’une bosse énorme due à la rencontre avec le lampadaire, et pendant qu’Abdou riait, son fils, dans le couloir, jouait avec des bouteilles d’eau, de toutes tailles, de toutes marques, certaines presque neuves, d’autres cabossées.  

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Longueur de temps vieillit.

Jonas était passé. Trois fois par jour, au début, réglé comme du papier à musique, bien qu'il n'ait aucune idée de la façon dont on règle du papier à musique, ni même d'à quoi pouvait ressembler du papier à musique. Trois fois par jour, matin, midi et soir, comme on dit, ou dans ces eaux-là, bien qu'il n'y ait pas d'eau dans son là à lui puisqu'il vivait à Pennes-le-Sec le bien nommé. Jonas passait, sonnait en bas, à l'interphone, une première fois. Devant la non-réponse, il téléphonait ; sur l'écran du portable destinataire, au-dessus d'un pictogramme de téléphone vert clignotant s'affichait le nom « Jonas (la baleine lol) ».

Jonas, quel prénom. Pourquoi pas Moïse, tant qu'on y est, se disaient souvent in petto ceux à qui il se présentait, quoique Moïse au moins peut ouvrir des mers, c'est toujours pratique lorsque l'on a une mer à traverser et pas de barque à disposition immédiate ; que voulez-vous faire d'un Jonas, insolent comme pas deux, tout juste bon à se faire avaler par le premier poisson de deux tonnes qui passe, à séjourner dans ses entrailles trois jours et deux nuits comme s'il s'était cru au Campanile, et à se faire rejeter enfin sur une plage déserte à l'autre bout du monde, probablement couvert du magma gluant régnant dans un estomac ichtyen, n'évoquons pas même l'odeur. Que voulez-vous faire d'un Jonas, je vous le demande, mais il n'avait pas choisi son prénom et moi non plus, il se trouve que l'ami s'appelait Jonas, et qu'il était passé.

Comme le téléphone ne répondait pas davantage, Jonas (la baleine lol) donnait un nouveau coup de doigt rageur sur l'interphone, un coup long, supposé faire réagir, puis il appelait ; on l'imaginait se reculer de trois pas dans la rue et lever la tête vers la fenêtre du cinquième étage pour vérifier si sa voix allait être entendue, pour guetter une silhouette derrière un rideau, pour surprendre un mouvement de vie ; il appelait d'une voix forte, un « OH ! », un prénom, un « OH ! », un « Putain » sur un ton plus bas, un « Putain » résigné, pour lui seul, avant de remonter sur le trottoir et de repartir. Trois fois par jour.

Au début.

Puis une fois seulement.

Les mardis et samedis ensuite. En allant au marché.

Puis plus rien.

L'autre restait seul dans son cinquième étage, à ne plus avoir personne à qui ne pas répondre. Il les avait tous épuisés les uns après les autres. Il avait usé les oreilles, inondé les épaules, fatigué les empathies.

Le temps entre chaque nouvelle tempête était de plus en plus court. Ces tempêtes cycliques, comme les cyclones de Floride, portaient étrangement les mêmes prénoms féminins ; la dernière en date s'appelait Lucie et avait arraché son cœur pour le déchiqueter quelque part là-haut dans les airs, avant de lui en jeter les piètres débris épars sur son visage ruiné.

Le cycle cataclysmique était lui-même immuable : il rencontrait une nouvelle étoile, elle était merveilleuse, extraordinaire, ils allaient s'aimer pour une vie entière et même davantage, il faisait tatouer son prénom sur sa cuisse, sa date de naissance sur le biceps sans muscle qui lui servait de bras, il écrivait des poèmes pour elle, des haïkus 

Muse, sans tes seins

Jamais je ne vivrai bien

La mer, bleue, loin, toi

il parlait d'elle comme les pales d'un moulin prises dans la tramontane, il faisait des peintures, que ses proches fixaient longuement avant de dire « C'est... conceptuel », il ne mangeait plus, ne dormait plus, il changeait ses croyances et passions, devenait selon : communiste, musulman, anarchiste, bouddhiste, capitaliste, végétarien, ufologiste, féministe, numismate, il s'habillait tour à tour en Hugo Boss, en sarouel, en moine Shaolin ou vivait nu, coiffé d'une toque de feutre des derviches tourneurs. Et il souriait, souriait, souriait.

Et puis c'était la chute.

Elle le quittait. Toujours. Alors il s'effondrait, envoyait un message, le même, à tout son répertoire :

« L'amour de ma vie, mon étoile, ma flamme, m'a quitté. Je veux mourir. Adieu. »

Il se jetait ensuite sur son canapé en cuir de buffle et se répandait en larmes et morve, qui giclaient de lui en tous sens, sans la moindre retenue ; il couinait comme un nouveau-né au sortir du ventre de sa mère après qu'on lui a tapoté le derrière ; il se laissait choir sur le parquet et, persuadé de s'être alors rompu un os, il en hurlait davantage, se tenant le bras, la jambe ou toute autre partie du corps en postillonnant « Je suis maudit ! » entre deux sanglots morveux, et jamais, jamais, il ne répondait aux appels, aux visites, il voulait que tous le croient aussi mort que lui se sentait mort, il voulait qu'ils s'inquiètent, qu'ils pensent à lui en s'inquiétant, alors quelqu'un l'aimerait, ne serait-ce qu'un instant, même dans l'inquiétude, même dans la pitié, quelqu'un l'aimerait ; il ne répondait à personne, il se traînait jusqu'à son lit où il s'allongeait nu, sur le côté, et il geignait les genoux remontés jusqu'à la gorge dans laquelle le mot « mourir » se noyait dans des hoquets glaireux.

                                                  *                                                  *

Don Corleone est né en Sicile, dans un village de montagne, en 1946. Comme le personnage dont je lui ai attribué le nom, il a quitté son île pour trouver une vie meilleure ailleurs, choix qu'il n'a pas véritablement fait puisque son père l'a fait pour lui, le collant dans la voiture de l'un de ses innombrables cousins à la fin d'une fête familiale, lui donnant un baluchon et une recommandation : « Fais la fierté de la famille, fils ». Don Corleone, qui se demandait alors en quoi il pouvait faire la fierté de la famille assis sur le siège arrière d'une voiture, s'est tout de même redressé et a tenu sa tête bien droite tandis que l'automobile quittait le village, puis la montagne, puis la région ; il a relâché sa nuque après 500 km, s'interrogeant soudainement sur la nature réelle de cette virée mais n'a obtenu aucune réponse de son cousin, taciturne comme seul un Sicilien sait l'être, et n'a compris qu'il avait été expédié en France pour travailler que lorsqu'il fut devant son nouvel employeur, qui ne parlait pas un mot d'italien, pas plus que Don Corleone ne parlait un mot de français. Il avait 14 ans.

De ses années en tant qu'apprenti, Don Corleone ne dit pas grand-chose. Hormis qu'il a très vite appris le français. Il ne parle pour ainsi dire jamais de la paillasse qui lui était réservée à la cave, du seul repas auquel il avait droit par jour, de ses horaires de travail – lever 4 h du matin, coucher 22 h, du lundi au... lundi – du mot « rital » qui était systématiquement précédé d'un « sale » ou d'un « saloperie de » ou toute autre variante permettant d'introduire des phrases annonçant la misère qui guettait la France lorsque ces vermines auraient une fois pour toutes remplacé les bons Français dans tous les postes disponibles, des bandes qui lui tombaient dessus régulièrement pour lui casser la gueule s'il s'aventurait dans la rue. Il dit simplement : « J'ai très vite appris le français. À parler sans accent. »

Bien des années de travail sans accent plus tard, Don Corleone est devenu artisan, a construit des maisons pour les autres, soignées, puis il s'est marié et a construit une maison pour lui, soignée. Mais la maison coûtait cher et il fallait beaucoup d'argent pour la payer. Don Corleone a cumulé les heures. L'une des sociétés qui l'employait a vaguement oublié de le déclarer ; elle a également vaguement oublié de mettre des barrières de sécurité sur ses échafaudages.

Don Corleone est tombé.

Alors que le médecin lui annonçait qu'il ne remarcherait plus jamais, sa femme a dit : « Mais comment il va gagner sa vie, alors ? » ; personne n'a jugé opportun de répondre à cette question, au contraire le médecin, visiblement braqué sur son sujet médical et tout à fait insensible aux interrogations métaphysiques de Madame, a poursuivi en annonçant que Don Corleone avait également perdu tout usage des parties privées de son anatomie. S'il est un langage qu'un Sicilien comprend, m'a dit un jour Don Corleone, c'est celui des mots qu'on bricole pour remplacer les mots gênants. Son épouse, en revanche, comme non concernée par cette histoire de « parties privées » n'a dans un premier temps eu aucune réaction, avant d'interrompre brutalement la conversation qui se déroulait cinq bonnes minutes plus tard en hurlant : « Attendez, mais je vais devoir le torcher aussi ?!? »

Madame Corleone est partie.

                                                  *                                                  *

Sur le mur du salon, le papier peint se décolle en grandes bandes depuis le plafond jusqu'à mi-hauteur ; les bandes se replient sur elles-mêmes et font des boucles qui ploient sur le sol dans une mise-en-plis misérable ; à l'extrémité de chaque bande, de multiples morceaux de Scotch sur lesquels des poils et des miettes se sont agglutinés oscillent dans l'air, persistance d'une quelconque tentative illusoire de faire tenir l'ensemble en sa place originelle.

La télé est allumée, elle est toujours allumée, au point que je me demande si elle ne reste pas allumée la nuit aussi, par principe, de même que je suppose que ce doit être le premier geste du matin : enfoncer le bouton de la télécommande pour allumer la télévision. Le son est coupé car Josiane fait des allers-retours dans la pièce, téléphone collé à l'oreille, ou plutôt des ronds, passant par le salon puis bifurquant dans le couloir pour se rendre à la cuisine, resurgissant derrière moi, une traversée du salon et direction le couloir.

J'attends.

Sous le meuble télé, un énorme cafard sort la tête chaque fois que Josiane s'échappe dans le couloir ; il tâte l'air de ses antennes, fait un tour sur lui-même et se lance dans une épopée d'un bon mètre, suivi par trois cafards beaucoup plus petits, puis les pas – et la voix – de Josiane arrivent de la cuisine et la famille cafard retourne sous le meuble télé, ils laissent passer un tour pour rien et recommencent leur tentative. Après quelque vingt essais, le gros cafard se poste à l'orée de l'étagère du bas et semble me fixer dans l'attente d'une coopération ; au-dessus de lui, sur l'écran, un évêque est en train de dire une messe, comme chaque fois que j'ai vu la télévision allumée, systématiquement branchée sur une énigmatique chaîne catholique diffusant H 24.

Tout à coup, Josiane fait irruption dans le salon et fait claquer son téléphone sur la table en le posant avec violence : « Ils comprennent rien ! De toute façon, je signerai pas les papiers ! »

Ils, ce sont pèle-mêle l'assistante sociale, la greffière, le juge aux affaires familiales, et sans doute un bon quart de l'humanité.

Lorsque Josiane est tombée sur Jacky, elle a tout de suite su que c'était le bon. Il était courtois et lui avait offert des fleurs, ce que personne n'avait jamais fait, ce que Josiane n'avait jamais osé rêver recevoir de personne. Jacky avait tenté d'embrasser Josiane, mais elle avait dit : « Non, pas avant le mariage, puis dans un murmure hésitant : si tu veux bien. » Jacky avait souri, un large sourire aux belles dents ; Josiane avait pleuré, de joie, ce qu'elle ignorait être possible.

Les visites de Jacky s'étaient alors espacées mais il avait beaucoup de travail, Josiane ne s'était pas inquiétée. Le mariage était prévu pour le mois de juillet, se disaient-ils lorsqu'ils se voyaient. Le 14 février, Jacky avait invité Josiane au cinéma, pour la Saint-Valentin. Le 14 février, il l'avait violée, dans sa voiture, derrière le cinéma. « Après le film, alors que j'avais encore des étoiles dans les yeux », disait Josiane.

La fille qu'elle a mise au monde neuf mois plus tard, Josiane n'a jamais voulu que qui que ce soit s'en occupe, hormis elle-même. Elle l'a chérie comme un joyau, a sué des heures de nuit en réception d'hôtel cumulées aux heures de jour comme auxiliaire de vie pour pouvoir rapporter de quoi vivre décemment à la maison – sans jamais que ce soit décent, hélas. Élever sa fille, seule, a été l'unique fierté de Josiane qui disait « J'ai pas de diplôme, j'ai pas de cerveau et on m'a volé mon honneur, mais j'ai de la fierté et du cœur ».

Or une chose abominable est arrivée : la fille de Josiane a grandi. La mère n'avait pas prévu ce terrible coup du sort, qui transforme un enfant fusionnel, obéissant, compréhensif, aimant et raisonnable en une furie égoïste, tyrannique, exigeante et inconséquente. 

La fille de Josiane a voulu un portable et un mp3 et elle voudrait un ordinateur désormais, c'est insoutenable à la maison cette histoire d'ordinateur, tous les jours le sujet revient, la houle de l'amertume avec, elle veut son ordinateur, toutes les copines en ont un, pourquoi elle n'en a pas, elle en a besoin pour étudier, elle le veut, elle le veut, elle le veut, elle ne mangera pas tant qu'elle n'aura pas son ordinateur, elle ne parlera plus à sa mère tant qu'elle n'aura pas son ordinateur, elle ne sortira pas de sa chambre tant qu'elle n'aura pas son ordinateur, elle s'en fout de l'argent, sa mère n'a qu'à trouver un autre travail, un vrai travail comme les mères de ses copines, elle en a marre d'avoir honte et de ne pas pouvoir recevoir ses amies chez elle, dans ce taudis de merde, mais ça encore elle s'en fout, elle veut un putain d'ordinateur c'est quand même pas compliqué putain, elle dit des gros mots si elle veut, sa mère n'a qu'à se bouger le cul pour en acheter un au lieu de s'acheter des mots fléchés niveau 1 à faire, non mais la honte en plus, niveau 1 t'es sérieuse, elle veut un ordinateur, elle veut un ordinateur ; elle a retrouvé son père, l'a rencontré et lui a demandé de lui acheter un ordinateur.

Jacky, découvrant qu'il avait un enfant et face à celle-ci lui a dit « Mais quelle salope, ta mère ! Elle a toujours été une salope ! » puis il est allé trouver un avocat et a demandé à un juge aux affaires familiales l'entente suivante : Je veux reconnaître ma fille et ensuite je lui paierai son ordinateur – c'est tout du moins ce que j'ai cru comprendre des explications de Josiane, pour le moins confuses car entrecoupées d'injures et de coups de poing donnés dans les meubles alentour ; quant au courrier qu'elle avait reçu et qui l'informait de cette proposition, impossible de le lire puisqu'elle avait « fait cramer cette saloperie après avoir enroulé des merdes de chiens dedans ».

Ainsi, dans son salon, Josiane fulmine et jure qu'elle ne signera rien qui donnerait un quelconque droit à cette ordure, tandis que je tente de lui dire que, sans signer quoi que ce soit, elle peut expliquer pourquoi elle refuse de signer, mais Josiane ne veut rien savoir, ne m'écoute pas, elle n'écoute plus personne, ses yeux ne sont plus là, elle répète en boucle : « Je vais trouver une solution, elle veut un ordinateur la pépette, je vais trouver une solution. »

                                                  *                                                  *

Finalement, Jonas était repassé.

Un mois plus tard, en allant travailler, il avait eu une idée, soudain, et était repassé.

Il avait sonné à l'interphone et, comme il s'y attendait, personne n'avait répondu. Il avait sorti une enveloppe toute prête de sa poche et l'avait glissée dans la boîte aux lettres. À l'intérieur, un morceau de papier sur lequel il avait griffonné : « Tiens mon vieux, si jamais... – Jonas n'avait pas su quoi mettre après "si jamais", alors il avait posé trois points de suspension, qui, avait-il pensé, seraient plus éloquents que lui – si jamais... cette dame sait y faire avec les mots. »

En dessous, un numéro de téléphone portable.

Le mien.

                                                  *                                                  *

Dans leur bac en plastique bleu immense, les deux tortues s'obstinent à se positionner face à une fente minuscule dans laquelle elles ne pourraient pas même glisser leur museau – si tant est que la proéminence nasale d'une tortue s'appelle réellement un museau – elles se figent devant cet ersatz de courant d'air des heures durant sans même gratter avec leurs pattes pour tenter un semblant d'évasion, ou se faire la courte échelle pour que l'une des comparses puisse fuir au sacrifice, tant pis, de l'autre, non ; elles se statufient là, micro-aperçu de la délivrance droit devant, et attendent que la liberté vienne à elles plutôt que d'aller conquérir cette dernière.

Les deux tortues se nomment Patience et Longueur de temps.

Don Corleone jette une feuille de salade dans le bac ; la terrible secousse provoquée par le gramme de batavia suscite la terreur chez les tortues, qui rentrent illico presto la tête dans leur carapace. « Comment vous les trouvez ? » me dit Don Corleone. Je sors la tête de ma propre carapace et tend le cou pour mieux observer les deux bestioles sur lesquelles j'ai autant d'opinion que sur un caillou et réponds : « Cool. » Don Corleone sourit, puis jette un dernier coup d'œil dans le bac et dit : « Longueur de temps vieillit, je crois » sans avoir la moindre idée de l'extraordinaire beauté de sa phrase, qu'il conclut sans le vouloir par un pet tonitruant suivi d'une quantité infinie d'excuses sur son impossibilité à gérer ses intestins.

Assis de part et d'autre de la table, nous attendons. 

Suite à son accident, Don Corleone doit être accompagné pour la quasi-totalité des gestes de la vie. Dès 6 h du matin, une infirmière vient le sortir de son lit et lui faire ses soins ; à 7 h 30, une aide à domicile vient faire sa toilette, le raser, l'habiller et lui préparer un petit-déjeuner ; 11 h, une autre pour le déjeuner ; 17 h 30 pour le dîner, ainsi qu'une infirmière le soir et une garde de nuit.

Don Corleone ne peut pas tenir un verre ou un couteau pour couper sa viande, mais en revanche il peut signer des papiers. Et aussi vrai que la meilleure huile d'olive du monde est faite en Sicile, personne dans toute la galaxie ne signe davantage de papiers que Don Corleone. Dès qu'un marchand-vendeur-démarcheur-preneur de rendez-vous passe chez lui, Don Corleone est fasciné par le produit qui lui est présenté, qu'importe ce qu'est le produit, et il faut moins d'un quart d'heure pour qu'il signe tout papier qu'on lui tend. Je viens ensuite et renvoie des liasses entières de bordereaux de rétractation pour une toiture assortie d'un crédit sur 20 ans – alors que la sienne est neuve – pour une piscine plus grande que son jardin, pour une antenne nouvelle génération visant à repousser les ondes cancérigènes des portables des voisins – le sien habitant à 12 km – pour une radio spécifiquement conçue afin de capter à tout moment un signal extraterrestre pour la modique somme de 4 800 euros payable sur 5 ans – somme expliquée par la matière de la radio, faite en « fibres animales électro-cardio-palpables » (?) – pour une paire de rollers (!), pour 23 (vingt-trois ?!?) matelas payables sur 10 ans, etc., etc., etc.

Mais cette fois-ci, Don Corleone a un plus gros souci encore : quelqu'un lui a dérobé de l'argent. Et pas qu'un peu : 1 500 euros, en liquide, dans son placard. Qu'est-ce que fait Don Corleone avec 1 500 euros en liquide dans son placard ? Il ne va à la banque qu'une fois par an car c'est une véritable expédition pour lui de sortir de sa maison ; il venait de retirer son argent et comptait le mettre dans sa cachette secrète l'après-midi même, or les euros ont disparu ; mais il sait qui les a pris ! Il ne les a laissés dans le placard que quelques heures et l'infirmière ce matin-là était tombée en panne de voiture et n'avait pas pu venir, donc il sait qui les a pris ! D'ailleurs, il va porter plainte, mais auparavant est-ce que moi je pourrais tenter de parler à cette personne, voleuse de l'argent, car il a une grande importance pour Don Corleone, il s'agit de son pécule pour toute l'année et il sait que s'il va porter plainte, il ne reverra pas l'argent, mais peut-être que si moi, j'essaie de parler à la personne...

Je proteste : je ne suis pas négociatrice et rien ne prouve que ce soit cette personne, mais Don Corleone insiste et dit « Attendez-la, vous me direz au moins ce que vous en pensez. S'il vous plaît. »

Nous attendons.

« C'est elle » dit Don Corleone, lorsque la sonnette retentit.

Je sens aussitôt une gêne incommensurable m'envelopper et je m'injurie intérieurement d'avoir accepté de rester ; ne sachant que faire de ma propre personne, j'attrape des feuilles et fais mine de me concentrer fortement sur leur contenu – en l'occurrence une superbe commande de trois caleçons fourrés chez Atlas Men. 

La porte s'ouvre, une voix chantonne « Bonjour ! » et je sens mes sourcils se froncer malgré moi, j'enfonce davantage la tête sur ma lecture des papiers ; la voix entre dans la pièce, va serrer la main de Don Corleone qui ne fait cas de rien, puis vient jusqu'à moi, qui relève enfin le bout de mon nez, la voix me dit bonjour, et putain, c'est Josiane.

Une seconde, c'est long.

En une seconde, je vois les yeux de Josiane, heureux, libérés, apaisés, j'y vois l'ordinateur de sa fille, tout neuf, auquel elle a dû faire une place spéciale sur le bureau qu'elle avait récupéré chez Emmaüs, je vois le sourire de sa fille, je vois le sourire de Josiane, qui s'efface en me reconnaissant ; en une seconde, je vois ses yeux qui basculent du bonheur au drame, du soulagement à la peur ; en me voyant, elle est terrifiée, elle a compris qu'il sait que l'argent a disparu et qu'il est à sa recherche, elle sait que je sais ; une seconde, c'est long, et ses yeux me supplient de me taire, j'y vois les bandes de papier peint décollées, les cafards, le parking derrière le cinéma ; c'est long, une seconde et je regarde Don Corleone, dont les yeux brillent à n'en plus pouvoir, on dirait une putain de supernova prête à exploser, ses yeux et son grand sourire qui illumine encore plus ce qui était déjà un soleil aveuglant, le tout rempli d'une seule chose : une phénoménale confiance en moi ; il attend ma sentence comme une parole mystique, tandis que je vois la paillasse, l'échafaudage, les coupures du rasoir qu'il ne peut même pas se faire lui-même sur ses joues et sa commande de trois caleçons fourrés qu'il n'a pas faite parce que son argent avait disparu.

C'est beaucoup trop long, une seconde, alors Josiane me tend la main, que je serre ; j'ouvre la bouche pour parler, sans avoir la moindre idée de ce qui va en sortir ; il en tombe un « Bonjour » mais je sens qu'on attend davantage de moi et, miracle, mon portable sonne – miracle, car je me jette sur mon téléphone en hurlant presque aux deux acteurs de ma dramaturgie du jour « OH PARDON, TÉLÉPHONE ! » ; ce serait mon fils qui m'appelle pour m'annoncer qu'il a le typhus que je m'en foutrais tant je cherche un prétexte pour sortir de cette situation inextricable ; un prétexte, n'importe lequel.

N'importe lequel, sauf ça.

« Allô ? me dit une voix en larmes à l'autre bout du fil. C'est bien vous qui avez les mots ? »

Plusieurs réponses me viennent :

- Dieu, c'est toi ?

- Sur une échelle de colle Uhu à héroïne, avec héroïne = 10, vous en êtes à combien environ ? 

Je réponds : « Peut-être... Vous êtes ?

— C'est Jonas qui m'a donné votre numéro. [sanglots lourds] Je suis allé jusqu'au pont, si vous me trouvez pas les mots, je me jette dans le Rhône ! »

Un frisson me parcourt le dos : la voix ne plaisantait pas.

Face à moi, Josiane et Don Corleone attendent toujours.

Derrière nous, les deux tortues ont émis un bruit.

Je ferme les yeux, j'inspire profondément. 

                                                  *                                                  *

25 décembre 2014

« Maman, raconte une de tes journées.

— Ce serait trop long, les choses sont souvent plus complexes qu'elles ne le semblent en apparence.

— Raconte sous les apparences alors ! »

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Trop de sang dans un corps.

Quand elle arrive, elle a sa tête des mauvais jours. Elle tient un paquet de feuilles dans la main, et dit : « Il y a beaucoup de cons en ce moment ».

Une fois assise, elle fixe le ciel sans dire un mot, sans lâcher ses feuilles, sur la première desquelles je devine quelques phrases imprimées. Sur le bras qui tient les feuilles, il y a une fine cicatrice, que le temps se refuse à faire totalement disparaître, de peur qu’il ne reste plus quiconque pour demander ce qui en est la cause.

Elle pose une feuille sur la table ; c’est un échange de mails. Elle dit : « C’est un journaliste ». Elle met le doigt sur un passage. « Là. »

Là, l’homme lui demande s’il pourra la prendre en photo pour l’article qu’il a écrit concernant son travail, car il n’a pas de photo d’elle ; elle change de sujet, trouve des prétextes pour refuser ; il insiste, il lui faut une photo pour illustrer son article. Il veut détendre l’atmosphère, faire un trait d’humour et écrit : « La photographie est une technique rapide et absolument indolore. »

« Vous avez vu ? Il a écrit “absolument indolore” en italique », dit-elle en fermant les yeux. Oui, j’ai vu.

Elle avait 8 ans lors du premier viol de son premier violeur. Premier violeur, parce que plus tard, il y en aura d’autres, dans d’autres circonstances. Premier viol, parce que ce violeur-là va continuer durant 3 ans, une fois par semaine, parfois deux. Elle dit qu’elle ne veut surtout pas compter ; elle dit qu’elle veut bien compter le nombre de bites qu’elle a cavalées de son plein gré, mais ça non. Et elle rit quand elle dit « bites » et « cavalées » ; elle rit, un peu.

Il — jamais elle ne lui donne de nom, elle dit qu’elle a oublié son nom et qu’elle ne veut jamais s’en souvenir — ne met que quelques semaines avant de mettre au point « le jeu ». Il fait déshabiller la petite fille qu’elle est alors, et lui fait prendre des poses. Ensuite, il la prend en photo en faisant des commentaires, en masturbant d’une main son sexe flétri. La petite obéit à tout, et surtout elle sourit, sinon les photos seront gâchées, il a suffisamment crié à ce sujet, elle a désormais bien compris. Elle sourit à l’objectif, à la voix qui lui susurre « Dis que tu as envie de moi », au pénis que ce pantalon finit tôt ou tard par vomir et qu’elle voit gonfler devant ses yeux en sachant ce qui l’attend ensuite ; à 8 ans, elle apprend à ne plus être là tout en souriant au monde ; l’appareil photo fait CLIC sur son minuscule corps nu qu’elle n’a pas le droit de cacher, « Mets les mains dans tes cheveux, ma puce, ne te cache pas » ; CLIC, ses entrailles se figent, CLIC, CLIC, CLIC ; il tourne la mollette entre deux photos et ça, en revanche, elle l’a compté : 2 secondes et demi, il y a 2 secondes et demi le temps de tourner la mollette entre deux mises à mort.

Il lui demande aussi son avis, quant à la qualité des clichés. Il étale sur le bois une trentaine de photos, de lui, d’elle nue, d’elle à ses pieds, « Laquelle préfères-tu ? Je la mettrai dans mon album. » Elle essaie toujours d’en trouver une où il y aurait le petit crucifix pendu au mur dessus, ne serait-ce qu’un bout sur la photo, pour qu’il puisse se sentir coupable, mais il prend la photo et lui demande de le masturber jusqu’à ce que son sperme recouvre tout le cliché, le petit Jésus compris.

« La photographie est une technique rapide et absolument indolore. »

Elle se gratte le dessus de la main gauche, près du pouce, prête à s’arracher la peau sans s’en apercevoir. « Qu’est-ce que vous voulez que je lui dise, hum ? Que je lui raconte tout ça ? Les gens n’ont pas la moindre idée de ce qu’est un viol. Oh, ils connaissent le mot, mais si vous leur racontez, ils trouvent ça choquant, sordide, indécent, déplacé. Le viol, ça se subit, et ensuite ça se tait, pour ne pas déranger. »

En soirée, il y a toujours quelqu’un qui veut prendre une photo. « Allez ! Une photo ! » lui dit-on avec enthousiasme, et pourquoi n’userait-on pas d’enthousiasme avec elle, alors qu’elle passe son temps à rire et plaisanter ?

Un week-end d’affaires, des photos. La famille, des photos. Il y a même eu ce pote, rentré ivre un soir, qui l’a prise en photo et lui a dit en déconnant : « Allez, maintenant je vais me branler dessus ! » Elle est restée figée, en crevant de l’intérieur.

Bien sûr, elle refuse. « Non, pas de photo ». Mais personne ne comprend, ce n’est que de l’orgueil mal placé tout ça : « Allez, fais pas ta chieuse, tu seras très bien sur la photo ! » « Moi aussi, je déteste qu’on me prenne en photo, je suis toujours horrible dessus, je supporte pas de me voir ! » « Fais pas la gueule, t’es pas un monstre ! »

Alors elle n’explique rien, elle ne dit rien, elle se tait comme elle s’est toujours tue. Au journaliste, elle n’a rien dit non plus, elle est allée faire la photo. Au début du rendez-vous, sur un ton enjoué il lui a dit : « Je sors l’appareil photo et je le pose sur la table, comme ça vous aurez le temps de vous y habituer ! » 

Elle allume une cigarette et chasse la fumée qui s’obstine à aller dans ses yeux. « Je me suis demandé si ce con était payé pour ses répliques, dit-elle. Quand l’article est sorti, il m’a envoyé un message : “Vous ne devinerez jamais ! Bien que vous ayez été réticente à l’exercice, j’ai été félicité pour… la photo !” » Elle allume une deuxième cigarette, oubliant qu’une première fume dans le cendrier. Je ne dis rien. 

La seconde cigarette finie, elle retrouve la première, qui s’était éteinte, et la rallume. « Ce n’est pas dit méchamment hein. Celui-là, un autre, une autre. Les gens ne disent jamais les choses méchamment. Il faut toujours leur pardonner parce que ce n’est pas volontaire. Ils ne savent pas, ils veulent rire, ils sont maladroits, ils oublient. »

Elle déplie l’une de ses feuilles et me la tend sans la regarder. « Ne lisez pas à haute voix, je ne veux plus l’entendre ». C’est une blague sur un statut Facebook, quelqu’un que je devine faire partie de ses contacts. Il y est question de sodomie, de pédophilie. Sur la capture d’écran, on devine aussi un grand nombre de likes, beaucoup ont rigolé. Le chiffre exact est illisible, la feuille a été arrachée trop vite de l’imprimante, l’encre a bavé.

Il était persuadé qu’en ne touchant pas son vagin, il ne pourrait jamais être accusé de viol. Alors il la sodomisait, pour “préserver ton oiseau fleuri”, lui disait-il. Tout ce sang qui coulait d’elle, elle espérait se vider une fois pour toutes et mourir là mais il y a trop de sang dans un corps de petite fille. Tout ce sang et toute cette merde aussi, comme si elle ne se sentait pas assez sale comme ça, tout son intérieur qui lui maculait les jambes après et qu’elle nettoyait toute seule, en mouillant ses doigts avec sa salive, c’est donc ça le goût de l’enfance.

En deux heures, elle a vieilli de cinquante ans, de cent ans devant moi ; son dos d’ordinaire bien droit, sa tête levée vers les nuages, tout s’est replié vers la poussière du sol ; ça fait un moment que le dos de sa main est en sang, à force de la gratter, et des plaques rouges sont apparues sur son cou et ses épaules. « D’habitude, je suis plus patiente, dit-elle, mais là, il y a quand même beaucoup de cons en ce moment. »

Ceux qui plaisantent, ceux qui ignorent, ceux qui savent mais qui oublient.

Tout à coup, elle éclate de rire. « J’en ai entendu des conneries, vous n’avez pas idée. De la part de gens qui ignoraient, bien sûr, mais de la part de gens qui savaient, surtout. De temps à autre, je les écris. » Elle me tend une autre feuille. Des bribes de phrase. Comme des citations de grands auteurs, avec leurs guillemets réglementaires, et un prénom à la suite.

« Tu t’es construite dans le malheur, je ne sais pas si tu serais intéressante dans le bonheur. »

« Tu en fais pas un peu beaucoup, avec cette histoire d’oppression masculine ? Les hommes souffrent autant que les femmes. »

« Tu sais, le sexe, ça n’est évident pour personne. »

« Ah oui, c’est vrai que t’aimes pas les photos, j’avais oublié. »

Elle me reprend la feuille et rit plus fort encore en relisant la dernière phrase. « J’avais oublié ! J’avais oublié ! » Elle rit tout en pleurant et en se mordant les lèvres, serrant la mâchoire. « Chaque jour, je le sens en moi. Chaque jour, je les sens en moi. Lui, les autres. Je vais les porter jusqu’à ma mort ; je vais porter leur goût, leur odeur, la forme de leur queue, le son de leur voix, le poids de leur corps sur le mien, la résonance de leurs coups sur mes os, le dégoût de leurs mains qui touchent ma peau ; je ne me laverai jamais suffisamment pour faire partir leurs traces ; oublier, j’aimerais tellement oublier, mais je ne sais que me souvenir. »

Elle reste un moment silencieuse, puis relève la tête et me dit : « Ou alors, c’est à ça que ça sert, de se confier ? À ce que les autres oublient à votre place ? À ce que les autres rient à votre place ? »

Elle regarde l’heure, reprend ses feuilles et les déchire soigneusement en morceaux, s’attache les cheveux, essuie ses larmes, prend une profonde inspiration et part. 

Dehors, alors que ses enfants la rejoignent, son dos est redevenu parfaitement droit, sa tête pointe vers le ciel, elle les accueille d’une plaisanterie qui les fait éclater de rire, et dans ses yeux il n’y a aucune trace des larmes dont elle vient de m’inonder. Seule sa main ensanglantée reste cachée dans la poche de sa veste. Elle dira qu’elle est tombée. Elle a l’habitude de cacher son sang.

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Combien de points pour mon pays ?

Il parle beaucoup, Ahmed. Dans les jardins, il est toujours là pour donner un conseil aux nouveaux, à ceux qui n'ont jamais fait de jardin avant, à celui qui se demande si ses courgettes sont bonnes à ramasser, s'il faut planter dans le sens du vent ou plutôt en travers. À ceux qui ne demandent aucun conseil, il en donne quand même, et il fait semblant de ne pas voir leur mine parfois exaspérée.

Il raconte sa vie, sa vie professionnelle uniquement. Jamais Ahmed n'a dit son âge, sa couleur préférée ou le prénom de l'un de ses amis, malgré l'incroyable nombre d'heures passées à parler. En revanche, chaque jardinier peut citer les quatorze différentes entreprises de transport dans lesquelles Ahmed a travaillé, les horaires intenables que lui faisait faire la sixième desdites entreprises ; chacun pourrait décrire la route Marseille-Lyon itinéraire bis et le moindre de ses virages, de jour comme de nuit, de même que le contenu des tupperwares qu'Ahmed mangeait en quatrième vitesse sur l'aire de repos de Montélimar-Nord, quand il faisait des trajets jusqu'en Espagne.

Ce matin, sa voix entre dans mon jardin avant ses pieds, dont le gauche traîne légèrement.

« Alors, ça va bien, tu as mis quoi là, des tomates, c'est des tomates-cerises, c'est bon ça, les tomates-cerises, j'en ai vu des tomates-cerises quand je travaillais avec les Lourjun, des palettes de 4 mètres de haut tous les jours, je sais pas qui mange autant de tomates-cerises, tu as pas sorti tes chaises aujourd'hui, ah si elles sont là, je les avais pas vues, je m'assois si tu permets c'est pour ma jambe, elle me tire aujourd'hui, ton persil il est trop touffu, il faut le tailler, si tu le tailles pas il va tout crever, c'est quoi comme fleurs ça, c'est des capucines, ah non c'est pas des capucines ça, les capucines c'est plus petit, tu sais qu'en Suisse, ils font des jardinières avec des fleurs, partout ils en mettent, quand je roulais pour les... »

J'enfonce ma bêche dans le sol et maintiens un rythme de deux hochements de tête toutes les dix-huit phrases environ ; j'ai depuis longtemps abandonné l'espoir de pouvoir en placer une.

Un quart d'heure, 3 m² bêchés et 54 822 phrases plus tard, mon portable sonne sur la chaise à côté d'Ahmed. Je regarde l'alerte Google que j'avais programmée : le sujet du brevet d'histoire est disponible. Périclès, les mutilés de 14, la décolonisation, la Révolution, les foyers de peuplement, le rayonnement de Paris, les valeurs de la République française, la Défense nationale. Je marmonne un « cool », et vais enfoncer mes mains dans la terre retournée pour en extraire les racines et quelques galets.

Ahmed interrompt un instant le monologue qu'il m'adressait pour interpeller mon voisin et lui expliquer que ses patates ne pousseront jamais : il les a plantées trop près des carottes, et si les carottes et les patates s'entendent bien dans l'assiette, elles ne se supportent pas dans la terre. Le voisin écoute un moment, mais finit par sortir le tuyau d'arrosage pour faire un bruit qui couvrira celui d'Ahmed. Qu'à cela ne tienne, celui-ci se retourne donc vers moi : « C'est fou : il veut pas me croire que les carottes et les patates, si ça s'entend bien dans l'assiette, ça s'entend pas bien dans la terre, ça il faut le savoir, ses patates elles vont pas pousser, il faudrait les décaler et les mettre vers ses poireaux, regarde, il a la place vers ses poireaux, avec les poireaux ça va bien la patate, encore c'est pas la bonne lune pour le poireau maintenant, mais là c'est la patate qu'il veut planter, pour la patate c'est bon, mais s'il attend trop, après c'est trop tard, à la lune montante... »

Sur la chaise, à côté de lui, mon portable sonne. Les deux mains couvertes de boue et de vers de terre, je décroche maladroitement et mets sur haut-parleur. L'Ado à l'autre bout est plutôt content de sa prestation au brevet d'histoire. Il m'énumère ses réponses dans un ordre totalement anarchique, oubliant sans conteste celles auxquelles il a répondu les pires horreurs, puis il me dit : « Pour la décolonisation, j'ai répondu n'importe quoi, je savais pas trop quoi dire. J'ai parlé un peu de l'Algérie, ça fera toujours quelques points. »

Je regarde Ahmed, qui regarde le portable. 

Je réponds à mon fils « Ok, à tout à l'heure, bravo, bisous » et écrase précipitamment tous les boutons du téléphone avec mes mains pleines de lombrics terreux.

J'attends.

L'éternité se compte en silence d'Ahmed.

Il continue à regarder le portable couvert de traces de terre, les mains jointes sur son ventre.

Enfin, sans me regarder mais en fixant les patates qui ne pousseront jamais du voisin, il me dit : « Ahmed, c'est pas mon vrai prénom. Moi, je m'appelle Larbi. Mais quand je viens ici, en 1952, ma mère elle me dit "Tu peux pas aller vivre en France, être français et dire tu t'appelles 'l'Arabe'", alors je change de prénom. »

Nouveau silence d'un siècle.

Puis, droit dans mes yeux : « Combien de points, la question de l'examen ? »

Je cherche la salive de ma bouche pour lui répondre « 5 sur 40 » ou pour lui dire « Pardon » ou « Décolonisation, mon cul », mais je n'ai le temps de rien, parce que le voisin aux patates impossibles arrive comme une furie contre la clôture, avec Rustica Hebdo dans la main gauche, ouvert sur une page illustrée d'un tableau d'accointances légumes-légumes, et une serfouette dans la main droite, avec laquelle il pointe la case pommes de terre-carottes qui donne BON, le tout en adressant à Ahmed des « Ah ! Et ça alors, ça se supporte pas ? Hein ? Hein ? », lequel Ahmed se lève en éclatant de rire et en répondant : « Si les livres m'avaient appris la vie, je serais déjà mort vingt fois. »

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